L’Ukraine, nouvel asile européen

Chaque jour, des réfugiés interceptés en Pologne, Hongrie et Slovaquie sont niés dans leurs droits de demander l'asile en Europe et renvoyés avec d'autres migrants vers l'Ukraine en vertu d'accords de réadmission. Contraires à la Convention de Genève de 1951, ces refoulements sont en passe d'être légalisés par la Directive procédure, laquelle pourrait faire de l'Ukraine, malgré les graves dysfonctionnements de son système d'asile, le 1er laboratoire de l'externalisation hors de l'Union de la gestion des demandeurs d'asile.


Elle est réfugiée, sans papiers et vit dans la précarité. Cependant, Tomara refuse obstinément de se plaindre de son sort. "On est mieux ici," explique-t-elle, à la terrasse d'un café viennois. "Je me sens libre, les Russes ne nous menacent pas". Pourtant, cette Tchétchène alerte de trente ans, son époux et les neuf membres de leurs familles évitent, autant que possible, de s'éloigner du foyer qu'ils occupent, non loin de la capitale autrichienne. Les 60 euros que chacun touche au titre de demandeur d’asile, depuis octobre 2006, n’autorisent pas de dépenses superflues. Surtout, ils sont fatigués: Ils ont assez vécu de péripéties, depuis leur fuite de Grozny fin 2005, pour ne plus vouloir risquer de vivre la moindre mésaventure. Leur présence en Europe, ils la doivent à la révolte rageuse qu'ils ont opposée à des policiers slovaques lorsque, après quatre tentatives de traversée de la frontière ukrainienne et deux longs séjours en détention, les deux familles étaient sommées de regagner l’ex-république soviétique. "Finalement, explique Tomara, "ils nous ont laissé demander l'asile, mais nous sommes allés en Autriche", où 81,8% des demandeurs d'asile tchétchènes étaient reconnus en 2006.
Rares, pourtant, sont les clandestins en provenance d'Ukraine à qui on autorise l'accès à une procédure d’asile en Slovaquie. Comme la Pologne et la Hongrie, ce pays les y renvoient de façon expéditive si ils sont soupçonnés d’y avoir transité. Un mécanisme qui relève d’accords bilatéraux de réadmission conclus en 2004 entre l'Ukraine et ses voisins alors que ceux-ci faisaient leurs entrées dans l'Union. Dans une enquête menée sur place Human Rights Watch[1] témoigne: "On retrouve dans les personnes susceptibles d'être renvoyées, des demandeurs d'asile pour qui le niveau de protection n'a pas été évalué".

Les accords passés avec l’Union européenne

Qu'ils soient bilatéraux ou communautaires, les accords de réadmission avec un pays tiers s’inscrivent dans une vaste stratégie de l’Union en matière de lutte contre l’immigration clandestine convenue lors des Conseils européens de Tampere (1999) et de Séville (juin 2002). A ce jour, cinq accords ont été conclus par l'UE, mais beaucoup d'autres sont en cours de négociation, notamment avec ses voisins d’Afrique du nord. Cependant, hormis celui que la Russie a ratifié en janvier 2007, aucun n’énonce clairement qu'il exclut les demandeurs d'asile de son champ d'application. En ne rendant pas obligatoire l’examen scrupuleux des besoins de chaque personne, ces accords bilatéraux, bien qu'ils appellent les parties au respect de la Convention de Genève de 1951, favorisent la violation de l'un de ses principes fondamentaux, celui de non refoulement. Aucun Etat, commande-t-il, ne refoulera un réfugié dans un pays où sa vie et sa liberté peuvent être menacées. Or, dans certains cas, ces renvois expéditifs vers l’Ukraine, signataire de la Convention de Genève depuis 1996, constituent une grave entorse à la Convention.

Parallèlement, sur l'asile, l'accord de réadmission entre l'UE et la Russie ne se singularise pas des autres. Toutefois la Commission et le Conseil y ont ajouté une déclaration formelle commune répondant aux inquiétudes exprimées par la Commission des libertés civiles du Parlement Européen quant à de possibles atteintes aux droits fondamentaux lors des réadmissions, notamment à celui des réfugiés. Ils y reconnaissent les "manquements" aux droits de l'homme en Russie et s'engagent à surveiller "très étroitement" leur promotion, dans l'application de l'accord de réadmission: ils en excluent explicitement les demandeurs d’asile et réaffirment qu'aux frontières des Etats membres, le principe de non refoulement sera respecté. Des députés se sont, pour autant, indignés du fait qu'aucun mécanisme de contrôle actif n'a été pensé pour assurer que la procédure de réadmission accélérée respectera ces principes. Pour autant, une telle déclaration est inédite et constitue une avancée substantielle. Elle n'a certes aucune valeur juridique, admet Mme Esteves, membre de la commission parlementaire: "Mais, si lui sont signalées des entorses graves à la Convention de Genève, le Parlement peut rappeler la Commission et le Conseil à leurs engagements, ce qui peut entraîner des pressions sur la Russie."[2] 

Demandeurs d’asile en Ukraine

La plupart des migrants qui franchissent la frontière européenne de l’Ukraine jettent leur passeport pour ne pas être identifiés. Ce qui leur vaut, une fois interceptés, d'être détenus dans un de ces camps construits le long de la frontière européenne. "Une détention peut durer jusqu'à six mois" témoigne Oleksandr Sergueïev, avocat à Pavchina, un centre de détention près de la Slovaquie. "Et il n'y a que deux façons d'en sortir… Demander l'asile ou être déporté!" . Qu'ils soient Indiens, Pakistanais, Egyptiens, Palestiniens, Syriens, "tous finissent par demander l'asile", poursuit-il avant d'ajouter: "Aucun règlement officiel ne refuse à tel ou tel ressortissant l'accès à une procédure d'asile, mais certains sont l'objet de consignes officieuses." A propos des Chinois et Afghans, il est catégorique: une fois identifiés avec l'aide de leurs ambassades, ils sont envoyés à Kiev et déportés aux frais de celles-ci, qu'ils soient demandeurs d'asile ou non. Quant aux Tchétchènes, un sort identique attend la plupart d'entre eux. A ceci près que "leur déportation peut se faire en un jour","la procédure d'expulsion" n'étant "pas prévue dans leur cas", précise Sergueïev: "Les Tchétchènes sont en général considérés comme des terroristes. Il est interdit, officieusement, de les reconnaître comme réfugiés". Alerté maintes fois par des ONG locales, l'UNHCR[3] à Kiev décidait fin 2005 de mener son enquête. Elle conclut ainsi: "Tant que les autorités russes sont coopératives dans la réadmission des Tchétchènes, les décisions d’expulsion sont prises assez rapidement, souvent avant même que les Tchétchènes aient l’opportunité d’entamer une procédure de demande d’asile." Certes, il est des cas, rares, où des Tchétchènes parviennent à entamer une procédure d'asile. "A condition", relève cependant l'avocat, "que les gardes frontières ne s'y opposent pas et qu'ils l'expriment clairement", ce qui n'est pas une évidence car "la majorité ignore que ce droit existe." A-t-on du reste, des chances d'obtenir le statut en Ukraine ?
Alors qu'il s'élevait auparavant à près de 50%, le taux de reconnaissance du statut de réfugié y chutait à 1% au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, à la faveur d'une réforme de la loi durcissant les critères d'attribution. Il n'a pas, depuis, dépassé ce pourcentage. "Nous n'avons pas assez de moyens pour traiter les 2000 demandes d’asile annuel et les services d’immigration ne sont pas professionnalisés," se justifie Sergueï Zlavitch, responsable du département d'Etat chargé de l'immigration et des réfugiés, avant d'évoquer les nombreux réfugiés irakiens déboutés: "La guerre civile n’est pas une raison pour obtenir une protection puisqu’il n’existe pas d’asile temporaire en Ukraine." De l'avis d'ONG locales et de l'UNHCR, l'efficacité du système d'asile ukrainien bute sur la mauvaise implantation de la loi sur les réfugiés, dont ils reconnaissent, toutefois, les efforts d'adaptation aux standards internationaux de la Convention de Genève. "Comment distinguer un réfugié d’un migrant économique? La plupart des services d’immigration n’en savent rien!" regrette Natalia Doulnieva membre d'une association d’aide juridique pour réfugiés, basée à Lviv[4]. "Dans les services d'immigration" poursuit-elle, "ils ignorent comment enquêter sur les réfugiés, mais aussi les conflits en cours, la législation sur l'asile, les langues." Elle conclut: "L’influence de l’Europe forteresse est mauvaise pour l’Ukraine. Notre police, nos garde-frontières, le service d’immigration nous disent: Voyez! L’Europe non plus ne veut pas ces migrants...! Pourquoi devrions-nous les accueillir?"

L’asile sous-traité

Ce climat est d'autant plus problématique que l’Ukraine est amenée à récupérer, outre les réfugiés renvoyés par ses voisins européens, ceux ayant enregistré une demande d’asile dans un Etat membre. En effet, la Directive procédure adoptée en décembre 2005, à l'encontre de laquelle le Parlement européen avait émis de "sérieuses réserves", permet à chaque membre de l'Union de juger "irrecevable" la demande d’asile d’un réfugié ayant "un lien de connexion" avec un "pays tiers sûr". Le texte ne précise pas la nature de cette "connexion", favorisant une large appréciation de ce terme. "Il peut s'agir"estime l'association Forum réfugié[5] "d'un pays où la personne a fait une 1ère demande d'asile, un pays qu'elle a simplement traversé ou, pourquoi pas, où vit un membre de sa famille". Quant à la notion de "pays tiers sûr", la Commission laisse la liberté à chaque Etat membre d'en dresser sa propre liste, alors qu'aucun critère dûment établi ne permet dans la directive de les qualifier comme tels. Les pays de transit, voisins de l’Europe, sont ici directement concernés. Et en 1er lieu l'Ukraine. D'une part, l'Union a signé avec ce pays un accord de réadmission qui doit entrer en vigueur en décembre 2008. D'autre part, avec la Biélorussie et la Moldavie, l'Ukraine a été choisie pour être le théâtre d'expérimentation à partir de l'automne 2006 des Programmes de Protection Régionaux (PPR), censés renforcer le contrôle des flux migratoires et élever des migrations les capacités de protection existantes. Ce transfert de responsabilité n'est-il pas cependant prématuré? Quelle garantie a-t-on que l'Ukraine, par exemple, ne continue pas de renvoyer des demandeurs d'asile vers leurs pays d'origine au mépris des risques d'atteinte à leurs droits fondamentaux, sinon à leurs vies? L'externalisation de la gestion des réfugiés hors de l'Union, dont certains Etats membres se sont si souvent scandalisés de l'idée, commence à trouver les voies de sa réalisation.

[1] Le rapport de octobre 2006 de Human Rights Watch, intitulé «En marge, Ukraine: violation des droits des migrants et des chercheurs d'asile sur la nouvelle frontière Est de l'Union Européenne».
[2] Cette déclaration est d'autant plus exceptionnelle qu'elle accompagne un accord relevant de la politique étrangère, domaine exclusif de la Commission et du Conseil. Elle est emblématique de l'influence grandissante du Parlement dans la politique menée par l'exécutif européen. Le passage à la procédure de co-décision rend contraignant désormais son avis dans la législation sur l'asile (depuis décembre 2005), de la lutte contre l'immigration clandestine, du droit pénal.
[3] Agence des Nations Unies pour les Réfugiés
[4] Human rights have no Borders
[5] www.forumrefugies.org

* Chakri BELAID est journaliste indépendant