La reconstruction des Balkans : quelles leçons pour l’Ukraine?

Alors que la guerre se poursuit, la reconstruction de l’Ukraine a débuté. Pour mieux appréhender et préparer les étapes à venir en Ukraine, les leçons de la reconstruction d’après-guerre des Balkans peuvent être utiles, d’autant que les donateurs et les organisations internationales en jeu sont les mêmes, tout comme les logiques et les phases de la reconstruction.


Dragojla, peinture sur métal, 1968.La reconstruction des Balkans avait été annoncée en juin 1999(1). Vingt-cinq ans plus tard, ce processus est toujours en cours. Compte tenu des similitudes liées au contexte de guerre et d’après-guerre, qu’il s’agisse de l’héritage communiste ou de la présence des mêmes acteurs internationaux engagés dans l’aide internationale, il convient de réfléchir aux leçons de la reconstruction des Balkans, ce retour d’expérience pouvant servir pour l’Ukraine.

La reconstruction d’après-guerre : un long processus

La reconstruction des Balkans a débuté dès la fin des conflits en Bosnie-Herzégovine(2) et la signature des accords de Dayton en décembre 1995. Depuis, le processus a connu plusieurs phases : d’abord, le passage de l’aide humanitaire à la reconstruction d’après-guerre de 1995 à 2001, avec les programmes européens Echo, PHARE, Obnova et CARDS(3) ; puis, avec ce dernier programme, une période de soutien à la consolidation des États de 2001 à 2007 et, enfin, une période d’aide à l’adhésion à l’Union européenne de 2007 à 2027 avec les fonds IPA(4)  pour la pré-adhésion des Balkans occidentaux et de la Turquie. Même si les fonds internationaux alloués à la reconstruction des Balkans ont suivi ces trois étapes de façon chronologique, chacune d’elle s’est prolongée en parallèle des nouvelles. Les fonds de pré-adhésion ont connu trois tranches pluriannuelles suivant la programmation budgétaire de l’Union européenne. La dernière tranche des fonds IPA – de 2021 à 2027 – a connu une légère augmentation par rapport aux précédentes.

En l’absence de calendrier pour une adhésion à l’UE, on peut s’interroger sur la suite qui sera donnée aux fonds de pré-adhésion après 2027. En effet, l’échéance de 2030 pour une adhésion des Balkans occidentaux, annoncée en 2023 par le président du Conseil européen Charles Michel, risque de rester comme un simple effet d’annonce pouvant susciter des déceptions et nourrir l’euroscepticisme. L’UE devra donc réfléchir aux moyens financiers qui seront mis en place pour aider ces pays à l’intégrer dans un temps indéfini.

Tranches pluriannuelles des fonds de pré-adhésion IPA

(pour les Balkans occidentaux et la Turquie) 

Tranches des fonds IPA Montants (en Mds€)
IPA I   - 2007-2013 11,468
IPA II  - 2014-2020 11,699
IPA III - 2021-2027 14,162

 

Les donateurs pour la reconstruction des Balkans sont les mêmes que ceux pour l’Ukraine. L’UE tient une place importante avec les fonds alloués et les différents instruments financiers mis en œuvre. Avant la guerre, l’Ukraine bénéficiait déjà des fonds de la politique européenne de voisinage. Par ailleurs, certains États membres contribuent aussi de façon bilatérale à la reconstruction. Les États-Unis apparaissent, dans le cas des Balkans comme de l’Ukraine, également comme un contributeur important. Par ailleurs, la Banque mondiale, la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et d’autres organisations internationales – au total, une cinquantaine d’acteurs internationaux – participent au processus de reconstruction. La coordination entre eux est un point important pour l’efficacité de l’aide.

Une aide en deçà des besoins

En juin 1999, lorsque les bombardements sur la Serbie et le Monténégro ont pris fin et en parallèle de l’annonce d’un Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est, un plan Marshall pour les Balkans fut annoncé. Il ne vit pas le jour et les montant alloués pour l’aide internationale à la reconstruction ont été largement inférieurs aux besoins. Ainsi, dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, après la signature des accords de Dayton et la première conférence des donateurs, un montant de 5,1 Mds$ était promis pour une période de cinq ans, alors que les besoins en reconstruction avaient été estimés à 100 Mds$. Dans le cas de l’Ukraine, les efforts pour la reconstruction ont été estimés à 400 Mds€ par la Banque mondiale au printemps 2023. Or, fin juillet 2023, à peine 400 M€ ont été promis par les États membres. Pour la seule année 2024, les autorités ukrainiennes estiment à 15 Mds€ les besoins en reconstruction d’urgence. Les écarts sont donc significatifs entre les sommes allouées et les besoins.

Par ailleurs, la lenteur dans l’attribution des fonds ne permet pas, bien souvent, de répondre à l’urgence des besoins. Dans le cas des fonds de pré-adhésion IPA pour les Balkans occidentaux et la Turquie, il faut attendre deux à trois ans entre la phase de programmation des fonds et leur mise en œuvre.

Une adaptation continue entre reconstruction d’après-guerre et intégration à l’UE

Le cas des Balkans occidentaux a montré que le processus de reconstruction d’après-guerre, notamment pour les infrastructures, était plus rapide à mettre en œuvre que l’intégration à l’UE. Pourtant, l’aide internationale doit s’adapter à ces deux processus, dont chacun a ses spécificités propres. En ce qui concerne la reconstruction des infrastructures, la lenteur réside principalement au niveau de la préparation des documentations techniques ; en ce qui concerne le processus d’intégration à l’UE, le cas des Balkans occidentaux a montré que plusieurs étapes étaient nécessaires : signature d’accords de stabilisation et d’association, obtention du statut de candidat, début des négociations, harmonisation et transposition de l’Acquis communautaire.

La reconnaissance du statut de candidat à l’adhésion accordée à l’Ukraine et à la Moldavie le 23 juin 2022, puis à la Géorgie le 14 décembre 2023 au moment même où les deux premiers pays étaient autorisés à entamer les négociations, ont suscité de nombreuses réactions dans les Balkans, voire une certaine incompréhension de la part des pays des Balkans occidentaux qui attendent depuis de nombreuses années une accélération du processus d’adhésion ainsi qu’un calendrier afin de définir un avenir européen. En effet, depuis la déclaration de Thessalonique de juin 2023, l’avenir européen des Balkans occidentaux a été maintes fois affirmé mais aucune date précise et crédible pour une adhésion n’a été affirmée. Vue des Balkans, l’accélération du processus d’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie est incompréhensible.

Dragojla, "Sans titre", peinture sur métal, 1968.

Dragojla, "Sans titre", peinture sur métal, 1968.

 

Une aide internationale ciblée pour renforcer l’État de droit

Les pays des Balkans occidentaux tout comme l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie sont confrontés au problème de l’État de droit. Dans le cas des Balkans occidentaux, la Cour des comptes européenne a estimé dans son Rapport de 2022 que l’action de l’UE avait contribué « à la mise en place de réformes concernant des questions techniques et l’élaboration de la législation y afférent, mais qu’elle avait eu globalement peu d’impact sur les réformes fondamentales en matière d’État de droit dans la région ». En effet, on assiste à une persistance de problèmes chroniques malgré les avancées dans les réformes.

Cette situation contrastée est aussi présente en Ukraine, en Moldavie et en Géorgie. En effet, de nombreux rapports ont fait état de la corruption en Ukraine. Ainsi, la Cour des comptes européenne précisait en 2021 que « la grande corruption et la ‘captation de l’État’ minent l’Ukraine depuis de nombreuses années ». Malgré les efforts en cours, en 2023 et 2024, des scandales liés à la corruption ont éclaté. Dans ces conditions, la question se pose du rôle et de l’efficacité de l’aide européenne dans la consolidation de l’État de droit.

Les limites de la comparaison

La réconciliation dans les Balkans reste encore un chantier en 2024 malgré de nombreux efforts et programmes mis en œuvre pour renforcer la coopération régionale. Cette réconciliation se heurte à la réécriture et à l’interprétation de l’Histoire depuis les années 1990 par les nouveaux pouvoirs en place. Ces derniers affirment d’ailleurs leur mainmise sur les systèmes éducatifs : ainsi, les thèses révisionnistes sont enseignées, les monuments de lutte contre le nazisme et le fascisme sont oubliés ou détruits, les lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale abandonnés. Ceux qui ont été jugés comme criminels de guerre par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de La Haye sont considérés par certains comme des héros dans leur pays.

La reconstruction d’après-guerre dans les Balkans a eu lieu sans réel travail de réconciliation. Pourtant, sans celle-ci, la reconstruction demeure un processus indéfini qui ne permet pas le rétablissement des liens entre les populations et les États. Il n’en reste pas moins que tous les pays des Balkans occidentaux souhaitent intégrer l’Union européenne, dans laquelle une vie en commun devra être rendue possible. Une reconstruction sans réconciliation risque aussi d’entretenir l’instabilité, rendant d’autant plus fragile et difficile une paix durable.

Notes :

(1) Daniela Heimerl, Yorgos Rizopoulos, Nebojsa Vukadinovic, « Contradictions et limites des politiques de reconstruction dans les Balkans », in Revue d'études comparatives Est-Ouest, vol. 30, 1999, n° 4, pp. 201-244.

(2) Nebojsa Vukadinovic, La reconstruction de la Bosnie-Herzégovine : aide internationale et acteurs locaux, Les études du CERI, 1996.

(3) ECHO : Office humanitaire de la Commission européenne ; PHARE : ce programme a été mis en œuvre dès 1989, initialement pour l’assistance à la reconstruction des économies de la Pologne et de la Hongrie puis a été élargi à l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale. En 1996, 10 % du programme PHARE ont été alloués à la reconstruction d’après-guerre de la Bosnie-Herzégovine ; OBNOVA (traduction du BCMS/bosniaque-croate-monténégrin-serbe) : Reconstruction ; CARDS : programme d’assistance communautaire pour la reconstruction, le développement et la stabilisation de l’Europe du Sud-Est qui a bénéficié aux pays des Balkans occidentaux.

(4) IPA : instrument d’aide de pré-adhésion.

Vignette : Dragojla, "Sans titre", peinture sur métal, 1968.

 

* Nebojsa Vukadinovic est enseignant à Sciences Po Paris (campus de Dijon) et chercheur associé à l’IRM-CMRP.

Pour citer cet article :Nebojsa VUKADINOVIC (2024), « La reconstruction des Balkans : quelles leçons pour l'Ukraine ? », Regard sur l'Est, 29 avril.