La renaissance de la culture juive en Lettonie depuis 1988 Entretien avec Iļja Ļenskis, directeur du musée «Les Juifs de Lettonie» à Riga

Comment situer le renouveau de la culture juive en Lettonie dans l’histoire soviétique et dans le regain de l’indépendance du pays? Entretien avec Iļja Ļenskis, jeune et nouveau directeur du musée «Ebreji Latvijā» (Les Juifs de Lettonie) à Riga.


Cimetière juif de Krāslava dans la région de Latgale.Propos recueillis le 21 juin 2011 et traduits du letton par Eric Le Bourhis

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la création du musée et sur ses activités?

La création de notre musée en 1989 fait partie intégrante de la renaissance de la culture juive en Lettonie. Nous étions au départ un centre de documentation et d’archives, mais le musée à proprement parler a ouvert ses portes en 1996. Nous sommes ici seulement trois personnes à travailler à plein temps: un commissaire d’exposition, une responsable des archives et moi-même, directeur et chercheur. Le musée s’appuie également sur le travail de nombreux volontaires, surtout des historiens, qui fournissent des matériaux recueillis sur le terrain, constituant la base des expositions. C’est une institution privée, reconnue par l’État. Les expositions comportent certes des matériaux ethnographiques mais le musée est avant tout un musée historique qui raconte l’histoire des Juifs en Lettonie, en incluant les questions de culture et de religion. Le musée appartient à la communauté juive de Riga [Rīgas ebreju kopiena][1], ainsi que le bâtiment où nous nous trouvons. Nous entretenons également des liens particuliers avec les deux autres communautés les plus importantes du pays, situées à Daugavpils et à Liepāja. Le musée a ainsi apporté son aide, en tant qu’expert, pour le montage d’expositions sur l’histoire régionale des Juifs dans ces deux villes.

Et vos projets?

Un des derniers projets du musée, en train d’aboutir, est un travail de documentation sur les cimetières juifs. Il s’agit d’un projet d’envergure européenne piloté à Bruxelles et que nous avons coordonné en Lettonie. Ce projet, «Lo tichkah», ce qui signifie «N'oublie pas!», demandait une collaboration avec les petites communautés[2] de province, avec lesquelles nous avons moins l’habitude de travailler. C’est un projet qui s’adresse aux jeunes, et qui consiste à documenter et cataloguer ces cimetières, en particulier ceux qui sont dégradés et abandonnés. Il ne s’agit pas seulement d’un travail de reconnaissance et de nettoyage des cimetières: nous organisons des séminaires informatifs et nous nous efforçons d’impliquer localement des jeunes qui ne font pas partie de la communauté. Un certain intérêt pour la culture juive existe bien en Lettonie. Ce n’est pas comme aux États-Unis ou comme dans certains pays européens, où c’est une question de mode. Mais il s’agit d’un intérêt général pour la culture juive, et d’un intérêt local pour des éléments concrets du patrimoine juif.

S’agit-il d’un travail d’archives ou bien de terrain?

À vrai dire, le travail d’archives avait déjà été réalisé en partie il y a sept ans, dans le cadre de la préparation de l’ouvrage de notre collègue Mejers Melers sur les cimetières juifs de Lettonie[3]. Toutefois, dans le cadre du projet, des éléments très intéressants sont apparus à la lecture des archives. Riga était à la fois le cas le plus difficile et le plus facile. En effet, le cimetière juif de Riga, qui a été créé en 1926, est très grand et compte 28.000 tombes. Mais avant même le lancement du projet, nous disposions de données assez complètes sur l’âge et sur le nombre des tombes, de sorte que des recherches complémentaires n‘étaient pas nécessaires. Le travail était plus délicat dans la région de Latgale où les informations étaient plus difficiles d’accès et où certains cimetières restent introuvables, malgré les documents d’archives et les témoignages, parfois même récents, attestant leur existence.

Que faire des témoignages individuels recueillis?

À titre de comparaison, des ethnographes professionnels mènent depuis assez longtemps à Moscou ou à Saint-Pétersbourg des recherches sur l’ethnographie et le folklore juifs, transcrivent par écrit des témoignages personnels, tandis que des historiens travaillent sur l’histoire sociale des Juifs. Mais chez nous, cette recherche en est encore à ses débuts. Concernant l’activité muséographique, nous tentons d’intégrer les souvenirs et témoignages recueillis dans les expositions. Pour le moment, celles-ci présentent de manière très traditionnelle des photographies et des extraits de journaux intimes, notamment de témoins de la Shoah. Dans le futur bâtiment du musée, qui nous a été attribué par le ministère de la Culture dans la vieille ville de Riga, nous avons prévu d’intégrer davantage de témoignages individuels, recueillis notamment sur dictaphone.

Vous parlez de témoignages dont vous disposez déjà?

Oui, mais il est toujours possible de trouver de nouvelles personnes à interroger -certaines viennent d’ailleurs directement nous voir pour parler. Toutes ces personnes ont pour la plupart plus de quatre-vingts ans et étaient enfants dans les années 1920-1930. Même si, très souvent, ces témoignages n’apportent que peu d’éléments nouveaux, il est important pour nous de les enregistrer et de les conserver. La difficulté est alors de trouver les bonnes personnes à interroger, de préparer avec elles l’enregistrement des témoignages et de ne pas interroger au hasard et de manière improvisée les passants dans des villages, comme on pourrait le faire dans le cadre de recherches moins spécifiques.

Les années 1920-1930 représentent-elles une priorité pour le musée?

Oui et non. Nous accordons une grande importance aux périodes plus anciennes, à partir du 16e siècle. D’ailleurs, cette année, nous commémorons certes les 70 ans de l’Holocauste, mais nous célébrons également symboliquement le 450e anniversaire de la présence juive en Lettonie. Toutefois, d’une part, il est vrai que l’accès aux archives des années 1920-1930 est le plus simple, et que cette période est également celle de la plupart des nouveaux documents qui nous parviennent, notamment des photographies. D’autre part, les visiteurs du musée sont avant tout intéressés par cette période avec laquelle ils entretiennent un lien émotionnel particulier à travers leurs grands-parents ou arrière-grands-parents. Mais, par exemple, les visiteurs dont les aïeux ont émigré aux États-Unis ou en Afrique du Sud sont davantage intéressés par le 19e siècle. Il me semble personnellement qu’il reste beaucoup de choses à écrire sur les années de la Première République de Lettonie. Nous sommes dans une situation paradoxale avec un assez grand nombre de livres publiés, ici ou bien ailleurs, sur l’histoire des Juifs en Lettonie en général, mais très peu de publications sur des questions spécifiques[4].

Peut-on parler d’un renouveau de la culture juive en Lettonie et quel terme employer?

Il s’agit d’une renaissance (atdzimšana). C’est le terme que nous employons. À partir de 1940-1941, la culture juive a été opprimée et encadrée et, en 1988-1989, elle a connu une renaissance. Toutefois, il ne s’agit pas de reconstruire ce qui a disparu, à la manière de nombreuses tentatives, en Lettonie, de redonner vie, mécaniquement, à ce qui existait avant la guerre. En effet, la communauté juive a beaucoup changé, et son expérience historique est aujourd’hui tout à fait différente de celle d’avant 1941[5]. Mais, malgré cela, il s’agit d’une renaissance, dans la mesure où nous avons des liens avec cette communauté d’avant-guerre, dont nous nous considérons unanimement les successeurs, avec un autre visage, à la manière dont la cinquième République française a pu d’une certaine manière se réclamer de la première République.

Pourquoi 1988?

Parce que les débuts de la renaissance de la culture juive en Lettonie à proprement parler s’inscrivent dans le cadre de l’Atmoda[6]. Certes, l’époque soviétique a connu de nombreuses tentatives, par exemple dans les années 1940 avec des groupes de théâtre juifs ou avec des publications à caractère littéraire. Les gens ont essayé de se retrouver et de parler, surtout à Riga, mais ces tentatives ont été rattrapées par les répressions staliniennes entre 1948 et 1953. À la fin des années 1950 a été créé un chœur, qui a officié durant plusieurs années; dans les années 1950-1960 ont été érigés de petits monuments (plus ou moins explicites, ndlr) à la mémoire des victimes de l’Holocauste dont le plus connu est celui de Rumbula; dans les années 1960-1970, la communauté s’est mobilisée autour du mouvement d’émigration vers Israël. Tout cela participe au mouvement de renaissance, ou du moins à la tentative de ne pas perdre ce qu’on a. On ne peut pas dire qu’après les années 1940, on n’avait plus rien et que nous sommes sortis du néant en 1988. Même durant les années les plus noires, des membres de la communauté ont essayé de sauvegarder cette culture, une position qui entrait en conflit avec le régime politique, comme ailleurs en Union soviétique. De ce point de vue, nous n’étions pas les premiers. Quand je dis «nous», je parle de mes prédécesseurs, car, pour ma part, j’ai commencé à participer à ce mouvement en allant à l’école. J’ai aujourd’hui 26 ans. Dans les années 1980-1990, l’enthousiasme dominait la communauté et la société en général. La création de l’État en 1990-1991 nous a permis de nous développer dans des conditions normales et stables. Cela signifie beaucoup, notamment pour le musée où les gens peuvent venir apporter des objets. Il est en effet important pour eux que soient conservées toutes ces choses qu’on ne sait pas où ranger et dont les enfants n’ont pas besoin. Cette renaissance continue encore aujourd’hui mais sous d’autres formes.

Plus précisément, nous employons le terme de mouvement national juif (ebreju nacionālā kustība) pour désigner le renouveau culturel de la période qui va de 1945 à 1988. Ce mouvement ne pouvait pas exister officiellement mais cela ne signifie pas qu’il n’existait pas. À partir de 1988, nous employons le terme de renaissance (atdzimšana). Nous n’avons pas inventé ces termes. En Russie, des chercheurs et des membres actifs du mouvement national eux-mêmes utilisent l’expression Mouvement juif indépendant (evreïskoe nezavissimoe dvijenie). Un mouvement tel qu’il en existait d’autres en URSS. Personnellement, j’ai du mal à mener des recherches sur ces 70 dernières années car les témoins sont toujours vivants. Dans ces conditions, comment rester objectif jusqu’au bout? Comment être sûr de n’offenser personne, comment être sûr qu’un témoin ne reviendra pas après deux ans et racontera autre chose. Mais la recherche continue. Une étudiante a écrit récemment un mémoire de master avec le professeur Stranga sur ce mouvement national juif en Lettonie.

Comment définir le rôle de Riga dans ce mouvement national?

Riga était bien sûr un des centres principaux du mouvement en Lettonie, et ce pour plusieurs raisons, à commencer par le fait que les Juifs de Riga étaient peu assimilés au régime soviétique. En effet, en Lettonie, la communauté juive a connu le régime soviétique durant vingt ans de moins (les années 1920-1930), ce qui a laissé vingt ans de plus pour le développement du mouvement sioniste. Même en 1945 et 1946, des tentatives de départ vers Israël ont été organisées, raison pour laquelle plusieurs activistes de Riga ont été emprisonnés. En outre, les Juifs de Lettonie avaient peut-être plus de contacts avec les Juifs de l’étranger, notamment des parents. En Lettonie, l’attitude générale était plus tolérante envers ces contacts, même au sein des institutions soviétiques. Et c’est surtout à Riga qu’on pouvait ressentir ce libéralisme. Obtenir une autorisation de départ était d’ailleurs même plus facile à Riga qu’en Ukraine, en Biélorussie ou même en Russie. Tout le monde le savait et c’est pourquoi de nombreuses personnes envoyaient leur demande à Riga. Pourquoi? Je ne saurais répondre. Personne n’a étudié, à ma connaissance, l’activité des administrations soviétiques de Riga sur ce sujet. L’organisation des départs est un élément important: beaucoup des activistes de la fin de l’époque soviétique sont encore actifs au sein de la communauté, qu’ils résident ici ou bien en Israël. Tout ne s’est pas arrêté avec la victoire sur le régime soviétique.

Notes:
[1] Association créée en 1988 en tant qu’Association culturelle juive de Lettonie et renommée en 1992. Elle compte aujourd’hui 8.000 membres.
[2] La législation lettone distingue les communautés à statut associatif, en général à caractère avant tout culturel et qui coordonnent la vie juive à l’échelle d’une ville (kopiena), des communautés à statut d’organisation religieuse (reliģiskā draudze), dont il est plutôt question ici.
[3] Mejers Melers, Ebreju kapsētas Latvijā, Riga: Šamir, 2006.
[4] I.Ļenskis travaille aujourd’hui sur les organisations militaires juives dans les années 1920-1930 et sur la participation des Juifs à la guerre d’indépendance 1918-1920.
[5] Voir à ce sujet Luc Lévy, «Les Juifs de Lettonie: De l’oubli à la mémoire», Le Courrier des pays de l’Est, La Documentation française, n° 1061, 2007, p.76-84.
[6] Troisième Atmoda ou éveil national letton, marqué notamment par la création du Front populaire en 1988.

Photographie: Cimetière juif de Krāslava dans la région de Latgale. © Olga Procevska, 2011.