La ruée vers l’Est des calvados normands

C’est une petite goutte normande dans l’océan mondial des spiritueux. Confidentiel mais réputé, le calvados s’exporte très bien. Notamment en Russie où le digestif haut de gamme satisfait la soif d’authenticité de la bourgeoise moscovite ou pétersbourgeoise. A tel point que les deux principales marques, Boulard et Père Magloire, ont décidé de s’adosser à un fonds d’investissement suisse dominé par le PDG du groupe russe de cosmétique Kalina.


Le corps lové entre deux collines plantées de pommiers en fleurs et semées de vaches bringées, Ilia Ilitch Oblomov sommeille tranquillement en cette douce matinée de mai 2008. Ici, à l’extrême ouest du continent européen, la Russie éternelle incarnée par l’indolent personnage de Gontcharov[1] semble avoir trouvé gîte et couvert dans des effluves de pommes et de calvados.

Normandie. Pays d’Auge. Dans ce fief des Appellations d’origine contrôlée, la Russie est devenue en moins de cinq ans le nouvel eldorado des producteurs de calvados AOC pays d’Auge. «D’après les professionnels, le marché russe serait effectivement très porteur pour le calvados dans les années à venir», confirment les services de l’Interprofession des appellations cidricoles (IDAC) à Caen. «De 2006 à 2007, on est passé de 30.000 à 37.000 bouteilles expédiées vers la Russie, soit 22% d’augmentation.» Exporté à plus de 50% dans le monde entier, le calvados est exporté à plus de 50% dans le monde. Toutefois la Russie n’en est encore qu’une destination marginale avec 3% à peine des exportations mais c’est bien à l’Est que la progression est la plus spectaculaire et la plus récente. Cela fait trois ans à peine par exemple qu’Etienne Dupont, producteur indépendant de cidre et de calvados installé à Victot-Pontfol, a pris pied en Russie: «Nous sommes un petit domaine mais nous exportons plus de la moitié de notre production (150.000 bouteilles par an). La Russie représente aujourd’hui 5% de nos ventes.»

Le déclic s’est produit en 2005-2006, à la faveur de la fameuse crise de l’alcool en Russie. «Pendant un temps, toutes les importations d’alcool étaient bloquées en raison d’un imbroglio administratif et fiscal. Seul le cidre, jusqu’alors inconnu en Russie, a réussi à se frayer un chemin. A la même époque, l’ambassade de France à Moscou et la Chambre de Commerce et de l’Industrie du Pays d’Auge ont monté un salon des cidres et calvados sur place. C’est ainsi que notre importateur russe, Collection de Vins (Kollektsiya Vin) a pris contact avec nous

Des importateurs avisés

Le choix du partenaire russe est déterminant en la matière. Car c’est bien lui qui supporte l’essentiel des risques financiers et commerciaux, la très grande majorité des exportateurs normands vendant ex-works (sortie d’usine), paiement comptant à l’avance. «En Russie comme ailleurs», précise Etienne Dupont. «C’est une spécificité du marché de l’alcool», ajoute Didier Bédu, directeur du Château du Breuil (380 000 bouteilles/an) et président de l’IDAC. «L’alcool est un secteur très réglementé et fortement taxé. D’où la nécessité de passer par des importateurs agréés qui prennent en main toutes les questions administratives et douanières.» A cela s’ajoutent des raisons pratiques: «Les volumes de calvados exportés ne sont pas suffisants pour justifier un semi-remorque complet. Les importateurs ont donc leurs propres transitaires dont les camions sillonnent l’Europe pour compléter leurs chargements de plusieurs types d’alcools relevant du même type de réglementation», indique Vincent Boulard, directeur des calvados Boulard et Lecompte[2].

En plus des risques de casse ou de vol lors du transit, les importateurs russes doivent supporter une avance de trésorerie conséquente avant d’encaisser leurs premiers bénéfices. «Il faut tirer notre chapeau aux importateurs car ce sont eux qui font l’essentiel du travail. A ce titre, il faut souligner le professionnalisme de nos partenaires russes qui ne sont pas seulement riches mais très avisés», insiste Didier Bédu. Présent sur le marché russe depuis 1999, Château du Breuil a conservé le même importateur contacté lors du salon Vinexpo de Bordeaux, le groupe DP Trade. «Une très belle maison présente à 70% dans les arts de la table et à 30% dans les vins et spiritueux. DP Trade a construit progressivement un très beau catalogue de produits haut de gamme sachant qu’un jour l’économie russe décollerait. Ce jour est arrivé.» Le choix du partenaire a été plus laborieux pour les calvados Boulard et Lecompte, n°2 français des calvados sous marque avec 800.000 bouteilles par an. Démarrée en 1992 avec le groupe Martini alors actionnaire des calvados Boulard, l’expansion en Russie a été brutalement interrompue entre 1998 et 2003 à la suite de la crise financière russe de l’été 1998 et du retrait de Martini de l’actionnariat de Boulard.

«L’importateur doit avoir une carte déjà bien fournie pour vouloir l’enrichir d’un alcool aussi typique mais confidentiel que le calvados». Ni trop petit, car la capacité financière serait insuffisante, ni trop gros, car le partenariat serait déséquilibré, le choix de Boulard s’est arrêté en 2005 sur la société Vinicom. «On repart sur de bonnes bases. Je n’oublie pas que nous occupions près de 70% des parts de marché du calvados en Russie entre 1992 et 1998», rappelle Vincent Boulard. Directeur de Père Magloire, la marque leader des calvados, Benoît Pellerin se souvient lui aussi du «passage difficile de la crise de 1998»: «Mais nous avons tenu bon avec le même importateur, la société White Hall. Les exportations en Russie ont repris en 2000 et représentent aujourd’hui 10% de notre chiffre d’affaires. Notre produit a un goût et une histoire qui plaisent fortement aux Russes qui ont les moyens de se payer nos meilleures bouteilles haut de gamme. Les calvados les plus vieux, les packagings les plus élaborés, les cuvées spéciales, c’est le haut du panier qui se vend le mieux en Russie. Trois fois plus qu’en France en proportion

Haut de gamme et culturel

En Russie, les calvados normands sont distribués dans les circuits haut de gamme. «Ma clientèle moscovite, puisque pour l’instant je ne suis présent qu’à Moscou, appartient à une bonne bourgeoisie. Mais ce n’est pas pour autant la jet-set», souligne Etienne Dupont. Même constat pour Benoît Pellerin: «Ce n’est pas un achat snob. On commence à fidéliser une clientèle russe qui apprécie les notes aromatiques et la typicité des calvados.» Des grands restaurants Pouchkine ou Fauchon à Moscou au réseau de cavistes Aromatnii Mir, en passant par les épiceries fines ou même la distribution plus classique (Auchan, Spar, etc.) pour Boulard, les calvados du Pays d’Auge ont su se frayer un chemin vers le palet des nouveaux gourmets russes. «Les gens ont tourné la page de la parenthèse soviétique. Le goût du calvados leur rappelle ce plaisir des belles choses qui a toujours animé le peuple russe», estime Vincent Boulard.

Sur ce plan, les Normands ne sont pas avares en conseil et soutien sur place pour vanter leurs calvados. Cours de dégustation pour sommeliers russes, invitations de journalistes gastronomiques, explication des principes de la double distillation, exposé historique de leurs maisons respectives, petit abrégé des variétés de pommes, les Normands vendent autant un savoir-faire qu’un produit. Et cela plaît visiblement aux Russes. «Ils sont très sensibles à l’ancrage culturel et géographique du calvados même si bien peu de Russes connaissent la Normandie», explique Benoît Pellerin.

2008, les Russes débarquent

L’engouement russe pour le calvados a atteint son paroxysme à la fin de l’année 2007 et au début de 2008 avec la prise de participation majoritaire de l’homme d’affaires russe Timour Goriaïev dans le capital de Pays d’Auge Finance, la holding financière commune aux calvados Père Magloire et Boulard-Lecompte, via le fonds d’investissement Spirit Capital, doté de 25 M€ de capital et basé à Lausanne. Les deux marques leader du calvados sont désormais détenues à 80% par le PDG du groupe de cosmétique Kalina[3] viale fonds Spirit Capital et 20% par les familles Pellerin et Boulard.

«Les Russes sont des gens très intelligents, très bien formés, qui se sont coulés dans l’économie de marché avec une aisance remarquable. Ce nouveau partenariat est une excellente opportunité pour notre développement à l’international sur les marchés émergents», commente Benoît Pellerin. Une perspective que défend Didier Bédu comme président de l’IDAC, en évoquant une «interprofession pauvre qui ne vit que des maigres cotisations de ses adhérents producteurs». Il ajoute: «Nous n’avons pas les moyens comme LVMH de mettre 10 millions d’euros dans le lancement d’un produit. 10 millions d’euros, c’est grosso modo l’ensemble du chiffre d’affaires des producteurs de calvados. C’est parfois désolant de constater que le calvados est apprécié de tout le monde mais que personne ne le connaît. Nous sommes assis sur une pépite. Nous avons le potentiel d’être dix fois plus gros

Du côté russe, le calvados est d’abord une source de diversification des avoirs pour le jeune PDG de Kalina. Mais qui sait si Timour Goriaïev, 41 ans, ne rééditera pas là le succès qu’il a connu en reprenant en 1996 l’ancienne usine d’eau de Cologne soviétique? Kalina, dix ans plus tard, c’est le quart du marché russe de cosmétique ainsi que les parts de son concurrent allemand racheté, Dr Scheller, présent en Allemagne, en Autriche et aux Pays-Bas.

L’expérience russe des calvados normands se répand déjà en Asie centrale. «Quand on vend à Moscou, on parvient à toucher par ricochet Tachkent ou Almaty qui imitent toujours le modèle russe. Mais il faut impérativement être à Moscou», souligne Vincent Boulard. L’avenir dira si le succès du calvados sur les nouveaux marchés de l’Est s’écrira en cyrillique et si Moscou sera la bonne étape pour, demain, prendre pied en Inde, le nouvel horizon des Normands.

[1] Oblomov est un des romans les plus célèbres d’Ivan Alexandrovitch Gontcharov.
[2] Calvados Boulard et Lecompte, deux marques indépendantes commercialement regroupées sous la même entreprise SACB dirigée par Vincent Boulard.
[3] Kalina Concern, entreprise fondée en 1942 et privatisée en 1992, est un centre industriel installé à Ekaterinbourg (4.000 employés) spécialisé dans les cosmétiques et les dentifrices.

*  Frédérick AUVRAY est journaliste indépendant