Il n'est pas aisé de déterminer l'origine de la crise financière, d'autant plus que les différents économistes et spécialistes de la région divergent plus ou moins sur ce point, les uns affirmant qu'elle est essentiellement d'origine politique, les autres soulignant plutôt la dégradation de la situation de l'économie réelle ou les activités spéculatives des banques. Sans doute est-ce tout cela à la fois, les causes étant multiples et complexes. La crise financière s'expliquerait tout d'abord par la crise des finances publiques.
Il convient, afin de comprendre l'engrenage du déficit public, de remonter à l'année 1995 : face au taux d'inflation élevé, le gouvernement russe décide de financer sa dette publique non plus par l'émission de monnaie (c'est ce que l'on appelle vulgairement la "planche à billet"), mais par l'emprunt. Malgré le risque d'une hausse du montant des impayés (au fisc, aux fournisseurs, aux salariés), ainsi que d'une multiplication des formes d'échanges non monétaires, des bons du Trésor, les GKO et les OFZ, sont émis avec des taux d'intérêt annuels de 70 %. Le taux d'inflation chute alors de 18 à 3 %, mais en 1996, l'Etat s'avère incapable de payer ses fournisseurs, de rémunérer ses fonctionnaires et ses retraités.
A l'approche de l'échéance présidentielle, le gouvernement multiplie les remises fiscales et repousse à plus tard les faillites bancaires et industrielles. Parallèlement, les acteurs économiques continuent de spéculer sur le marché lucratif des GKO, si bien que leur rendement tombe à 20 %. Les nouveaux capitaux ne servent alors plus qu'à payer les intérêts et à rembourser les premiers spéculateurs. En 1997, l'exécution du budget "fait apparaître un déficit équivalant à 6,1 % du PIB. Le déficit total des dépenses publiques (y compris Etat Central) atteint, la même année, 7,3 % du PIB"[1]. Ce déficit public, bien que non excessif, est rendu préoccupant tout d'abord par la faiblesse des recettes fiscales : toutes les réformes proposées pour augmenter le niveau des recettes sont rejetées par le parlement, que domine l'opposition au président Eltsine. Ensuite, l'épargne intérieure rendait la Russie tributaire de l'extérieur pour assurer l'équilibre de son budget.
D'autant plus que la crise asiatique, qui survient à l'automne 1997, entraîne une première augmentation des taux d'intérêt et porte un premier coup au système financier russe. C'est par le vecteur du marché des titres que les effets de la crise financière asiatique affectent les banques russes. Selon une étude de Natalia Lapina sur le secteur bancaire russe[2], au cours des mois de novembre et décembre, le retrait du marché russe de grands investisseurs non-résidents provoque une forte hausse des rendements des titres souverains en roubles. Cette première défiance des investisseurs étrangers envers les marchés émergents, dont fait partie la Russie, est renforcée par toute une série d'événements. Tout d'abord la démission de V. Tchernomyrdine du poste de Premier ministre, fin mars. Puis la mise sous administration provisoire de la Tokobank en mai. Enfin, l'annonce du report de la privatisation de Rosneft (la dernière grande compagnie pétrolière publique) qui aurait permis d'assainir un peu la situation des finances publiques.
Aussitôt, les investisseurs étrangers vendent massivement leurs titres, ce qui entraîne une hausse des taux (80 % sur le marché secondaire). L'effet sur le service de la dette publique est immédiat. Parallèlement, on constate dès le premier trimestre de l'année 1998 "une stagnation des flux d'investissements directs, ainsi que des entrées d'investissement de portefeuille moins importantes et la poursuite des sorties de capitaux". Ce qui contraint la Banque centrale de Russie à puiser dans ses réserves de change pour financer le déficit courant, provoqué également par la baisse continue des prix du pétrole (qui est le principal secteur exportateur russe). Selon Philippe Bourgeois, vers la fin du mois de mai, ces réserves constituent environ 15 milliards de dollars, c'est-à-dire moins que la dette due aux non-résidents, qui s'élève alors à 20 milliards de dollars.
Dès lors, rien, pas même le prêt octroyé par la communauté internationale, ne permet de freiner la dégradation du système bancaire et de rétablir la confiance des marchés. En effet, fin juillet, le FMI verse 4,8 milliards de dollars, première tranche d'un prêt de 22,6 milliards de dollars. Mais les exigences demandées par le FMI en contrepartie ne tiennent compte ni du "caractère politique du blocage des réformes, ni de l'urgence de la situation en raison de la maturité très courte de la dette".Mais la crise financière russe ne s'explique pas seulement par l'incapacité du gouvernement à mener les réformes nécessaires et à gérer correctement le déficit public, par les conséquences de la crise asiatique, par la perte de confiance des investisseurs étrangers ou encore par la baisse des prix du pétrole. Selon certains économistes comme Jacques Sapir, directeur d'étude à l'EHESS, la crise financière est liée à la "nature largement perverse de la restructuration économique de la Russie"[3].
Avec la disparition du système soviétique, certaines entreprises ne purent établir le contact avec leurs fournisseurs. Des entrepreneurs étrangers proposèrent alors à ces entreprises de leur fournir la matière première en échange d'une partie de la production transformée. Les entreprises n'eurent d'autre choix que d'accepter l'accord, tout en sachant que la part de production qui leur était laissée ne leur permettrait pas de payer à la fois les salaires et les autres consommations intermédiaires comme l'électricité : en effet, les banques, à cette époque, se souciaient peu de financer l'investissement productif (préférant spéculer sur le marché des GKO).
Aussi ne proposaient-elles des devises aux entrepreneurs pour acheter leurs matières premières qu'à des conditions financières inacceptables. Afin de poursuivre leurs activités, les entreprises furent donc contraintes de faire appel à ces entrepreneurs étrangers qui possédaient le "savoir vendre", accumulant les impayés, pour les salaires, pour l'énergie ou même pour les impôts. La richesse réelle, produite par les entreprises russes, fut ainsi captée par des sociétés étrangères. Ce mécanisme est désigné par le terme de "tolling". On comprend donc mieux que l'effondrement des recettes fiscales, la fuite des capitaux, ainsi que la "financiarisation spéculative" aient constitué une limite à la politique économique et financière russe, à la fois inadaptée et rigide. La forme particulière de régulation économique qui s'instaura alors possédait certes des marges de stabilité, mais également "un risque de système généralisé, c'est-à-dire d'enchaînements catastrophiques". Aussi, dès l'apparition de chocs tels que la crise asiatique, les marges de stabilité se transformèrent-elles en leurs contraires, engendrant la crise d'août.
La vague déferlante
Le 17 août 1998, le gouvernement russe annonce un certain nombre de décisions : la suspension du remboursement de la dette intérieure en attendant sa restructuration, "un moratoire de 90 jours sur le remboursement du principal des prêts accordés par les non-résidents, des primes d'assurances des crédits cautionnés par des titres, des contrats de change à terme". Le "corridor de change" du rouble par rapport au dollar est élargi à 9,5 roubles (contre 7,15 auparavant), ce qui entraîne une dévaluation de facto de 34 %. Dans les bureaux de change, le prix de vente du dollar augmente de 50 %. Puis le système bancaire se bloque, empêchant toute transaction. Fin août, le cours du rouble et des actions des sociétés russes continue de s'effondrer, le taux d'inflation ne cesse d'augmenter, atteignant 15 % (contre 2 % en juillet et 0,1 % en juin). Des banques commerciales licencient ou ferment, les entreprises réduisent leurs coûts fixes (salaires revus à la baisse, chômage technique), de grandes compagnies pétrolières sont amenées à fusionner (Loukoïl, par exemple, ferme 4 500 puits et se rapproche de Gaz-Prom).Les régions de Russie, quant à elles, réagissent à leur manière, adoptant différents comportements qui ne manquent pas d'accentuer l'écart d'appréciation avec le centre, de même que les disparités entre les modèles de politique régionale.
Les conséquences de la crise
A peine sept mois après l'annonce des décisions gouvernementales d'août 98, il est difficile d'analyser les conséquences de la crise en raison de l'insuffisance d'informations définitives sur une situation qui ne cesse d'évoluer, notamment dans le secteur bancaire. La décision du gouvernement de geler le remboursement de la dette interne et d'élargir la bande de fluctuation du rouble porte un coup terrible aux banques, malgré le moratoire de 90 jours sur leurs engagements externes, instauré sous leur pression. Les banques russes auraient subi une perte de 100 milliards de roubles, ayant préféré spéculer sur le marché très lucratif des bons du Trésor plutôt que de financer l'investissement industriel. Sur 1 500 banques présentes avant la crise, la moitié a disparu, le reste parvenant à survivre grâce à une meilleure gestion ou à un soutien de la part de grands groupes industriels ou d'administrations locales.
La Banque Centrale place sous son contrôle tout le secteur bancaire en vue d'une restructuration et envisage de procéder à une nationalisation, tandis qu'un regroupement et une fusion entre les différents établissements financiers s'opèrent : la Banque de Moscou acquiert la majeure partie des actions de Mosbiznesbank. Incombank (la deuxième banque russe) et la Natsionalisalny Reservny Bank (quatorzième) ne forment désormais qu'un seul et même groupe. Enfin, Oneksimbank (quatrième), Menatep (septième) et Most-Bank (dix-septième) décident de fusionner. Sur les 250 milliards de roubles de GKO, 20 % étaient détenus par des banques étrangères, c'est-à-dire 15 milliards de dollars.
En décembre 98, le gouvernement décide d'opérer une restructuration des GKO en roubles, défavorable aux investisseurs étrangers. Il est prévu un remboursement en liquide de 10 % seulement, le solde étant transformé en bons d'investissement. Les établissements bancaires européens (essentiellement des banques allemandes, autrichiennes et britanniques) qui détiennent des créances sur des banques russes qui ont acquis des bons du Trésor sont donc frappés de plein fouet par la crise. Mais les entreprises étrangères (Moulinex par exemple) qui ont investi en Russie dans la production et la distribution de biens de consommation le sont tout autant (mais on oublie souvent de rappeler que ces mêmes entreprises ont beaucoup gagné avant la crise). Il convient toutefois de relativiser les conséquences de la crise sur l'Union Européenne (les exportations russes n'ont qu'une incidence légère sur le commerce européen), et plus généralement sur le monde, le poids économique de la Russie étant faible (il représente seulement 1,5 %).
En Russie, les importations se réduisent selon Françoise Barry de 45 %, essentiellement sur les biens agro-alimentaires, les équipements et les médicaments. D'après la même source, le secteur agricole non modernisé est en stagnation, tandis que celui des services est au ralenti. Dans un premier temps, face à l'inflation galopante et malgré la baisse du pouvoir d'achat occasionnée par la forte dévaluation du rouble, la population se rue dans les magasins pour parer à l'éventuelle pénurie: tous types de produits sont achetés, des biens de première nécessité aux biens de consommation étrangers. Ceux qui ont pu sauver quelques dollars ou qui consomment l'argent "placé sous l'oreiller", préfèrent placer cet argent dans des produits qui restent monnayables après la crise. L'économie parallèle, estimée à 50 % du PIB, permet la dissimulation de revenus subsidiaires. La thésaurisation s'élèverait, elle, à 30 milliards de dollars, 80 milliards si l'on en croit madame Barry. On peut ainsi observer une certaine "inertie des comportements de consommation", d'autant plus, souligne Dominique Klein, conseiller économique et commercial au PEE[4] de Moscou, que "la classe moyenne qui avait pris l'habitude de consommer ne va pas s'arrêter de le faire du jour au lendemain".
Cette nouvelle couche de la population est la première victime de la crise, les pauvres restant pauvres et les riches étant à peine atteints par la déferlante. La crise a en effet frappé en premier lieu la classe moyenne émergente, estimée à 15-30 % (les chiffres sont très variables) de la population. La moitié des 15 millions de foyers qui disposaient avant la crise d'un revenu net par mois compris entre 500 et 2 000 dollars, ont été balayés. Les professions les plus touchées par le chômage sont les publicitaires, les commerçants, les agents touristiques, les journalistes ou encore les personnes travaillant dans les banques et les finances. Curieusement, cette nouvelle crise économique, politique et financière n'a pas provoqué de crise sociale, comme l'on s'y attendait. Selon un sondage mené par l'Institut de sociologie du parlementarisme, seuls 8 % des personnes interrogées se disaient prêts à bloquer les routes et les voies ferrées, 6 % à s'associer à des marches de protestation vers la capitale et à des soulèvements.
Le nouveau prêt octroyé par le FMI
Lundi 29 mars 1999, le Premier ministre russe Evgueni Primakov a annoncé qu'il était parvenu à un accord avec le directeur général du FMI, Michel Camdessus, sur l'octroi d'un nouveau prêt à la Russie. Il n'a cependant pas spécifié le montant du prêt. Selon l'agence Interfax, le prêt s'élèverait à 4,8 milliards de dollars (4,6 selon une autre source), en quatre tranches égales, la dernière devant être versée en février 2000. Les échéances de la dette extérieure de la Russie font état, en 1999, d'un montant de 17,5 milliards de dollars (dus notamment aux Clubs de Paris et de Londres), dont 4,5 milliards dus au Fonds Monétaire International. Or le budget 1999 ne prévoit pour le service de la dette extérieure que 9,5 milliards de dollars. Le prêt consenti par la communauté internationale (perçu par certains analystes comme un geste politique) est donc destiné à rembourser le FMI de ce que lui doit la Russie. Cela ouvre par ailleurs les négociations pour un nouveau rééchelonnement de la dette extérieure.
*Photo : Aurore CHAIGNEAU.
[1] Philippe Bourgeois, « La crise russe : origine, déroulement, impact » in Problèmes économiques, n° 2.593 du 2 décembre 1998.
[2] Natalia Lapina, « Le système bancaire russe avant et après la crise » in Le Courrier des pays de l’Est, n° 437 de février 1999.
[3] Jacques Sapir, « Les origines de la crise russe » in Diagonales Est-Ouest, n° 55 de septembre-octobre 1998.
[4] Poste d’expansion économique.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #15 : "La Russie ne relève pas de la raison"
Faiblesse, crise, corruption, débâcle, abus de pouvoir, affairisme, mafia, etc. sont autant de qualificatifs qui, appliqués à la Russie, se répètent à longueur de page dans bon nombre de périodiques,…