Réseaux de transport et capitales d’Europe centrale

Tout territoire national est plus ou moins gouverné par une capitale. Cette "influence" de la capitale sur un territoire, national ou international, mais aussi au sein d'un espace géographique donné peut être appréhendée par l'étude des réseaux de transport. Alors qu'à l'époque socialiste les réseaux de transport tendaient à optimiser la dépendance économique au sein des démocraties populaires et entre celles-ci et l'URSS, ils sont désormais le reflet du processus d'intégration à l'Union européenne (UE).


L'une des spécificités de cet ensemble géographique tient au nombre élevé de pays dépourvus d'accès maritime, qu'ils soient issus de l'URSS ou anciennes démocraties populaires. Ainsi, sur les huit pays qui ont adhéré à l'UE le 1er mai 2004, trois n'ont aucun débouché direct ni sur la mer Baltique, ni la mer Adriatique ou encore sur la mer Noire: la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie. Rappelons que dans l'UE à 15, seuls deux pays, le Luxembourg et l'Autriche, son dépourvus d'accès maritime. Cette donne pose la question du fonctionnement des réseaux de transport terrestre. Depuis sa création, l'UE cherche à faciliter la circulation des biens et des personnes, donc les conditions de distribution. Cela doit permettre de mettre en concurrence davantage de marchés de production et de consommation et, in fine, d'élever le niveau de vie de ses habitants.

Le récent élargissement de l'Europe, tout comme celui de 1995 qui intégrait la Suède, la Finlande et l'Autriche, s'effectue dans ses marges. Non seulement l'UE voit sa superficie s'agrandir, mais aussi le nombre de ses frontières: à eux seuls, les huit Etats issus du "bloc de l'Est" vont ajouter à l'espace communautaire près de 20 nouvelles frontières terrestres internationales (intérieures et extérieures[1]), contre 27 dans l'Europe des 15. La question de la fluidité des échanges par les réseaux dans l'espace communautaire élargi reste fortement liée à celle des franchissements de frontières à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Union. Si les frontières nationales peuvent aujourd'hui avoir un rôle structurant sur les flux, qu'en est-il de la place des capitales au sein des réseaux?

Des réseaux de transport terrestre hétérogènes

Si, en Europe de l'Ouest, réseaux ferroviaires et autoroutiers irriguent les territoires de façon plus ou moins parallèle, il n'en est pas du tout de même en Europe médiane. Les infrastructures ferroviaires y sont parmi les plus denses d'Europe. Les réseaux sont en effet fortement maillés, et bien moins hiérarchisés (en termes de capacité et de vitesse d'exploitation) qu'à l'Ouest, où les vitesses de circulation sont bien supérieures[2]. Le maillage ferroviaire de l'Europe centrale est d'autant plus dense qu'il concerne des régions spécialisées dans l'industrie lourde, comme celles de Košice en Slovaquie, Ostrava en République tchèque, ou sa voisine polonaise de Katowice[3]. En revanche, si quelques axes divergent depuis chacune des capitales nationales, il reste encore difficile de distinguer l'apparition d'un véritable réseau autoroutier, à l'échelle tant nationale que régionale.

Les réseaux de transport, pensés à la période socialiste pour un usage de longue distance en privilégiant le rail aux dépens de la route, n'ont pas été véritablement recomposés en termes d'infrastructures. Si le réseau routier et autoroutier s'étoffe et se ramifie, en revanche la longueur des réseaux ferroviaires n'a que très peu varié. La plupart des lignes désaffectées étaient des lignes à voie unique, dédiées aux trafics d'industries lourdes qui ont fait faillite dans les années 1990.

Depuis le milieu des années 1990, les principales réalisations routières et ferroviaires concernent les liaisons entre grandes villes et entre les capitales nationales, le long des corridors paneuropéens[4]. Pour le rail, cela consiste par exemple au doublement des voies ou à la modernisation des voies existantes afin d'élever les vitesses de circulation. En Pologne, des travaux sont en voie d'achèvement correspondant au corridor n°2 sur l'axe Berlin - Varsovie - Minsk[5].

Une "reconstruction" plus limitée qu'elle ne paraît

A la fin des années 1980, les Peco bénéficiaient d'infrastructures ferroviaires plutôt développées, mais d'une qualité médiocre. Si certaines lignes, très spécialisées, présentaient des caractéristiques techniques de pointe pour l'époque, le réseau d'infrastructures dans son ensemble restait en deçà des standards ouest-européens.

En termes de politique de transport, on peut considérer que la mobilité des voyageurs était considérée comme moins prioritaire que celle des marchandises, dès lors que l'exploitation du réseau ferroviaire était pensée essentiellement pour la circulation des trains de fret. Par ailleurs, ces derniers, à l'origine de flux particulièrement lourds, provoquaient une usure rapide des voies et, faute d'un entretien régulier, les trains de voyageurs devaient voir leurs vitesses d'exploitation réduites à celles des trains de marchandises… Enfin, le faible équipement des ménages en automobiles venait accentuer cette tendance. Rapidement après la disparition du CAEM, la chute des trafics de fret ferroviaire, en libérant des créneaux horaires, a rendu possible la mise en place de services interurbains de voyageurs.

Les principaux programmes d'infrastructures de transport, qui ont cherché à ne pas privilégier un mode de transport au détriment d'un autre, ont été réalisés ou lancés avec l'aide de fonds structurels européens ou d'autres organisations internationales de financement (Banque mondiale, Banque européenne de reconstruction et de développement, Banque européenne d'investissement, mais aussi programmes PHARE, TACIS et les fonds ISPA pour l'UE).

La desserte des capitales à l'origine du tracé des corridors paneuropéens

Des étapes importantes dans la définition d'une politique de transport commune aux Peco et à l'UE ont été franchies lors des deux conférences paneuropéennes des transports de 1991 et 1994: il s'est alors agi de rénover, ou de créer, un réseau d'infrastructures terrestres, tout en portant une attention particulière aux liaisons internationales. A l'issue de ces conférences, dix corridors paneuropéens furent définis, sur une base politique et non sur l'anticipation des besoins, ce que reflète le tracé de ces corridors: ainsi, chaque capitale des Peco (Balkans et CEI occidentale compris) devait être desservie par au moins un corridor. Sur la base de ce principe, chaque pays put ensuite décliner les corridors en "branches" à l'intérieur de ses frontières nationales.

Une fois le tracé des corridors validé, les gouvernements jouissaient d'une base de négociation auprès des instances internationales, voire même des principaux acteurs nationaux, pour justifier la réalisation d'infrastructures nouvelles[6]. Ainsi la recherche de conditions communes au développement d'un réseau européen fut limitée par la volonté des Etats candidats à l'adhésion de moderniser avant tout leurs réseaux nationaux. En effet, ces pays qui, au sortir de la période socialiste, présentaient des caractéristiques communes en termes d'équipements de transport, sont depuis en situation de concurrence mutuelle vis-à-vis des bailleurs internationaux, et notamment pour l'attraction des investissements directs étrangers (principalement de la sous-traitance qui exige une circulation fluide des marchandises). On peut considérer ainsi que ce repli national n'est pas du meilleur augure pour la constitution d'un espace européen de circulation unique.

Réseaux et flux: les trafics issus des changements économiques et politiques

Alors que l'Europe de l'Ouest connaît une relative stabilité en termes de circulation des flux, plutôt axés nord-sud, en Europe de l'Est l'orientation est-ouest a perduré depuis la chute du Mur.

En revanche, le sens des flux a, lui, changé: que ce soit en termes de flux de voyageurs ou de marchandises, le sens est-ouest avec l'UE s'est substitué au sens ouest-est avec l'URSS de la période socialiste. Ces flux sont essentiellement constitués de trafic "de voisinage", principalement avec l'Allemagne et l'Autriche. Cela signifie que les échanges s'effectuent en moyenne sur des distances plus courtes.

Si dans l'espace les trafics routiers de marchandises se font de plus en plus diffus, ceux du ferroviaire ont tendance à se massifier, notamment par la diminution relative des triages et la mise en place de trains directs.

Dans le domaine du trafic voyageurs, les compagnies ferroviaires ont développé les liaisons "Intercity", qui relient les capitales entre elles à la fois plus rapidement et dans de meilleures conditions de confort. Toutefois, une partie de la classe moyenne délaisse le mode ferroviaire au profit du transport automobile, alors que les classes supérieures ont tendance à opter pour le transport aérien, de plus en plus compétitif. Même si la fréquence des vols -le plus souvent quotidienne- constitue évidemment un atout, le trafic aérien reste toutefois bien inférieur aux prévisions les plus basses, sur un marché qui s'adresse somme toute à une clientèle d'affaires. Berlin, Varsovie, Prague, Vienne et Budapest disposaient en 2003 d'au moins deux liaisons quotidiennes directes. Des études ont montré qu'il existe une corrélation entre l'importance des échanges économiques entre pays, et la fréquence des services aériens[7]: les échanges à l'intérieur du groupe de Visegrad[8], par exemple, sont aujourd'hui inférieurs à ceux qu'entretiennent les Peco avec l'UE. Ceci est confirmé par l'observation de la mobilité aérienne, qui s'avère plus élevée entre Vienne ou Berlin et les autres capitales d'Europe centrale, qu'entre ces dernières.

Les territoires d'Europe centrale présentent une évolution qui consiste d'une part en un "éloignement" de l'ex-URSS, et d'autre part en la mise en place d'un rapprochement avec le modèle en œuvre en Europe occidentale: l'étude de l'évolution des réseaux confirme en effet l'émergence de formes de concentration de nouvelles activités dans les grandes villes et, en particulier, dans les capitales. D'une certaine manière, cette évolution révèle une situation paradoxale puisque, au cours de la période dite de transition et d'ouverture de ces pays, les réseaux ont effectué un mouvement de repli à l'échelle nationale.

 

* Antoine KUNTH  est doctorant au LATTS - ENPC.

 

[1] Les frontières terrestres de micro-Etats (Andorre, Liechtenstein, Monaco…) ne sont pas retenues dans le calcul.
[2] Dans les pays d'Europe centrale, les trains peuvent dépasser 120 km/h sur 20% seulement du réseau ferroviaire, contre 45% en Europe occidentale.
[3] Au sein de cette dernière, les chemins de fer transportent près de 60% du trafic total de marchandises de la région.
[4] Voir la présentation des corridors sur le site de l'Union Internationale des Chemins de fer (http://www.uic.asso.fr/d_eo/docs/brochure-corridors_en.doc). Sur la question des financements, voir M. Gaspard, "Réseaux de transport pour l'est de l'Europe", Le courrier des pays de l'Est, n°1029, octobre 2002.
[5] Voir carte sur:
http://www1.oecd.org/cem/online/infrastr03/corridormaps.htm.
[6] A. Kunth, "Chemins de fer en mutations dans l'Europe médiane", Le courrier des pays de l'Est, n°1029, octobre 2002, pp. 15-27.
[7] Report 2003, Airport Council International (ACI), janvier 2003.
[8] Depuis le 1er janvier 1993, le groupe de Visegrad compte quatre membres: la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie.