L’année 2024 aura été riche en cas illustrant la cristallisation des enjeux géopolitiques à travers l’ordre sportif mondial. Les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris n’ont accueilli que quinze athlètes russes, sans hymne ni drapeau, et l’événement aux plus de 4 milliards de téléspectateurs n’a pas été diffusé en Russie. Mais Moscou n’entend pas se laisser isoler et propose un nouveau système sportif mondial, qui vise à désoccidentaliser le monde.
Pendant longtemps, on a tenté de propager le mythe du « sport apolitique », transcendant les différences et offrant un spectacle éloigné des instrumentalisations politiques. La réalité est fort différente. Le sport a, depuis la nuit des temps, été un outil politique et géopolitique. La période de la Guerre Froide a constitué le paroxysme de la manipulation du sport à des fins politiques, ce qu’ont attesté en particulier les boycotts successifs des Jeux Olympiques de Moscou (1980) et de Los Angeles (1984). Cette époque n’est pas révolue, alors que les dissensions politiques sont à nouveau au cœur du sport mondial, comme le montre par exemple la réactualisation par Vladimir Poutine des Jeux de l’Amitié, relique de la Guerre Froide.
Les implications de la doctrine Karaganov dans le sport russe
Dans cet affrontement idéologique, la Russie déroule le plan d’action décrit dans le rapport de politique étrangère publié sous la direction de Sergueï Karaganov (politologue proche de V. Poutine) en 2023, dont l’objectif est clair : « désoccidentaliser le monde »(1). Le but de ce concept est de remettre au centre de l’échiquier international la « Majorité mondiale », capturée par l’Occident minoritaire qui impose ses standards et ses conceptions politiques. La Russie jouerait dès lors les éclaireurs, ce qui lui permettrait d’asseoir son hégémonie. L’utilisation du sport pour y parvenir est explicitement mentionnée dans le point 8.18 du rapport : il est indiqué que la Russie doit proposer des alternatives au « mouvement olympique commercialisé et de plus en plus idéologique et politisé ». La Russie n’hésite plus à s’afficher très critique du CIO, qu’elle considère aux mains des Occidentaux, à l’image de Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, lorsque, au lendemain de l’annonce des restrictions à la participation des athlètes russes aux J.O.P. de Paris, elle a qualifié les membres du CIO de néonazis et les a accusés d’être antirusses. La doctrine Karaganov précise que, pour créer ce nouvel ordre sportif mondial, la Russie devrait s’appuyer sur des instances comme l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS) ou les BRICS.
Le pouvoir russe a ainsi contribué au développement de plusieurs compétitions sportives parallèles, qui ont pour objectif de concurrencer les manifestations sportives internationales traditionnelles. Jeux du Futur, Jeux de l’Amitié, Jeux des BRICS, les initiatives se multiplient. La Russie veut montrer qu’elle peut réunir autour d’elle les pays de la Majorité mondiale, loin des instances traditionnelles considérées aux mains des Occidentaux. Même si ce discours de désoccidentalisation séduit certains Etats, notamment en Afrique, la résonnance de ces événements est jusqu’ici restée modeste. Ces manifestations attirent moins d’une centaine de pays et leur attractivité se résume au montant faramineux des récompenses. Un grand nombre de participants ne sont même pas des athlètes de haut niveau.
Moscou a cependant cherché à masquer l’échec partiel de ces rencontres à concurrencer des manifestations telles que les Jeux Olympiques en utilisant la propagande et la désinformation. Les Jeux des BRICS ont été présentés comme un événement d’envergure planétaire dans les médias russes, ce qui est très largement disproportionné (2 852 athlètes de 82 pays durant l’édition 2024, contre plus de 10 500 athlètes de 206 nations aux J.O.P. de Paris), tandis que les Jeux du Futur auraient prétendument été regardés par plus d’un milliard de téléspectateurs, ce qui est naturellement faux. Les médias russes ont été mobilisés par le pouvoir en place pour diffuser de fausses informations afin de présenter l’événement comme bien plus conséquent qu’il ne l’était. La désinformation a également été utilisée pour tenter de décrédibiliser les Jeux Olympiques de Paris : la France a été présentée comme en proie au chaos et à l’insécurité, et extrêmement vulnérable aux menaces terroristes. Des personnalités politiques comme Emmanuel Macron ou Anne Hidalgo ont également été littéralement lynchés dans les médias publics. Dans ce conflit idéologique autour du sport, la Russie mobilise la désinformation comme une arme pour promouvoir sa représentation du monde(2).
Les Jeux de l’Amitié, quant à eux, ont été reportés à une date indéterminée. Cet événement, vestige sorti des tiroirs soviétiques par V. Poutine, avait été créé en 1984 pour concurrencer les J.O. de Los Angeles dans le cadre du boycott par le bloc de l’Est. Le Président russe a repris cette idée, mais peine à convaincre de potentiels participants. Parmi les raisons de cet échec, nous pouvons notamment citer l’hostilité affichée par le CIO à l’égard de l’initiative, ou encore la proximité temporelle entre la date prévue (du 15 au 29 septembre 2024) et les Jeux Olympiques de Paris. C’est d’ailleurs cette dernière raison qui a été invoquée par les organisateurs pour explique le report, la proximité des deux évènements ne permettant pas aux athlètes d’avoir une récupération optimale(3).
La guerre d’ampleur en Ukraine, un nouveau révélateur
La Russie a progressivement été marginalisée sur la scène sportive internationale par les institutions internationales. 2014 est une année pivot dans ce processus : alors qu’elle accueille les Jeux Olympiques et Paralympiques d’hiver à Sotchi, la Russie transgresse la trêve olympique et annexe la Crimée. Quelques mois plus tard, le scandale de dopage d’Etat éclate et vient ternir l’image du sport russe. C’est le début du processus d’exclusion progressive des athlètes russes des compétitions internationales, contre lequel Moscou ne cesse de s’insurger.
En 2022, au lendemain de l’invasion d’ampleur de l’Ukraine par la Russie, Kyiv, soutenu par les pays occidentaux, a demandé avec insistance que l’accès aux Jeux Olympiques soit interdit aux athlètes russes et bélarusses. Le CIO, réticent à bannir ces sportifs, a choisi une approche moins ferme en proposant la participation de ces athlètes à titre individuel, sous bannière neutre. L’Ukraine et ses alliés se sont indignés de cette décision et ont appelé le CIO à adopter une posture plus dure vis-à-vis de la Russie, ce à quoi les pays du Sud se sont opposés. Un grand nombre de comités nationaux olympiques sud-américains, africains ou asiatiques, majoritaires dans les faits, étaient favorables à la participation des athlètes russes sous bannière neutre, et certains défendaient même leur pleine réintégration à la compétition, sous drapeau national. Cette cristallisation des positions et du clivage « the West vs the Rest »(4) autour du sport donne du grain à moudre à la stratégie de désoccidentalisation du sport de la Russie, et vient appuyer la rhétorique russe qui avance que les Occidentaux dictent et imposent leur ligne de conduite aux pays de la « majorité mondiale ».
L’idée qu’un Etat déclenchant une guerre contre un autre Etat ne puisse pas participer aux J.O. peut sembler rationnelle et plutôt logique. Cependant, de telles mesures ne sont pas appliquées uniformément pour tous les conflits par le CIO. Les Etats-Unis ont par exemple participé aux Jeux Olympiques juste après le déclenchement de la guerre en Irak. Certains pointent dès lors une posture qu’ils jugent ambivalente du CIO et qui est, évidemment, fustigée par Moscou, prompt à dénoncer les doubles standards des Occidentaux. Lorsque Thomas Bach, le président du CIO, reconnaît que plus d’une cinquantaine de pays sont aujourd’hui en conflit et qu’on ne pourrait pas tous les exclure, il accrédite, sans argumenter plus avant, la thèse d’une différence d’appréciation entre la guerre d’ampleur en Ukraine et d’autres conflits dans le monde. Ce choix alimente la rhétorique russe de victimisation, en laissant penser à certains que les Occidentaux donnent arbitrairement de l’importance à certains conflits.
Un sport multipolaire
La désoccidentalisation du sport, même si elle ne se traduira vraisemblablement pas par un transfert de la prédominance occidentale au profit de la Russie comme le souhaiterait V. Poutine, semble bien être en marche. Certes, le Président russe ne parvient pas à ériger la Russie en leader de cette transition, mais son discours trouve un écho dans une multitude de pays du « Sud global ». De nouvelles puissances, à l’image de la Chine par exemple, se servent du sport pour asseoir leur position sur la scène internationale. Des nations moins influentes instrumentalisent également le sport dans leur quête d’influence et de reconnaissance, et comme un moyen de promouvoir leurs conceptions politiques et de s’internationaliser, à l’instar du Qatar ou de l’Arabie Saoudite. Le sport n’est déjà plus le monopole des puissances occidentales ou de l’hégémon américain, il est désormais multipolaire.
Notes :
(1) Marlène Laruelle, « Dés-occidentaliser le monde : la doctrine Karaganov », Le Grand Continent, 20 avril 2024.
(2) Lukas Aubin, « La Russie de Poutine face aux JO de Paris 2024 : 10 points sur la géopolitique du sport dans un monde cassé », Le Grand Continent, 23 juillet 2024.
(3) Aude Lasjaunias, « Les Jeux de l’amitié, le grand rendez-vous sportif voulu par la Russie, n’auront pas lieu cette année », Le Monde, 15 septembre 2024.
(4) Pascal Boniface, Géopolitique du sport, Editions Dunod, Paris, 2023.
Vignette : Le Russe Arseniy Yelfimov, le Bélarusse Maksim Andraloits et le Russe Aleksandr Komarov (de gauche à droite) lors de l’épreuve du 110m haies du décathlon aux Jeux des BRICS 2024 (copyright : Comité d’organisation des Jeux des BRICS 2024).
* Léo Jury est étudiant de Master 2 en Relations internationales à l’INALCO, spécialisé sur la région baltique et les questions de soft power scientifique et sportif.