Le nouveau gouvernement Poutine est-il vraiment indépendant des oligarques ?

Le 9 mars dernier, à peine les noms de ses membres rendus publics, le gouvernement de M. Fradkov est apparu, passée la première surprise, comme une équipe resserrée autour d'un V. Poutine triomphant et indépendante des grands groupes oligarchiques. C'est du moins ainsi que les premiers articles de presse la présentaient.


Mikhail FradkovUne lecture, même superficielle, des biographies des nouveaux ministres et des directeurs d'agences - remplaçantes de certains ministères - montre que rien n'est plus faux. Mikhaïl Fradkov, lui-même, est en effet un proche de Piotr Aven, co-président de la holding Alfa qu'il a côtoyé au ministère des relations économiques extérieures (MVES) sous le gouvernement Gaïdar, tout comme vraisemblablement d'Anatoliy Tchubaïs, directeur de RAO-UES, l'EDF russe, faiseur de ministres et de présidents et qu'un journal, il y a quelques années, a qualifié de "principal oligarque russe". Le jour même en effet de l'annonce du nom du premier-ministre, le 1er mars, et alors que les analystes politiques, la presse et la plupart des députés russes se demandaient encore qui pouvait bien être cet inconnu que Poutine voulait placer à la tête du gouvernement, Tchubaïs saluait sa nomination en des termes on ne peut plus élogieux : "la Russie a peu d'experts de l'excellence et de l'expérience de M. Fradkov …".

Piotr Aven et Mikhaïl Fridman qui co-président le groupe Alfa sont également tous deux des compagnons de route d'A. Tchubaïs depuis au moins 1996, à l'époque où ce dernier était chef de l'administration présidentielle. Créée en 1988, contrôlée aujourd'hui à 89% par M. Fridman depuis les îles Vierges, la banque du groupe, l'Alfa bank, est l'ancienne banque des services secrets russes et aujourd'hui la première banque privée de Russie. C'est elle qui finance, entre autres, les frais de prospection de Gazprom, le monopole du gaz russe, principal bailleur de fonds de la campagne de Poutine et de son parti, Russie Unie. Après V. Surkov, numéro deux de l'administration présidentielle et conseiller de Poutine pour la politique intérieure, Fradkov est donc le deuxième haut fonctionnaire de la nouvelle équipe Poutine à avoir des liens avec le groupe Alfa. En cherchant encore, il apparaît également que le nouveau premier-ministre a autrefois également travaillé pour la société d'assurances Ingostrakh, tombée en 2002, après un mémorable scandale, entre les mains de la holding BasEl d'O. Deripaska, le beau-fils de Boris Eltsine, propriétaire du groupe d'aluminium RusAl, numéro deux mondial de l'aluminium, et connu, entre autres, pour avoir organisé avec … A. Tchubaïs toujours la faillite de l'usine d'aluminium de Novokuznets afin de la racheter pour une bouchée de pain.

Le nouveau ministre des chemins de fer, quant à lui, Igor Levitin, n'est autre qu'un ancien général des Troupes de chemin de fer reconverti dans les affaires et devenu vice directeur de Severstaltrans, société de transport par rail de pétrole brut appartenant au conglomérat offshore Severstal, le plus grand producteur d'acier à capitaux privés russe (il possède aussi l'entreprise sidérurgique américaine US Rouge Industries de Détroit), mais qui ne cesse de s'étendre aussi dans les mines, les ports, l'automobile (UAZ). Or, (est-ce un hasard ?), Severstal appartient à Alexey Mordashov, que … Tchubaïs, toujours lui, a un jour qualifié de "son élève le plus brillant". Mordashov comme Tchubaïs sont parmi les membres les plus influents de l'Union des industriels et des entrepreneurs (RSPP) où Mordashov dirige d'ailleurs le groupe de réflexion sur l'adhésion de la Russie à l'OMC.

Nominations des directeurs des agences fédérales

L'annonce, le 13 mars, de la nomination des directeurs des agences fédérales, a été l'occasion de nouvelles surprises : le directeur de la nouvelle Agence fédérale de l'Energie, que l'on peut imaginer stratégique à cause du poids des hydrocarbures dans les exportations, n'est autre que S. Oganesian, l'ancien vice-président de Rosneft, le 7ème pétrolier russe. Rosneft, holding publique présidée par Serguey Bogdanchikov, est dans les faits contrôlée par la Mezhprombank de V. Pougatchev, vieil allié de V. Ivanov et d'I. Setchin, les deux adjoints de D. Medvedev, le secrétaire général du Kremlin. Les trois hommes sont d'anciens officiers supérieurs du KGB. Rosneft est lié à Gazprom dans de nombreux projets de prospection (joint venture Sevmorneftegaz, par exemple) et au groupe Interros/Norilsk Nikel (4% du PIB russe) de V. Potanin, l'oligarque le plus puissant de Russie, ancien élève des écoles du KGB, et l'un des principaux financiers de l'Eglise orthodoxe russe avec Pougatchev. Potanin fait lui aussi partie du cercle rapproché d'A. Tchubaïs et serait plutôt en cour auprès de Poutine. En tout cas il l'accompagnait lors de son voyage à Paris en février 2003 où il a inauguré aux Invalides en sa présence l'exposition "Quand la Russie parlait français…".

Autre surprise un peu en marge de la nomination du gouvernement, celle du colonel-général Yuri Zaostrovtsev, l'ancien chef adjoint du FSB en charge du contre-espionnage économique, au poste de premier vice-président de la Vneshekonombank, la banque du commerce extérieur russe qui gère donc, en partie, l'argent des exportations d'hydrocarbures, mais aussi des exportations d'armes.

Ces hommes et ces groupes - Pougatchev/Mezhprombank/Rosneft, Zaostrovtsev, V. Ivanov et l'ancien ministre de l'Intérieur, B. Gryzlov, aujourd'hui président de la Douma - n'ont jamais cessé sous Poutine de s'activer dans l'ombre. Ce sont eux, en effet, qui ont, en vain, en décembre 2002 tenté de s'opposer à la vente aux compagnies pétrolières Sibneft (R. Abramovitch) et TNK (du groupe Alfa de M. Fridman) des parts de l'Etat dans la compagnie pétrolière Slavneft (la 9ème du pays), eux encore qui avec l'aide de Stanislav Belkovskiy, un consultant politique travaillant pour Bogdanchikov, et de son Conseil pour la stratégie nationale, ont vraisemblablement lancé l'affaire Yukos le 26 mai 2003 et ne cessent de faire pression pour évincer Tchubaïs de son poste de CEO de RAO-UES. Déjà le 1er novembre 2003 le FSB a perquisitionné une division régionale du géant de l'électricité.

En définitive, ce gouvernement offre donc, tout comme le précédent, l'image d'un équilibre entre clans politico-affairistes et oligarques. Mais cette fois, il s'agit d'un équilibre pleinement voulu par le président et qui indique très clairement qu'elle sera sa politique économique et étrangère. Les groupes Alfa/TNK-BP, Interros, Gazprom, RusAl, Rosneft sont toujours là aux côtés du nouveau venu, Severstal. Les hommes aussi : Pougatchev, Deripaska, Bogdanchikov, tandis que Potanin confirme sa puissance, que Mordashov affirme la sienne, tout comme le FSB/KGB qui, loin de prendre le pouvoir en tant qu'institution, confirme plutôt son rôle de formidable vivier d'hommes entre les mains du président et … de tremplin vers le monde des affaires ! Seuls, jusqu'à preuve du contraire, manquent à l'appel Yukos et Sibneft disparus avec Voloshin et Kasianov. Quant à Tchubaïs, il montre qu'il n'a rien perdu de son influence. Son clan, celui des libéraux de St-Pétersbourg, c'est à dire l'ancienne équipe d'A. Sobchak d'où est issu Poutine, est toujours largement présent en filigrane. Alors qu'il dirigeait déjà RAO-UES grâce à Tchubaïs, Poutine lui a également offert Gazprom, en 2001, en nommant A. Miller CEO de l'entreprise. Quelques mois plus tard, en juin 2002, une autre personnalité du clan, Dmitri Medvedev, chef adjoint de l'administration présidentielle, était nommé président du conseil d'administration de Gazprom. Il est aujourd'hui secrétaire général du Kremlin et siège toujours à Gazprom qualifié récemment par Poutine de "base de développement de l'économie russe".

Enfin, la dissolution surprise du gouvernement Kasianov peut être interprétée comme une volonté de la part de Poutine d'écarter, avant les élections, un homme qui gênait la mise en place de ce nouvel équilibre. Poutine savait en effet que son principal ennemi aux présidentielles n'était pas un autre candidat, mais l'abstention qui, si elle venait à dépasser les 50% de participation aurait provoqué, selon la loi, l'invalidation de l'élection, faisant par contre coup de Kasianov le président en exercice (art. 92.2 et 92.3 de la constitution), tout en lui laissant 3 mois pour organiser de nouvelles élections et remodeler les alliances. En faisant disparaître Kasianov et en plaçant à la tête du gouvernement, avant même l'élection, un homme issu de son camp, Poutine, le 14 mars, ne courait plus de risques même en cas de mauvaise surprise.

* Cyrille GLOAGUEN est en poste à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII)

 

 

Vignette : Mikhail Fradkov , kremlin.ru (CC BY 4.0)