La maladie de la «thématisation» en Hongrie

La thématisation est la pierre angulaire des stratégies de communication politique hongroises. Thématiser, c’est une nouvelle façon de parler pour ne rien dire. C’est la quantité qui l’emporte non seulement sur la qualité, mais plus fondamentalement: sur le contenu. C’est l’application implacable et mécanique d’une prétendue règle qui veut que les partis (le gouvernement et l’opposition) fassent en sorte d’occuper un maximum d’espace dans les médias, coûte que coûte. Il faut se mettre à l’ordre du jour par des propositions de préférence populaire – sinon populistes. (Ou alors empêcher l’adversaire de lancer ses propres « thèmes »). En guise « d’analyse » de la vie politique, les politologues eux-mêmes ne parlent-ils pas – à tort et à travers – de « thématisation » ? Prenons deux exemples récents, épinglons tour à tour la gauche et la droite ; et au passage : les journalistes.


Parlement Budapest LionAu début de l’année 2004, la coalition socialo-libérale actuellement au pouvoir était en perte de vitesse dans les sondages ; les caisses de l’Etat étant vides, le gouvernement n’a pu reprendre l’initiative ni par une grande réforme, ni par une politique de soutien du pouvoir d’achat. Il leur restait de faire parler d’eux en avançant des propositions populaires que l’opposition ne puisse ignorer. Or, en pareil cas, par sa réaction même – quelle qu’elle soit – l’opposition fait alors « exister » le gouvernement et – en même temps, elle « perd la main ». Le Premier ministre, dans un grand discours lu devant le parlement a donc avancé des propositions visant (ou faisant semblant de viser) à bousculer les partis, ces cupides méchants. Crime suprême : les partis font de la politique, or celle-ci ne peut être que politicienne (entendez : inutile). Premièrement, il souhaitait voir se réduire le nombre de députés au Parlement. En effet, la Hongrie est un des pays européens où il y a le plus de députés par habitant. Seulement voilà : une telle modification, nécessitant une majorité des deux tiers n’a aucune chance de passer; car il faudrait procéder au redécoupage des circonscriptions électorales ou même changer le mode du scrutin. (Le statu quo actuel a donc de beaux siècles devant lui.) Peu importe : l’idée séduit les masses et oblige l’opposition à avancer d’impopulaires : « oui, mais » ; les voilà dans l’embarras, piégés par un coup de thématisation majestueux. L’autre proposition était encore plus démagogique : le chef du gouvernement suggérait l’idée d’une liste unique de l’ensemble des partis hongrois représentés au Parlement en vue des élections européennes, les premières du genre dans le pays, membre de l’UE depuis le 1er mai dernier. D’aucuns croyaient à une (mauvaise) blague ; pourtant, il s’agissait simplement de jouer le courroux du peuple contre une classe politique perçue comme prête à se quereller plutôt que de s’occuper des vrais problèmes des gens. Comme quoi, le peuple a finalement raison.

Populisme et démagogie 

Pour faire fonctionner à plein régime la machine à thématiser, il faut pouvoir compter sur la paresse et la complicité des journalistes. Quant à l’emploi de stratégies de séduction bien postmodernes – comme les présentations power point lors des points de presse ou l’attente artificiellement suscitée par des fuites savamment orchestrées – les partis ne sont pas non plus en reste. Il faut aussi un espace de discours où les populismes de tous bords s’ajoutent au manque de tradition démocratique. La légitimité même de la démocratie parlementaire est ainsi sabordée. Le chef de l’actuelle opposition n’a-t-elle pas déclaré, quand il était Premier ministre, que le Parlement pouvait très bien fonctionner sans l’opposition ? N’a-t-il pas récidivé tout récemment en caressant le petit peuple dans le sens du poil : « la Hongrie est une démocratie parlementaire. Moi, je mets l’accent sur démocratie, pas sur parlementaire ».

Puisque nous parlons de la droite, citons aussi un exemple de thématisation qui est de leur fait. Toujours l’année dernière, non contents de la faiblesse du gouvernement (dont nous avons parlé plus haut), la droite a décidé d’occuper l’espace médiatique en lançant une pétition d’initiative populaire, exigeant pêle-mêle la fin des privatisations, le retour aux aides à l’achat de logements neufs tels que ce système existait sous leur gouvernement (prêts à taux réduit), etc. La première exigence visait à débaucher une partie de l’électorat de gauche (alors qu’ils avaient eux-mêmes beaucoup privatisé), la seconde au contraire: à faire plaisir aux classes moyennes. Peu importe les contradictions, peu importe que les électeurs ne se souviennent guère des exigences concrètes de la pétition, comme l’ont démontré les sondages. Chaque semaine, ils annonçaient le nombre de signatures réunies. Ils auront réussi l’essentiel : occuper l’espace public par leur consensuelle « pétition nationale » – que le vilain gouvernement a refusé d’appliquer.

On le voit clairement: thématiser veut dire: faire oublier les vrais thèmes. Ce syndrome, cette maladie de la thématisation est récente, elle n’est apparue qu’il y a 6-7 ans. Victorieuse des élections de 1998, la nouvelle droite emmenée par Fidesz (aujourd’hui dans l’opposition), en bon élève de Berlusconi, misait tout sur les médias et les apparences. C’est le début des grandes campagnes de communication sur des projets fédérateurs, si possible apolitiques voire antipolitiques, qui plus est irréalisables. Cela commença par une vague de commémorations historiques tous azimuts, puis par la belle idée d’organiser des Jeux Olympiques à Budapest. En même temps, de jeunes politologues découvrirent la théorie anglo-saxonne qui était dans le vent : il n’y a plus de politique, il n’y a plus que l’ordre du jour politique : « l’agenda ». C’est un problème qui ne doit pas être confondu avec celui de la communication politique française, qui consiste simplement à se mettre en valeur, à montrer un visage souriant aux téléspectateurs et aux lecteurs de Paris Match. En Hongrie au contraire, c’est une question purement quantitative : réduire l’espace médiatique de l’adversaire peut suffire. C’est ainsi que, depuis 15 ans, à chaque fois qu’ils sont sur la défensive, les différents partis organisent des fuites (à l’aide de journalistes dociles) pour compromettre telle ou telle figure de l’autre camp : tel député fut agent des services secrets du Régime communiste, idem pour tel ministre et ainsi de suite.

La complicité des médias

Sur les rives du Danube, mois après mois, semaine après semaine, les politologues, relayés sans encombre par les journalistes, font le décompte des « ballons d’essai » et des lancements à succès ou à insuccès. Le ciel médiatique est à tel point encombré de ces « ballons d’essai », qu’on n’y voit plus que les politiciens et les journalistes accrochés au bout des ficelles, gesticulant au-dessus de notre tête. L’équation est simple : faire figurer un thème à la Une d’un grand quotidien national, d’un des trois grands journaux télévisés et d’un des trois grands sites Internet généralistes suffit. La méthodologie se résume à cette règle-là. C’est ainsi que, véritables caisses de résonance, les organes de presse, ceux-là même qui auront eux-mêmes lancé tel ou tel thème, font retentir le succès « objectif » du thème en question… La boucle est bouclée.

Cette façon de faire se combine avec une vision mécanique de la démocratie de la part des journalistes: on se situe dans un camp ou dans un autre. Ou alors on laisse se succéder les représentants de chaque camp dans le studio : « un gars de la gauche, un gars de la droite », mais sans jamais rien apporter à la discussion, sans jamais lancer des sujets de leur propre initiative. Sans jamais faire du journalisme d’investigation, notamment. Ainsi, les journalistes retiennent chaque thème (ou ballon) un tant soit peu original des deux camps (ou même pas originale, simplement martelée avec insistance), sans les « filtrer » et sans apporter un regard critique. On ne les laisse même pas débattre entre eux. C’est ainsi que procède l’émission politique la plus regardée du pays, sur la première chaîne publique, tous les matins: le studio sert de tremplin aux lanceurs de ballons.

De fait, on ne « thématise » jamais quelque chose de concret, de déjà fait – une décision politique, une action sectorielle – car toute action politique concrète apparaîtrait comme partielle ou discutable. Même la décision en apparence la plus positive peut paraître partielle et partiale. Par exemple, si on augmente de 50 % le salaire des fonctionnaires (comme ce fut le cas en 2002), les salariés du secteur privé risquent d’être jaloux. Cette hausse des salaires sera en même temps discutable, l’opposition pourra brandir la menace d’une spirale de l’endettement. Mieux vaut alors parler d’avenir ou, à la rigueur, du passé héroïque ; faire rêver, réunir le consensus le plus large possible autour de sujets symboliques qui ne fâchent point, qui n’engagent à rien. Rien de rien.

Vignette : Parlement hongrois à Budapest (photo libre de droits, attribution non requise).

* Gábor ERÖSS est en poste à l'Institut de Sociologie de l’Académie Hongroise des Sciences
egabor@socio.mta.hu

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