La «colonie perdue» d’Abkhazie

Surplombant la gare de Soukhoumi, bâtiment désaffecté, inutilisé depuis longtemps et envahi par une végétation subtropicale sauvage et luxuriante, un ensemble de bâtiments aux façades criblées de trous d’obus, aux toits défoncés et aux fenêtres arrachées abrite environ 300 singes, retenus dans quelques cages rouillées. Ce sont les ultimes acteurs et témoins d’un glorieux passé, maintenant décomposé.


photo d'un singe en cageA lui seul, cet édifice, que les habitants de Soukhoumi appellent désormais le « sanctuaire des singes » symbolise tragiquement la splendeur déchue d’un passé illustre que les bombardements de 1992 et dix-sept ans d’indépendance ont réduit à néant. C’était autrefois l’Institut de Pathologie et de Thérapie expérimentales, le centre de recherches sur les primates le plus ancien au monde.

Un passé sulfureux …

La légende raconte que l’Institut, ouvert en 1927, faisait partie d’un plan secret soviétique: il s’agissait d’y créer un « homme-singe », un « superman soviétique », qui aurait dû propulser l’URSS loin devant les Occidentaux. De nombreux textes apocryphes ont répandu l’idée, dans la presse russe de l’époque, que l’élite dirigeante souhaitait créer un « prototype d’ouvrier, doté d’une force surhumaine mais dépourvu d’intelligence, capable de mener à bien les travaux pharaoniques d’industrialisation des vastes étendues et territoires nouvellement soviétisés ». Les scientifiques admettent aujourd’hui que des recherches ont bien été entreprises en vue de croiser l’espèce humaine avec celle des singes. Mais ils réfutent l’hypothèse d’un plan de création d’une nouvelle espèce, à mi-chemin entre l’homme et le singe.

Les premières expériences ont été réalisées par Ilya Ivanov, éminent biologiste russe qui a également étroitement collaboré avec l'institut Pasteur de Paris. Au début du 20e, il avait acquis une réputation internationale pour avoir été parmi les premiers à mettre au point une méthode d’insémination artificielle des juments. Il est également connu pour ses travaux sur la création d’hybrides du zèbre et de l’ânesse, du bison et de la vache domestique, de l’antilope et de la vache, du rat et de la souris et de bien autres espèces animales encore. A cette époque, l’eugénisme était relativement « en vogue » en Europe. Les comités d’éthique ne s’étaient pas encore emparés du problème et les Soviétiques avaient pour ambition de prouver, une fois pour toutes, que le Darwinisme avait supplanté la religion.

Vladimir Barkaïa, qui a commencé sa carrière à l’Institut en 1961, et qui en est maintenant le directeur scientifique, explique que le professeur Ivanov avait débuté ses recherches en 1926, à l’Institut expérimental de Kindia, en Guinée alors colonie française. Pour ce faire, il avait reçu l’autorisation de l’Institut Pasteur auprès duquel il travaillait depuis 1924. Il fera plusieurs tentatives, toutes infructueuses, d’insémination de femelles chimpanzés avec du sperme humain. Il est quasiment établi maintenant qu’Ivanov avait sérieusement envisagé de procéder à des expériences sur les êtres humains mais il s’est heurté à la résistance des autorités coloniales françaises ainsi qu’au refus des femmes guinéennes qu’il avait approchées pour tenter l’expérience inverse.

Ilya Ivanov poursuivra ses expériences à son arrivée à l’Institut nouvellement créé de Soukhoumi. Vladimir Barkaïa, lui, nie que la procédure d’insémination d’une femme avec du sperme de chimpanzé ait été entreprise, bien qu’apparemment les archives, récemment dévoilées, fassent état de lettres de volontaires, des deux sexes, pour participer à de telles expériences.

Les luttes intestines qui ont émaillé la vie politique de l’Union soviétique auront pour conséquence la mise en cause de nombreux chercheurs de l’Institut de Soukhoumi. En décembre 1930, le professeur Ivanov est arrêté, condamné à cinq ans d’exil à Alma Ata, où il travaille d’abord au profit de l’Institut kazakh de zoologie, avant de mourir, deux ans plus tard, d’une attaque cérébrale.

… avant la gloire mondiale

Passée l’époque «de folie visionnaire» d’Ivanov, l’Institut s’est transformé en un centre de recherches dont la renommée n’a cessé de grandir au fil du temps et des découvertes et avancées scientifiques. Le travail de cet Institut a été essentiel dans la création d'un vaccin soviétique conte la poliomyélite, et ses scientifiques ont mené des recherches sur les principales maladies du 20e siècle.

C’est avec l’arrivée du professeur Boris Lapine, au début des années 1950, que la curiosité autour de ce centre de recherches commence à croître à travers le monde. Douglas Bowden, un primatologue américain qui a coopéré avec l’Institut de Soukhoumi puis avec le centre d’Adler, explique qu’à l’époque du Spoutnik « les Occidentaux étaient curieux de savoir ce que les Soviétiques avaient réalisé en matière scientifique et technologique ». Une commission d’experts présidée par le médecin personnel du président américain de l’époque, Dwight Eisenhower, se rend sur place en 1957. Fortement impressionnée par l’avancement des recherches et les résultats obtenus, cette commission recommande l’établissement d’un Institut américain similaire. Au total, ce seront sept instituts qui seront ainsi créés par les Américains.

L’aventure spatiale a constitué pour ce centre une occasion unique. C’est là, en effet, que l’équipe du professeur Lapine s’est attelée à la délicate tâche de sélectionner et d’entraîner six singes destinés à être envoyés dans l’espace.

Un spectacle de désolation 

Ravagé, comme la plus grande partie de la province, durant la guerre civile du début des années 1990, le Centre présente aujourd’hui un triste spectacle de désolation et de décrépitude. L’odeur putride des déjections prend immédiatement à la gorge et les hurlements rauques des singes font penser aux cris de détresse d’enfants maltraités. Cage après cage, le spectacle est le même: des singes aux yeux hagards, se battant pour quelques mandarines, quelques quignons de pain, tournant en rond dans leurs enclos…

Le Centre, qui abritait plusieurs milliers de babouins et de macaques, possédait également un millier de singes qui vivaient en liberté dans une réserve spécialement aménagée dans les montagnes du sud de la province. Quand la guerre a éclaté, beaucoup sont morts tandis que d’autres, profitant des brèches causées par les bombardements, se sont échappés, inscrivant cette fuite dans l’histoire comme «la plus grande évasion de masse de primates jamais réalisée»; certains, les plus jeunes, ont été enlevés par les militaires qui en ont fait de «surréalistes mascottes régimentaires». Violeta Agrba, directrice intérimaire durant la guerre, estime que « certains de ces singes sont encore vivants mais, traumatisés à jamais, ils fuient désormais tout contact avec l’espèce humaine »[1].


La colonie perdue @ d’Astrid Bussink

Pour les primates, comme pour les Abkhazes, le temps semble s’être arrêté il y a quinze ans. Tous se sont retrouvés projetés dans les limbes et l’oubli, au milieu de nulle part. L’ancien directeur de l’Institut, Boris Lapine, qui était à sa tête depuis 1959, a fui les combats de 1992 et s’est replié sur Adler, une ville de Russie proche de Krasnodar, avec une grande partie des personnels et des singes. Aujourd’hui âgé de 87 ans, il dirige l’Institut d’Adler et confie volontiers sa fierté d’avoir pu, en partant quasiment de zéro, recréer un centre de recherches comparable à celui de Soukhoumi. Au rang des souvenirs emportés avec lui en Russie, et qui ornent les murs de son bureau, les photos de ses visiteurs illustres, de Nikita Khrouchtchev à Ho Chi Minh.

Les Abkhazes s’accrochent désespérément au souvenir de ce prestigieux institut et à l’espoir de jours meilleurs. Pour Tamaz Koubrava, l’actuel directeur administratif, « l’État abkhaze actuellement en création ne peut exister sans science et instituts de recherche »[2]. Pour survivre, le Centre a dû se résoudre à s’ouvrir au public: pour deux dollars l’entrée, il est maintenant possible de le visiter. Tamaz Koubrava, avec ses chercheurs et ses employés, ne se résigne pas et se bat pour la restauration de la gloire et de la fierté d’antan d’un centre devenu pour beaucoup le symbole du triste et inexorable délabrement de leur pays.

Une lueur d’espoir pour l’avenir ?

Aujourd'hui, le personnel qui a refusé de partir pendant la guerre tente de redonner vie à la recherche médicale. Un scientifique allemand, qui a travaillé avec l'Institut avant la guerre, lui fait parvenir régulièrement des médicaments et du matériel. Mais les meilleurs employés sont pour la plupart partis avec Boris Lapine vers Adler. Malgré tout, le professeur Vladimir Barkaïa demeure optimiste: il vient de recevoir une proposition de coopération avec un laboratoire pharmaceutique de Saint-Pétersbourg qui a développé un médicament contre la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). Après l’avoir été testé sur des chiens et des chevaux, ce laboratoire a besoin d’une expérimentation sur les singes et envisage de faire appel à l’Institut abkhaze.

La préparation d’une modeste conférence internationale, organisée à Soukhoumi en 2007, à l’occasion du 80e anniversaire de l’Institut et les tentatives désespérées du personnel afin de restaurer ce dernier viennent de faire l’objet d’un documentaire, intitulé La colonie perdue[3]. Sa réalisatrice, la Néerlandaise Astrid Bussink, ayant vaguement entendu parler d’archives du KGB récemment rendues publiques qui évoquaient des expériences de croisement entre humains et singes, quelque part en Russie, a décidé d’enquêter. Et c’est ainsi qu’elle a découvert que le « quelque part en Russie » s’avérait être l’Institut de Pathologie et Thérapie expérimentales de Soukhoumi. Pour elle, cet Institut symbolise « le combat de ce minuscule pays, inconnu et ignoré du grand public, pour son droit à l’existence, et illustre sa volonté et son espoir de survie »[4].

Le film d’Astrid Bussink livre une note d’espoir. Elle attache ses pas à ceux d’un habitant de Soukhoumi, le gardien de l’Institut qui, toutes les deux ou trois semaines, se rend dans les bois avoisinants pour y déposer le peu de nourriture qu’il a réussi à mettre de côté. Avec l’espoir fou, chevillé au corps, de voir revenir un jour les singes qui ont fait la fierté d’une époque révolue.

Qui sait si, dans le regard de cet homme et ceux de ses protégés, quand ils se posent sur la mer Noire qui scintille, au loin, en contrebas, ne passe pas l’image fugitive d’un rêve ? Celui d’une vie meilleure pour tous, synonyme d’un monde un peu plus « humain » pour les singes et un peu moins « bestial » pour les hommes.

[1] http://www.independent.co.uk/news/science/stalins-space-monkeys-808978.html 
[2] http://www.latimes.com/news/nationworld/world/la-fg-monkeys12apr12,1,5534086.story?track=rss
[3] De Verloren Kolonie (titre original). Sélection officielle du Festival international du documentaire « Hot Docs 2008 », du 32e Festival international du film de Rotterdam, du Festival international du documentaire de Thessalonique, du Festival international du film de Rhodes et du Festival européen du film indépendant.
[4] http://www.lostcolony.nl

photo : Astrid Bussink