La ruse de Ruslan

Mer Noire, kilomètre 0 ; Vilkovo, kilomètre 15. Comme pour les deux autres bras du delta du Danube, le kilométrage du bras de Kilia, frontière naturelle qui sépare l’Ukraine de la Roumanie, commence à l’embouchure. Une astuce de géographes, qui a défaut de n’avoir jamais pu situer avec précision la source du Danube, ont préféré le mesurer en commençant par sa fin. Vilkovo, vingt mille habitants, est située sur la rive gauche du bras de Kilia, en Ukraine. A quinze kilomètres de la mer Noire, donc.


En face, décalé d’à peine deux kilomètres en amont du fleuve, le village roumain de Periprava dresse ses miradors désaffectés, qui tiennent en respect les miradors ukrainiens également promis à la démolition, vestiges de l’époque rouge où la Roumanie et l’Ukraine, pourtant territoires du même bloc, vivaient en camps retranchés. C’est à Periprava que nous avions rencontré, il y a six mois, Tudor et Aurélia dans leur petite maison bleue. C’est à Vilkovo que nous avons rencontré Ruslan et Hélèna dans leur petite maison du bord du fleuve. Tudor et Ruslan ne se connaissent pas mais font le même métier à deux kilomètres l’un de l’autre : garde-frontière.

Les Ukrainiens se plaisent à dire que Vilkovo est comme une petite Venise du Nord : construite sur un réseau naturel de petits canaux, ses pêcheurs vont et viennent jusqu’au cœur de la ville avec leurs barques étroites, jusque sous les yeux de Lénine dont la statue se dresse encore sur la place centrale. C’est grâce à ce réseau que Ruslan va trouver la solution et réussir à nous emmener voir Oust-Dunaisk.

Oust-Dunaisk, kilomètre 0. C’est sur ce point précis qu’a été construit du temps de l’URSS ce que l’on dit être ici l’un des plus grands ports flottants du monde. La raison ? L’Ukraine ne possède que 18% du delta du Danube, une zone dénuée de ville maritime comme peut l’être Sulina en Roumanie. Et Vilkovo est trop loin et trop petite pour accueillir des bateaux de forts tonnages. D’où l’idée d’un port flottant à l’entrée du delta. Une réalisation technique qui a fait la fierté des Ukrainiens de la région avant qu’elle ne finisse par symboliser la ruine de leur économie. Depuis dix ans, Oust-Dunaisk somnole et rouille.

Aucune carte, à part peut-être celles des états-majors, ne mentionne l’existence d’Oust-Dunaisk, pièce maîtresse du complexe militaro-industriel régional. Pour s’y rendre, il faut montrer patte blanche... et avoir le bon tampon. A Vilkovo, le capitaine du port d’Oust-Dunaisk est un pur produit de l’ancien régime, légèrement saoul et complètement buté. Pas question d’aller voir son port. Est-ce une zone militaire ? Non. Est-ce dangereux ? Non. Est-ce interdit aux étrangers ? Non, mais vous n’avez pas le bon tampon sur votre passeport. Allez le demander à Izmail, c’est à 120 kilomètres d’ici. A qui ? Je ne sais pas. Et maintenant circulez, il n’y a rien à voir.

Ruslan a honte. “C’est la connerie soviétique”, asséne-t-il en sortant de la capitainerie. Du haut de ses 26 ans, il ne supporte plus ces vieilles habitudes de paranoïaque. Il tient là une belle occasion de faire la nique au capitaine. Rendez-vous est pris demain à neuf heures chez lui, avec consigne de venir discrètement. Inutile d’attirer l’attention.

D’ailleurs la nuit a porté conseil : Ruslan craint les contrôles inopinés de la police fluviale qui surveille l’entrée du bras menant à Oust-Dunaisk. Alors il ruse : nous allons l’attendre à l’autre bout de la ville, au bord d’un petit canal qui permet de court-circuiter les policiers du fleuve. Une heure plus tard, Ruslan arrive au kilomètre 1 et coupe son moteur par peur des contrôles des gardiens du port. Oust-Dunaisk est là, à demi cachée par les roseaux, ses trois grues immobiles dans les vents du delta. Sans activité, il a certainement perdu de sa grandeur et l’on n’entend rien du tintamarre habituel des ports. “Voilà”, conclut Ruslan avant de faire demi-tour,”C’est Oust-Dunaisk endormi. Et depuis dix ans, c’est comme ça. Presque rien ne bouge. C’est la nuit en Ukraine”.

Par Guy-Pierre CHOMETTE de Lisières d'Europe

Vignette : Bras de Kilia et de Chilia (Photo : domaine public)

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