Énième avatar des tumultueuses relations russo-géorgiennes, la crise des « espions russes », en septembre 2006, est venue braquer un peu plus les projecteurs sur cette partie du monde où, tant au niveau national que régional, gouvernements et organisations semblent engagés dans une lutte pour le pouvoir et la sécurité énergétique.
Autrefois traversé par la Route de la soie, à la croisée de routes commerciales nord-sud et est-ouest, le Caucase du sud qui, depuis quelques années, a retrouvé sa vocation de couloir où convergent les ressources énergétiques de l’Asie centrale, cristallise sur un espace relativement restreint la rivalité qui oppose monde occidental et Russie dans leur volonté de positionnement géostratégique et géopolitique dans la région.
Des acteurs nombreux et imbriqués
Au niveau national, les acteurs sud-caucasiens sont au nombre de trois (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) qui partagent un triste point commun: les «conflits gelés». Celui du Haut-Karabakh (entre Arménie et Azerbaïdjan) et ceux des provinces sécessionnistes d’Ossétie du sud et d’Abkhazie pour la Géorgie. Il en découle un climat politique délétère et un développement économique lourdement handicapé, si ce n’est en panne.
Autres acteurs, les puissances régionales comme la Turquie et l’Iran, dont le poids n’est pas négligeable, et les grandes puissances mondiales comme la Chine, les États-Unis, la Russie et l’Union européenne (UE).
Tous ces acteurs sont étroitement imbriqués dans un patchwork d’organisations régionales: Black Sea Economic Cooperation (BSEC, Coopération économique du bassin de la mer Noire), Black Sea Force (BLACKSEAFOR, Force de la mer Noire), Caspian Sea Force (CASFOR, Force de la mer Caspienne), l’organisation Géorgie-Ukraine-Azerbaïdjan-Moldavie (GUAM) et la Collective Security Treaty Organization (CSTO, Organisation du traité de sécurité collective de la Communauté des États indépendants), ou internationales, Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et Union européenne (UE).
Par le biais de participations croisées dans ces organisations (voir le schéma), les trois pays du Caucase du sud siègent simultanément et côte à côte dans le cadre du Partenariat pour la paix de l’OTAN (NATO PfP) et celui de la Black Sea Economic Cooperation (BSEC). Seule l’Arménie siège dans le cadre de la Collective Security Treaty Organization (CSTO).
Sécurité énergétique
Le problème de la sécurité énergétique est prioritaire sur l’agenda international des États-Unis, de l’UE et de l’OTAN. Les pays de l’UE importent actuellement 50% de leurs besoins énergétiques, part qui devrait passer à 70% d’ici 2030. Un quart des besoins de l’UE provient de Russie et les prévisions font état de 40% d’ici 20 ans. Conscientes de cette dépendance croissante, les autorités européennes ont, à l’occasion de la crise entre Moscou et Kiev de décembre 2005, acquis la certitude que la Russie n’hésitera pas à utiliser son géant gazier, Gazprom, comme «un puissant outil d’influence politique et économique sur le reste du monde», ainsi que l’affirmait Vladimir Poutine en juin 2003.
Plus que la présence de ressources énergétiques -des trois pays, l’Azerbaïdjan est le seul qui produise du gaz et du pétrole-, c’est leur acheminement qui confère une importance géopolitique certaine au Caucase du sud. La stabilité politique de la région est un élément vital pour l’acheminement ininterrompu des ressources énergétiques. Les experts estiment que les réserves de cette région représentent 3 à 4% des réserves mondiales de pétrole et 4 à 6% des réserves de gaz. En soi, ce n’est pas considérable mais, du fait des incertitudes sur la fiabilité des approvisionnements en provenance du Golfe arabo-persique, voire de Russie, l’acheminement des ressources énergétiques de la Caspienne et d’Asie centrale -Kazakhstan et Turkménistan- acquiert de plus en plus d’importance et son contrôle constitue un enjeu majeur.
Cet enjeu géopolitique est également lié à la politique menée par les principaux pays importateurs occidentaux en vue de réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Cette réduction passe par la construction d’«autoroutes énergétiques alternatives» échappant au contrôle de Moscou. D’où la réalisation de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (BTE) entre Azerbaïdjan, Géorgie et Turquie, la mise en chantier du projet Atasu-Alashankou entre Chine et Kazakhstan ou le lancement des études pour le projet Nabucco (Roumanie, Hongrie et Autriche). Ainsi, le «double corridor énergétique» -BTC et BTE- concrétise le rapprochement de la région de la mer Caspienne avec l’UE, rapprochement qui s’est accéléré sensiblement depuis l’inclusion du Caucase du sud, en juin 2004, dans la Politique de nouveau voisinage définie par l’UE, et l’ouverture des négociations relatives à l’entrée de la Turquie dans l’Europe.
La résolution des conflits gelés
Afin de faciliter ses investissements dans le secteur énergétique et pour préserver ses intérêts stratégiques, Washington souhaite la stabilité du Caucase du sud et, de ce fait, milite pour une résolution des conflits du Haut-Karabakh et des régions géorgiennes séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du sud.
Les objectifs sont clairement affichés de part et d’autre. Les occidentaux veulent jouer un rôle majeur dans le Caucase du sud. La Russie, consciente qu’il n’y a, à terme, aucune autre solution que le retrait, se sert habilement des conflits gelés, comme d’un frein, pour retarder, voire dissuader, les investissements occidentaux et, par voie de conséquence, compliquer l’intégration de la Géorgie au sein de l’OTAN. Tant que les puissances et les organisations internationales ne parviendront pas à un consensus ou à une coexistence pacifique, les tensions ne s’apaiseront pas et continueront à pénaliser le développement économique des pays du Caucase du sud.
En ce qui concerne le conflit du Haut-Karabakh, le problème est similaire à celui de la Géorgie. Les principaux acteurs -Russie, Etats-Unis, UE et OSCE- proclament régulièrement leur volonté de parvenir à un compromis. Mais, pour l’instant, seuls les États-Unis semblent réellement désireux de mettre fin à ce conflit et ne ménagent pas leurs efforts. Plus que l’UE, ils semblent disposer des moyens militaires, politiques et économiques nécessaires et suffisants pour influer sur les protagonistes arméniens et azerbaïdjanais. Mais, comme pour la Géorgie, la solution passe par une coopération effective de -et avec- l’acteur incontournable qu’est la Russie.
Forces armées et sécurité énergétique
Il est difficile de parler de sécurité énergétique sans évoquer les forces armées nationales ou les alliances militaires. Depuis l’irruption de la menace terroriste sur la scène internationale, la plupart des forces armées nationales ou alliances militaires existantes sont au centre des routes de transport et d’acheminement des ressources énergétiques. Au sein du GUAM, les tensions entre, d’un côté, Géorgie et Moldavie, et de l’autre, Russie, ont conduit les responsables de cette dernière à rechercher des solutions alternatives. En particulier auprès de l’Azerbaïdjan qui, en tant que pays producteur et de transit des productions gazières et pétrolières d’Asie centrale, joue un rôle crucial. Depuis le changement d’orientation politique survenu en Ukraine avec le retour aux affaires d’une équipe plus «favorable» à Moscou que par le passé, les plans de sécurité énergétique du GUAM semblent devoir être relégués au second plan.
Les forces armées russes sont actuellement en charge de la sécurité des moyens de production tels que les plates-formes off-shore. Au sein de la CSTO, dirigée et dominée par Moscou, la sécurité énergétique est devenue une question de premier plan. C’est ainsi que le Centre antiterroriste de la CEI a été engagé dans un exercice de sécurité qui s’est déroulé, en 2006, dans une centrale nucléaire arménienne. Il ne serait pas surprenant de voir, dans un proche avenir, la CSTO prendre de plus en plus de responsabilités en matière de sécurité énergétique. Les forces régionales maritimes telles que la Black Sea Force et la Caspian Sea Force pourraient être utilisées dans le cadre d’opérations dans -et autour de- la zone caucasienne.
Une chose est certaine: les occidentaux sont déjà directement et militairement impliqués dans la sécurité énergétique de la région. Des officiers turcs, en liaison avec leurs homologues géorgiens et azerbaïdjanais, participent régulièrement à des exercices pour la protection du pipeline BTC. Un accord aurait été conclu, en 2005, entre les Etats-Unis et l’OTAN pour assurer la sécurité de ce pipeline ainsi que celle du futur gazoduc BTE. Par ailleurs, d’autres accords ont été signés pour que des unités de l’OTAN et des forces armées américaines participent directement à l’instruction et à l’entraînement des unités géorgiennes et azerbaïdjanaises en charge de la protection du pipeline. Bien que l’OTAN et les États-Unis nient toute forme d’implication directe dans la sécurité des pipelines en Géorgie et en Azerbaïdjan, il n’en est pas moins évident -déclarations de hauts responsables et nombreuses réunions et conférences sur le sujet- que l’OTAN porte un intérêt de plus en plus important au Caucase du sud en général et à la sécurité des approvisionnements énergétiques qui y transitent en particulier.
A terme et dans le pire des cas, on peut redouter une escalade, lançant les alliés du bloc occidental (Géorgie et Azerbaïdjan) et ceux de la Russie (Iran et Arménie) dans une course effrénée aux armements.
Bras de fer russo-américain dans le Caucase du sud et en mer Caspienne
Tout à la fois corridor entre l’Europe et l’Asie centrale, tête de pont permettant un contrôle «au plus près» de l’Iran et important réservoir de ressources énergétiques, le Caucase du sud et la mer Caspienne revêtent, au nom de la guerre contre le terrorisme, une importance stratégique de premier plan pour les Etats-Unis. A leurs yeux, leur volonté de présence dans la région se justifie d’elle-même. Fortement impliqués militairement en Irak et en Afghanistan, et désireux de contrebalancer le retour de l’Ouzbékistan dans le giron russe et les menaces qui pèsent sur leur maintien au Kirghizstan où ils utilisent la base aérienne de Manas, les États-Unis sont à la recherche de points d’appui fiables et durables pour le soutien de leur géostratégie globale.
L’implication grandissante de Washington n’est pas sans remettre en cause le fragile équilibre des pouvoirs hérité de l’ère post-soviétique. C’est particulièrement vrai pour les deux grandes puissances régionales, Russie et Iran, qui se sentent directement menacées. La Russie a toujours considéré le Caucase du sud comme son pré-carré. Les Etats-Unis, eux ; ont choisi l’Azerbaïdjan comme principal allié dans le bassin de la mer Caspienne. L’intense programme de coopération militaire qu’ils sont en train de mettre en place avec ce pays rappelle amèrement aux Russes le «US-Georgian Train and Equip Program» qui avait permis, à partir de 2002, l’entraînement des forces armées géorgiennes et la modernisation de leurs équipements. Conséquence prévisible d’un tel programme au profit de Bakou, Moscou redoute avant tout de ne plus disposer, à terme, de moyens de pression sur l’Azerbaïdjan. Washington ne perd cependant pas de vue Téhéran, son programme nucléaire et ses ressources énergétiques. Tout récemment, les États-Unis sont venus rappeler «amicalement» à la Géorgie qu’ils verraient d’un mauvais œil ce pays s’engager dans une coopération gazière pérenne avec l’Iran.
Bien que les États-Unis adoptent pudiquement un profil bas au sujet de leur coopération militaire croissante dans la région, il est évident qu’ils cherchent à protéger leurs intérêts économiques et énergétiques. La question est de savoir maintenant si les Etats-Unis sauront convaincre d’autres pays, comme le Kazakhstan par exemple, de les rejoindre dans le domaine de la coopération militaire.
De son côté, la Russie n’est pas en reste pour maintenir et préserver son autorité régionale. Pour preuve, sa flottille de la mer Caspienne. Mais elle se heurte cependant à la nécessité de mettre sur pied des alliances militaires. La Caspian Sea Force, CASFOR, qui devrait inclure d’autres pays riverains, y compris l’Iran, est encore loin d’être opérationnelle. L’autre sujet de discorde entre les pays riverains réside dans la réglementation à adopter pour le passage des oléoducs au fond de la mer. Si la Russie s’accorde, depuis mai 2003, avec l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan sur un partage de la Caspienne selon une ligne médiane, elle soutient cependant que l’accord des cinq pays riverains est indispensable pour le passage des oléoducs sous-marins. De leur côté, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan estiment que seul l’accord du pays traversé par les tubes est nécessaire. Conséquence prévisible de ces divergences: les pays riverains continueront à développer leurs flottes de guerre avec tous les risques que cela comporte.
Aussi longtemps que le problème du statut de la mer Caspienne ne sera pas résolu, il faudra redouter l’émergence de nouvelles tensions.
Un excellent cas d’école et une formidable opportunité pour l’Union européenne
Les conflits des provinces séparatistes géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du sud paralysent ou, du moins, retardent l’intégration de la Géorgie dans les structures européennes et euro-atlantiques. Tbilissi souhaite ardemment le départ des forces russes de maintien de la paix de ces provinces qui échappent à son contrôle. A l’inverse, Moscou, qui voudrait bien maintenir cette présence qui lui assure une certaine influence sur la Géorgie, refuse énergiquement le remplacement de ses troupes par des forces otaniennes.
Les récentes déclarations des autorités européennes laissent entrevoir l’éventualité d’un engagement plus soutenu et plus volontariste de l’UE dans la région. L’Union dispose d’une réputation d’«honnête courtier» et d’une grande variété d’instruments et d’outils en matière de paix et de stabilité. Reste à transformer les paroles en actes. Une mission militaire européenne déployée dans ces provinces sécessionnistes, non pas en remplacement des forces russes mais comme un «outil additionnel» au bénéfice de la stabilité et de la reconstruction, permettrait à l’UE de faire la preuve de ses capacités de gestion des crises, par ailleurs déjà démontrées avec brio dans d’autres circonstances, comme en Macédoine avec les opérations CONCORDIA en 2003 et EUPOL PROXIMA (Police) de 2003 à 2005. Une telle solution offrirait l’avantage de satisfaire le souhait des autorités géorgiennes de voir des forces occidentales de maintien de la paix prendre pied dans la région.
La Russie pourrait renâcler à l’idée d’une telle force européenne de maintien de la paix. Mais elle serait gênée pour la désapprouver ouvertement. Elle souhaite en effet maintenir de bonnes relations avec l’UE. En tout état de cause, la Russie doit se rendre à une évidence: elle a beaucoup moins à craindre d’une mission militaire européenne que d’une mission de l’OTAN. Il est indispensable que cette mission de l’UE s’inscrive dans une opération globale qui ferait appel à des programmes et des instruments socio-économiques favorisant le retour de la stabilité et créant un climat favorable à la reconstruction. Une telle approche aurait un double avantage. D’une part, elle permettrait un développement économique durable et, d’autre part, elle couperait l’herbe sous les pieds des leaders séparatistes qui s’appuient largement sur des réseaux économiques mafieux.
De la même manière, l’UE pourrait s’impliquer dans la résolution du conflit du Haut-Karabakh pour lequel l’OSCE et son organe ad hoc, le Groupe de Minsk, sont englués depuis 1993 dans des négociations sans fin et dont le seul résultat est la sempiternelle annonce d’une hypothétique «sortie prochaine du tunnel». En résumé, la solution politique de ces conflits passe par un savant dosage entre mission militaire et mesures socio-économiques.
OTAN et UE, même combat?
Oubliant l’indifférence prudente des années 1990 qui caractérisait leur attitude à l’égard du Caucase du sud, OTAN et UE semblent décidées à s’engager plus activement dans cette région. Pour l’UE, l’envolée des prix du pétrole, la raréfaction annoncée des ressources et les incertitudes qui pèsent sur ses approvisionnements constituent les principales raisons de son entrée en scène dans la région. Même si l’intégration de la Géorgie au sein de l’OTAN -ultérieurement celle de l’Azerbaïdjan et, éventuellement, celle de l’Arménie- prend des années, il est plus que probable que l’implication de l’OTAN dans la région ne pourra aller qu’en se renforçant. Il en sera de même pour les liens entre l’UE et la région, bien que cette intégration européenne semble encore plus éloignée -panne des institutions bruxelloises oblige- que l’intégration dans l’OTAN.
Pour d’évidentes raisons géostratégiques, et malgré tous les démentis, il est clair que l’OTAN a, ou aura, un rôle à jouer dans la sécurité des tubes sud-caucasiens. Pour l’UE, les probables domaines d’action sont les infrastructures énergétiques, le développement économique, la promotion de la notion d’État de droit, la défense des valeurs démocratiques et vraisemblablement la résolution des conflits, domaines d’action pour lesquels elle dispose d’une meilleure aura que l’OTAN. Se répartissant habilement leurs domaines d’excellence et d’expertise, OTAN et UE ont une carte maîtresse à jouer pour assurer la sécurité, la prospérité des pays du Caucase du sud et leur avenir démocratique.
Si l’on prend en compte les puissances militaires que sont les États-Unis, l’OTAN, la Russie et la CSTO, et si l’on considère les forces régionales maritimes et terrestres assignées à la protection des voies de transit et de sortie, l’arme énergétique et les forces militaires sont et demeureront les principaux éléments de pouvoir dans cette région.
L’importance de l’accès à ces ressources laisse penser que l’interaction de ces deux outils politiques prévaudra dans les années à venir. Non seulement dans le Caucase du sud mais également partout ailleurs dans le monde. Contrairement à ce que certains experts pensent, l’arme énergétique n’a pas remplacé l’outil militaire. Elle le complète, le renforce et leur interaction donne un formidable outil de pouvoir et de domination.
Par Renaud FRANCOIS
Photo : Bakou (© Célia Chauffour)