La politique des visas, clef du transfert de l’acquis Schengen vers les Balkans occidentaux

Depuis le 1er janvier 2010, les citoyens de Serbie, de Macédoine et du Monténégro ne sont plus soumis à l’obligation de visas pour se rendre dans l’espace Schengen. L’exemption de visa est intervenue après un processus de négociations complexe et révélateur de l’importance accordée par l’UE aux questions de sécurité dans le cadre de ses relations extérieures.


Conférence de presse du Conseil de stabilisation et d’association UE-Macédoine, de gauche à droite: Antonio Milošoski, ministre macédonien des Affaires étrangères, Steven Vanackere, Vice-Premier ministre belge, et Štefan Füle, Commissaire en charge de l’Élargissement, 27 juillet 2010 ("Le Conseil de l'Union européenne"En visite dans les Balkans occidentaux au printemps 2011, le Président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et le Commissaire en charge de l’Élargissement, Štefan Füle, ont rappelé que l’avenir des Balkans occidentaux était européen, évitant à nouveau de rattacher cette perspective à un horizon précis. Même la Croatie, considérée comme le bon élève de la région et présentée par J. M. Barroso comme le « 28e membre de l’UE », n’aura pas obtenu de précision autre que « à portée de main » (within reach)[1].

L’intérêt européen pour la stabilité balkanique

Même si l’UE ne semble pas prête à intégrer les Balkans occidentaux, elle n’en reste pas moins concernée par leur stabilité géopolitique. En effet, cette région est entourée de pays membres de l’UE, le Sud-Est européen étant par ailleurs identifié par les acteurs communautaires comme une zone de passage –et, dans une moindre mesure, d’origine– pour les migrations illégales.

Or, les questions de sécurité –qui englobent, pour les décideurs politiques, les questions migratoires– sont au cœur des préoccupations communautaires, notamment celles liées à l’établissement de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ), priorité de l’Union depuis l’intégration de l’acquis de Schengen au cadre juridique communautaire en mai 1999[2]. Mais, dans un monde où risques et menaces sont globalisés, assurer sa sécurité intérieure commence hors de son territoire.

C’est cette logique qui a guidé la formalisation de la « Dimension Externe de la Politique Justice et Affaires Intérieures » (DE-JAI) à partir de 2005[3]. Depuis, l’UE a cherché à transférer l’acquis de Schengen vers les pays de son voisinage pour s’assurer qu’ils respectaient ses standards en matière de sécurité, notamment de gestion des frontières et des flux migratoires. Il s’agit là d’un élément crucial de la DE-JAI, particulièrement pour les États ayant vocation à intégrer l’UE comme ceux des Balkans occidentaux, et ce d’autant plus que l’écart entre leurs législations et les standards communautaires implique qu’ils mettent en œuvre des réformes substantielles.

Pour qu’ils acceptent de consentir à ces efforts, l’UE doit cependant leur offrir des contreparties satisfaisantes. Certes la perspective d’adhésion est l’une des motivations fortes, mais son efficacité est entravée par le manque de clarté et de certitude qui l’entoure. En revanche, il est une autre question qui a tenu le haut de l’agenda politique dans cette région depuis la « Déclaration de Thessalonique » de 2003 : la libre circulation des populations des Balkans. À l’exception de la Croatie, tous les pays de la région étaient en effet placés sur la « liste noire » de Schengen, c’est-à-dire la liste des pays pour lesquels un visa était requis pour les ressortissants souhaitant se rendre sur le territoire communautaire.

La libéralisation du régime des visas Schengen[4] s’est donc rapidement imposée comme un levier majeur pour l’UE, étant tout aussi cruciale en politique intérieure (du fait de fortes pressions populaires à ce sujet) que pour les relations avec l’UE, le passage sur la liste blanche étant analysé comme un signe tangible de reconnaissance de la part de Bruxelles.

Un outil de gestion des flux migratoires devenu un instrument du transfert

L’apparente évidence du lien entre «migrations» et « sécurité » dans le discours politique ferait presque oublier qu’originellement, la politique des visas n’avait aucun lien avec la reprise de l’acquis communautaire puisqu’il s’agissait d’un moyen de régulation des flux migratoires et de contrôle de l’accès au territoire de l’Union.

La conditionnalité liée à la libéralisation du régime des visas a pourtant déjà été observée dans le cadre de l’élargissement aux PECO qui s’est conclu en 2004, bien que dans une moindre mesure. Il est frappant, dans le cas des Balkans occidentaux, d’observer un tel niveau d’exigences vis-à-vis de partenaires si peu avancés dans le processus de rapprochement communautaire. À titre d’exemple, selon les conclusions du Conseil de Séville du mois de juin 2002, l’obligation de signer des accords de réadmission n’intervient que pour les pays ayant conclu un «accord de coopération, accord d’association ou accord équivalent» avec l’UE. Or, ce n’était pas le cas de la Serbie au moment de l’introduction des feuilles de route énumérant les engagements à remplir par les pays partenaires afin d’obtenir l’exemption de l’obligation de visas. Mais ces accords étant une condition sine qua non pour la libéralisation du régime des visas, Belgrade a accepté cette contrepartie, malgré les objections émises par des acteurs de la classe politique et de la société civile. Par ailleurs, outre les accords de réadmission, les pays souhaitant obtenir la libéralisation du régime des visas ont également dû adopter et mettre en œuvre plus de quarante mesures touchant aussi bien à la sécurité des documents que la gestion des frontières ou la lutte contre le crime organisé.

L’analyse des conditions associées à la libéralisation du régime des visas permet de saisir l’importance du transfert de l’acquis Schengen auprès du voisinage par l’UE. C’est d’ailleurs ce que corrobore la Communication de la Commission européenne intitulée « Balkans occidentaux : renforcer la perspective européenne » parue en 2008 qui précise que si « [l]'exemption de visa pour les déplacements vers l'Union européenne est d'une importance considérable pour les populations des Balkans occidentaux, [il] convient, dans le même temps, que la libéralisation progressive des déplacements tienne compte des intérêts de l'Union européenne en matière de sécurité intérieure et d'immigration ». C’est ainsi que la Macédoine a été l’un des premiers pays non membres de l’UE à introduire des passeports électroniques et biométriques, remplissant à la fois les critères de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale et les conditions requises par l’UE afin de supprimer l’obligation de visas[5].

L’efficacité de la conditionnalité politique

Plusieurs conclusions peuvent être tirées du processus de négociations ayant abouti à la libéralisation du régime des visas pour la Serbie, la Macédoine et le Monténégro en novembre 2009. Si les PECO ont repris l’acquis de Schengen parce qu’il était l’un des « seuls points de veto crédibles »[6] par rapport à leur intégration à l’UE[7], les pays des Balkans ne l’ont pas fait par rapport à cet objectif. Comme l’a souligné le chercheur Florian Trauner, dans le cas des Balkans occidentaux, la perspective d’adhésion existait mais ne constituait pas une motivation suffisamment tangible. Si la Serbie et la Macédoine ont été particulièrement volontaires pour reprendre l’acquis de Schengen, ce n’est donc pas parce que ne pas le faire leur barrait la voie de l’intégration, mais bien parce que cela les privait de bénéficier d’une libéralisation du régime des visas Schengen à moyen terme. La conditionnalité était donc principalement attachée à la suppression des visas plus qu’à la perspective d’adhésion à l’UE, ce qui constitue un tournant majeur dans la politique d’élargissement, et plus largement dans le cadre des relations entre l’UE et son voisinage.

Un autre élément permettant de souligner l’importance prise par la politique JAI dans la politique d’élargissement est le moment auquel cette dimension des relations entre l’UE et les pays candidats est devenu une priorité sur l’agenda politique. Dans le cas des Balkans occidentaux, on note une rupture avec la logique incrémentale qui avait prévalu lors de l’élargissement aux PECO, la Commission considérant désormais que « la question des réformes difficiles est désormais abordée dès le début du processus »[8], ce que l’on a pu constater dans l’exemple serbe. Si éloigné de la perspective d’intégration, c’est bien la conditionnalité attachée à la signature de l’accord de facilitation de la délivrance des visas qui a pleinement joué pour amener Belgrade à signer les accords de réadmission et adopter les mesures contenues dans l’acquis de Schengen.

Le lien qui s’est par ailleurs développé entre la politique de réadmission et de retours, élément central de la lutte contre l’immigration illégale du point de vue de Bruxelles, et la politique des visas représente un développement encore plus clair mais aussi plus élaboré de la dimension externe de la politique JAI dans la politique globale en matière de liberté, sécurité et justice.

Pour les pays candidats à l’UE, le passage de la liste noire à la liste blanche revêt des sens différents. Non seulement s’agit-il de répondre à une demande de leurs citoyens, mais cela représente aussi un signe tangible de reconnaissance et de confiance de la part de l’UE. C’est notamment en cela que la perspective de libéralisation s’est de facto substituée à celle de l’adhésion. En effet, un État candidat étant parvenu à remplir les critères permettant de figurer sur la liste blanche de Schengen peut en effet considérer avoir franchi une étape-clef. Plus encore, du fait du manque de clarté sur la perspective d’adhésion, la libéralisation du régime des visas a constitué l’objectif à atteindre pour ces États et a focalisé les efforts en terme de réformes comme les débats liés à l’intégration européenne dans ces pays. Un objectif atteint, et même dépassé, si l’on en croit Zorana Vlatković, conseillère du ministre Serbe de l’Intérieur pour l’intégration européenne, selon laquelle « la Serbie est, avec l’Allemagne, le seul pays qui a introduit dans les passeports biométriques un composant de deuxième génération »[9] alors que pour la Serbie le statut de « candidat officiel » demeure « à portée de main »[10].

Notes :

[1] Discours du Président Barroso devant le Parlement croate, Zagreb, 7 avril 2011, disponible sur le site : http://europa.eu/
[2] Pour une définition de l’acquis de Schengen, voir la « Décision 1999/435/CE du Conseil de l’UE du 20 mai 1999 relative à la définition de l'acquis de Schengen ».
[3] La « Stratégie relative à la dimension externe de l’espace de liberté, de sécurité et de justice » (disponible sur le site : http://europa.eu/) met en évidence l’impact des questions de sécurité mondiales sur l’espace de liberté, de sécurité et de justice au sein de l'UE et les mécanismes.
[4] Il s’agit ici des visas court séjour permettant à leur titulaire de séjourner pour une durée de trois mois maximum dans l’espace Schengen (dans le cadre d’une visite familiale, privée ou pour motif professionnel).
[5] Cf. http://www.europeanbiometrics.info/ (page consultée en mai 2009)
[6] Grabbe Heather, “Regulating the Flow of People across Europe”, in Schimmelfennig Frank, Sedelmeier Ulrich (dir.), The Europeanization of Central and Eastern Europe, N.Y.: Cornell University Press, 2005, p. 112-134.
[7] Rappelons ici que la mise en place d’une conditionnalité stricte (les « Critères de Copenhague ») est intervenue en 1993, en réponse aux demandes d’adhésion formulées par certains PECO. Il s’agissait pour l’UE d’assurer la réussite d’un élargissement complexe, tant par son ampleur que par le processus de transition économique et démocratique dans lequel se trouvaient les PECO.
[8] « Stratégie pour l'élargissement » de 2007, document définissant les orientations de la politique communautaire en matière d’élargissement. Disponible sur le site : http://europa.eu/
[9] Interview du quotidien Danas du 6 mars 2011 (traduction Courrier des Balkans). La puce des passeports dits de « deuxième génération » intègre les empreintes digitales de leur détenteur.
[10] Discours du Commissaire Š. Füle devant le Parlement serbe, Belgrade, 29 mars 2011, disponible sur le site : http://europa.eu/

* Anne-Charlotte ORIOL est diplômée de l’Institut d’études politiques de Grenoble

Photographie en vignette : Conférence de presse du Conseil de stabilisation et d’association UE-Macédoine, de gauche à droite: Antonio Milošoski, ministre macédonien des Affaires étrangères, Steven Vanackere, Vice-Premier ministre belge, et Štefan Füle, Commissaire en charge de l’Élargissement, 27 juillet 2010 (« Le Conseil de l'Union européenne », www.consilium.europa.eu).