«La crise du système Poutine est proche»

Entretien avec Ilya Boudraïtskis, leader du mouvement trotskiste russe «Vpered»


Invité par le Centre d’Art contemporain Luigi Pecci de la ville toscane de Prato, à l’occasion de l’exposition Nostalgie progressive, à laquelle il participe en tant qu’auteur, Ilya Boudraïtskis s'est ensuite rendu à Paris, puis à Rostok, en Allemagne, afin de participer aux préparatifs des manifestations altermondialistes qui s’y sont déroulées en marge du G8. Depuis 2005, ce jeune moscovite de 26 ans, enseignant et historien, anime le mouvement politique Vpered [1], inspiré par la branche trotskiste du marxisme. Sans manifester aucun regret pour le 90e anniversaire de la Révolution d’Octobre que la Russie ne fêtera pas cette année, cet enfant des années Eltsine explique pourquoi, à son avis, ces idées ont encore un avenir en Russie.

Quel souvenir gardez-vous de l’année 1991 ?

Ilya Boudraïtskis : En août 1991, j’avais dix ans, j’étais à la campagne. Ma grand-mère a allumé la radio pour écouter les nouvelles tôt le matin et, au lieu des chansons généralement diffusées à cette heure, ce n’était pas comme d’habitude, une voix a annoncé que c’était la fin du régime. Ma grand-mère avait l’air très nerveuse, je ne comprenais pas de quoi il s’agissait. «Quelle horreur tout s’écroule!», répétait-elle. Là-dessus, la voisine est arrivée, en s’écriant: «C’est formidable! Enfin tout va rentrer dans l’ordre!» Pendant ce temps, mes parents, qui étaient à Moscou, participaient à la défense de la Maison Blanche. Trois jours durant, ils sont allés défendre la démocratie. Quand tout a été fini, ils sont venus me chercher. A Moscou, il y avait une atmosphère joyeuse, des drapeaux de la Russie partout. Les gens se mettaient à chanter. J’aimais beaucoup cette ambiance, une atmosphère de fête. Mais, un an après les événements, mon père, qui était ingénieur, a perdu son emploi. C’était une année de forte dépression économique.

Le mouvement que vous représentez, «Vpered», est un mouvement trotskiste. Comment le définissez-vous ?

«Vpered» est un mouvement qui est jeune, il existe depuis deux ans. Il ne regroupe pour le moment que quelques dizaines de militants, à Moscou, Saint-Pétersbourg, Samara, Saratov, Iaroslavl. C’est un mouvement proche des idées de Trotski, issu du bolchevisme et organisé dans la tradition du marxisme. Cette tradition est internationaliste mais, pour nous, il s’agit aussi d’une tradition héritée de notre histoire nationale, liée à l’expérience historique de l’URSS. Il y a des gens qui ont pleuré la disparition de l’URSS: la restauration du capitalisme a produit une très forte impression. Cependant, aucune figure n’a été et n’est plus calomniée aujourd’hui que Trotski. La propagande soviétique s’était spécialisée dans la différenciation entre le stalinisme et le trotskisme; en répétant que le trotskisme était opportunisme, traîtrise, etc., la nouvelle propagande russe a repris ce thème – parce que ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui sont les mêmes qui, hier, traitaient les trotskistes d’opportunistes.

Quelle représentation de Trotski la Russie a-t-elle aujourd’hui ?

La pensée contemporaine est sous l’influence de la propagande de masse diffusée par la télévision russe. Par exemple, il y a deux mois, sur Rossia, la principale chaîne du pouvoir, on a montré un film intitulé «Lev Trotski et les secrets de la Révolution», fabriqué sous l’aile de Nikita Mikhalkov. En gros, on y disait que si Lénine était un espion allemand, Trotski était, lui, un espion américain; que ces données seraient restées longtemps inconnues et que les documents auraient été découverts récemment. Selon ce documentaire, Trotski a travaillé toute sa vie au service des Américains. Bien sûr, ce film a suscité, du fait de son point de vue polémique et complètement absurde, des débats dans le pays. Mais cette chaîne est regardée par des millions de gens et, évidemment, qu’on le veuille ou non, cet élément constitue une forme de propagande qui touche les gens, surtout ceux qui, après quinze ans de développement du capitalisme, se sont systématiquement désaccoutumés de la lecture, de la réflexion, et se conduisent comme si tout se passait le mieux du monde. De façon générale, les années de restauration du capitalisme ont été marquées par un abrutissement de la population, les gens lisent dix fois moins aujourd’hui que dans les années 1980. Le niveau d’éducation de la population a massivement régressé. Pour cette raison, il n’y a pas beaucoup de place pour la vérité historique. Ceci constitue pourtant une grande partie de mon travail. J’ai récemment collaboré à un recueil d’articles de Trotski, tiré à 4.000 exemplaires; une modeste contribution à l’établissement de la vérité historique. D’ailleurs, il est étonnant de constater que, depuis les années 1990, on publie, plus ou moins, toujours ses écrits.

Le marxisme n’est-il pas une idéologie du passé, dans la Russie actuelle ?

Pas si l’on tient compte du fait que la précédente génération possède des références politiques à la fois communes et différentes de la mienne. Ma grand-mère et d’autres gens âgés ont une compréhension plus simple du présent, qu’il s’agisse de l’économie, de la démocratie ou du patriotisme. Ils réfléchissent avec les catégories simples du dogmatisme de l’époque soviétique. Bien sûr, les gens n’étaient pas persuadés du bien-fondé du communisme, ils avaient au moins une nette désapprobation de son application, mais beaucoup croyaient au marxisme. Aujourd’hui, ils se sont mis à croire à la démocratie. Mais, pour moi, le marxisme est important dans la Russie d’aujourd’hui parce qu’il se dresse contre le dogmatisme de la pensée et de la conscience, contre la stigmatisation.

Quels sont les liens du mouvement «Vpered» avec l’opposition représentée par Mikhail Kassianov et le parti Autre Russie ?

Politiquement, nous sommes liés, si l’on veut, par le fait que nous sommes dans l’opposition. Mais il faut se poser une question: à quoi s’oppose ce mouvement, Autre Russie ? Qui le compose? Quel est son programme? Jusqu’où va la sincérité de son discours à l’égard du mouvement socialiste et son désir de protester? Je crains que cette opposition n’ait aucun principe. Il y a encore quelques années, certains de ses membres, comme Mikhaïl Kassianov, se trouvaient au cœur même du régime Eltsine puis du régime Poutine. Ces gens ont soutenu les réformes, parce qu’il était politiquement dans leur intérêt de les soutenir, pour assurer leur continuité, en négligeant le système politique qui s’est mis en place ces dernières années. Pour cette raison, je ne suis pas sûr qu’on puisse leur faire totalement confiance. Par ailleurs, je ne suis pas d’accord avec leur idéologie très libérale, comme celle d’Andreï Illarionov, un conseiller du Président Poutine. D’un côté, tous ces gens sont assimilés à des opposants militants pour la démocratie, des adversaires de la dictature mais, d’un autre côté, ils sont à l’origine de la conception des réformes économiques engagées par l’État. Par exemple, A. Illarionov critique V.Poutine pour sa position trop «socialiste»; pour lui, les plus récentes privatisations en Russie sont insuffisantes et le gouvernement, comme par le passé, n’est pas prêt à se poser la question de la responsabilité sociale. Ces gens disent que le régime de Poutine fait des choses positives, au niveau économique, mais pas assez rapidement. Ils mentent quand ils affirment que la liberté économique est la condition première de la démocratie. C’est le principal point sur lequel on peut les contredire. Pour conduire des réformes radicales en économie, il faut un certain nombre de conditions essentielles, comme la liberté de réunion, la liberté des syndicats, le respect du droit de grève, sinon le régime devient encore plus dur.

Quelles difficultés rencontrez-vous dans vos activités de militant?

La première difficulté, c’est le peu de liberté politique de notre société. Il est très difficile de conduire des piquets de grève, d’organiser des réunions publiques. Nous ne vivons pas dans une dictature, mais la situation est telle que, certes, la liberté politique existe d’un point de vue formel mais, simultanément, beaucoup de choses sont impossibles. En pratique, la calomnie, les arrangements informels sont autorisés. Il y a aussi la surveillance du FSB, qui lit le courrier, met les militants sur écoute téléphonique, bien que les organes ne me semblent finalement pas si puissants. C’est une structure qui fait intégralement partie du gouvernement actuel, qui se conduit de façon agressive, en réaction à sa faiblesse. Même si l’appareil policier grandit en Russie et se fait de plus en plus actif, il n’est pas efficace.

L’année dernière, deux mois avant le sommet du G8 à Saint-Pétersbourg, une opération sans précédent a été conduite dans le pays dont le but était de dresser la liste complète des opposants provinciaux potentiels, afin de leur interdire l’accès à Saint-Pétersbourg. En banlieue, il y avait des gens qui voulaient se rendre de Saint-Pétersbourg. On leur a suggéré de ne rien en faire. Je connais quelqu’un qui a été abordé par un agent: «Tu n’y vas pas!». Mon ami a répondu: «J’irai!» Quelques jours plus tard, le même agent est revenu le voir en lui demandant de signer un papier déclarant qu’il s’engageait à ne pas aller à Saint-Pétersbourg. Il a de nouveau refusé, puis a acheté un billet de train. Des gens se sont approchés de lui pour lui proposer: «Soit on prend le billet et tu ne vas nulle part, soit on attend avec toi le temps que tu te le fasses rembourser». Mon ami n’est allé nulle part. J’ai un autre ami de Moscou qui a pris le train pour se rendre à Saint-Pétersbourg. Dans le compartiment, des hommes sont venus s’asseoir pour discuter avec lui. Ils lui ont tenu compagnie pendant trois heures. Sitôt le train arrivé à Saint-Pétersbourg, ils ont appelé la police locale pour dire qu’il avait insulté des policiers. On l’a emmené au poste et il a passé cinq jours en prison. Ce genre de pratique et de gens me fait peur… Le système est absolument dissuasif. Et pas un officier du FSB n’est de bonne foi.

A quoi ressemble aujourd’hui la classe ouvrière russe?

Elle est très variée. Les années 1990 ont été catastrophiques pour elle. La classe ouvrière soviétique a perdu plus de 50% de ses effectifs. Les gens ont perdu leur travail, leurs qualifications, leurs avantages de classe, leur spécialisation était tout à coup désuète; il fallait faire autre chose. Ils ont perdu confiance en eux. Les années 1990 ont été marquées par une forte mobilité et une forte instabilité pour les ouvriers. Mais aujourd’hui, de plus en plus de nouvelles usines ouvrent, qui recrutent des jeunes gens qui n’étaient pas ouvriers dans les années 1990. C’est notamment le cas dans l’automobile avec des usines comme Ford et Toyota près de Saint-Pétersbourg, Renault à Moscou, General Motors à Togliatti. Elles embauchent des jeunes gens, attirés par les salaires proposés. On écrit partout que les ventes et le chiffre d’affaires augmentent mais le salaire des employés, lui, n’augmente pas. Chez Ford, la production a doublé depuis l’ouverture de l’usine en 2002 mais les ouvriers ne touchent aucun pourcentage sur les résultats de l’entreprise. Depuis peu, les gens commencent à se poser des questions. En février dernier, les ouvriers de Ford se sont mis en grève pendant 24 heures. Cette grève a constitué un événement important. Elle a montré que les gens ne resteraient pas les bras croisés et qu’il était possible de faire pression pour améliorer non seulement les salaires, mais aussi les conditions de travail. Ford a perdu 4 millions de dollars en une seule journée. Les salariés ont obtenu environ 10% d’augmentation de salaire et un avancement plus rapide pour les jeunes employés. Cette grève a eu un impact psychologique positif sur la classe ouvrière dans tout le pays. Ford a été un centre d’expérimentation, la grève a été très médiatisée. En mars, un syndicat a vu le jour à l’usine Renault de Moscou et, un peu partout, surtout dans le secteur automobile, des syndicats alternatifs s’organisent.

De quelle marge de manœuvre disposent ces jeunes mouvements syndicaux?

Ces nouveaux syndicats dits «alternatifs» sont de plus en plus dynamiques dans l’intensification des luttes. BKT [2] s’est implanté chez Ford, Renault, Avtovaz, et dans d’autres entreprises extérieures au secteur automobile. A l’échelle de la Russie, ce n’est pas un très gros syndicat puisqu’il regroupe environ 1,5 million de personnes. Il y a eu une vague de liberté syndicale dans les années 1980-1990 et de construction d’organisations qui ont soutenu le courant démocrate, représenté par B.Eltsine mais elles se sont effondrées avec les vagues de privatisations successives. Aujourd’hui, les idées de gauche refont surface, peu à peu. Mais, pour le moment, la FNPR [3], héritière de l’ancienne confédération soviétique, regroupe encore la totalité des syndicats. Sa particularité est de bénéficier d’un patrimoine évalué à plus d’un milliard de dollars. Elle possède des biens immobiliers à travers tout le pays, des hôtels, des sanatoriums. Mais elle dépend entièrement de l’État et reste dirigée par des fonctionnaires. Elle n’a pas de repères qui correspondent au monde d’aujourd’hui et fonctionne sur des bases anciennes. A l’époque soviétique, le syndicat jouait le rôle d’un centre de services sociaux et d’organisateur de loisirs. Cela n’est pas ce que l’on en attend aujourd’hui. En outre, son fonctionnement économique et la sincérité de sa dynamique syndicale sont douteuses. Quelle que soit la teneur du conflit, elle se trouve du côté des dirigeants, comme elle l’a toujours fait. Le licenciement de 1.000 ou 2.000 employés n’est pas un problème. Chez Ford, une employée qui avait eu des démêlés avec la FNPR a été licenciée sans autre forme de procès!

Le système Poutine a-t-il un avenir après l’élection présidentielle de 2008?

Poutine a déclaré qu’il ne se représenterait pas pour un troisième mandat et la Constitution le lui interdit. Pourtant la possibilité qu’il se représente existe, même si elle est très faible. Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire confiance à ce gouvernement. Partout, on entend parler du danger du terrorisme, de la montée de l’extrémisme. Dans ces circonstances, on a tendance à oublier l’existence de la Constitution. Une petite partie de l’élite demande un troisième mandat pour Poutine. Aujourd’hui, toutes les discussions portent sur deux personnages qui font partie du proche entourage de Poutine, Sergueï Ivanov et Dmitri Medvedev, mais rien ne dit qu’un troisième candidat potentiel ne sera pas désigné à la dernière minute. Selon les sondages, au moins 30% des électeurs sont prêts à voter pour le successeur que désignera V.Poutine, dans quelques mois. Pour le moment, les candidatures officielles ne sont pas annoncées, et elles ne seront probablement pas connues avant longtemps. Mais je crois que le système politique qui prévaut actuellement en Russie s’achemine vers une crise, qui éclatera tôt ou tard, peut-être dans 3 ou 4 ans. Ce sera une crise intérieure très conflictuelle, et les changements politiques seront très importants. Il ne s’agira pas d’une révolution mais d’un grippement de la machine de l’État. Tout le système Poutine repose sur un compromis extrême entre l’énorme groupe des individus de la bureaucratie étatique et celui des hommes qui sont entrés au service de l’État comme les oligarques Roman Abramovitch ou Vladimir Potanine par exemple et qui, contre la garantie de mener leurs affaires comme ils l’entendent, se sont engagés à ne pas se mêler de celles du gouvernement. Mais la frontière entre ces hommes et la bureaucratie n’est pas claire. Concrètement, l’appareil d’État est entre les mains de quelques personnes proches de l’entourage du Président. Rien ne justifie leur présence à la tête de la gestion de l’État et des grandes entreprises étatiques, si ce n’est le fait qu’ils ont étudié avec V.Poutine à l’école du KGB. Que font-ils avec l’argent public? Leur gestion n’est pas du tout transparente, leurs activités au sein des entreprises ne sont pas claires. Prenons l’exemple de Gazprom. Comment travaille-t-on à l’intérieur de ce monopole? On sait que chaque année, Gazprom bénéficie d’un énorme crédit bancaire garanti par l’État russe. Comment cet argent est-il dépensé? Où va-t-il? Le système que légitime l’État aujourd’hui ne peut pas perdurer ainsi très longtemps. Premier signe de son affaiblissement: les gens qui sont installés dans les instances dirigeantes souhaitent voir Poutine rester à la tête de l’État pour conserver leurs sièges, au mépris du reste, de l’intégration de la Russie à l’OMC, des bonnes relations de la Russie avec les États-Unis et l’Union européenne, de la stabilité de l’État… Cette situation ne peut pas durer indéfiniment.

[1] «En avant», www.vpered.ru
[2] Confédération du Travail de Toute la Russie.
[3] Fédération des syndicats indépendants de Russie, héritière de l’ancienne confédération soviétique.