A quelques semaines des cérémonies officielles qui marqueront en mai 2003 le tricentenaire de Saint-Pétersbourg, un certain désenchantement succède à l’euphorie initiale. Scandales financiers, retard dans les travaux et manœuvres politiques sont perçus avec amertume par les citadins, qui craignent que la fête ne soit pas celle de « leur » Pétersbourg.
La « capitale européenne » de la Russie fête cette année ses 300 ans. Pour les Russes, c’est l’occasion de rendre hommage au patrimoine de l’histoire commune du continent, en célébrant la singularité culturelle de « Piter ». Il n’est pas de manifestation cette année qui n’y soit placée sous le signe du jubilé - des musées à la scène en passant par les canaux et le stade. Belle au Bois Dormant d’un conte moderne, la deuxième ville se réveille d’une longue nuit, se préparant à prendre sa revanche sur sa rivale, qu’on appelle ici « le grand village » et qui a fêté à grands frais son 850ème anniversaire en 1997 : Moscou. D’autres cités plus anciennes, comme Arkhangelsk, Pskov ou Kazan, ont ou vont fêter leur jubilé – mais aucune ne peut prétendre faire de l’ombre à Moscou comme dame Pétersbourg, avec la bénédiction du président Poutine, principal maître de cérémonie.
Renouant avec sa réputation de « fenêtre sur l’Europe », la ville compte se mettre à l’honneur comme vitrine de la civilisation européenne en Russie et pont jeté entre l’Est et l’Occident – une symbolique que le président russe, originaire de Leningrad, compte récupérer à son compte en accueillant dans sa nouvelle résidence diplomatique une quarantaine de chefs d’Etat et de gouvernement étrangers le dernier week-end de mai. Et ce, au grand dam des habitants, inquiets des dérives sécuritaires qui ne manqueront pas de gêner le quotidien de la capitale du District Fédéral Nord-Ouest.
La fin de trois cents ans de solitude
Pour les habitants, qui ont débaptisé Leningrad par référendum voici dix ans, 2003 est un prétexte pour affirmer une identité alternative, mélange d’histoire et de modernité. Le traditionnel encensement du mythique Pierre le Grand sera l’occasion de célébrer le passé glorieux de Pétersbourg, « capitale impériale » de la Russie tsariste (de 1712 à 1918). La ville mettra en avant son visage européen, qui se reflète dans les eaux bleues de la Venise du Nord et les œuvres restaurées des architectes Trezzini, Quarenghi, Rastrelli, Montferrand., que peu de buildings à la gloire du socialisme ne sont venus ombrager. La capitale de l’Ingrie, Staraya Ladoga, comme d’autres sites médiévaux de l’oblast’ de Leningrad, sièges de l’épopée d’Alexandre Nevsky et des Varègues, seront aussi de la fête. La modernité sera, elle, incarnée par des évènements mettant en avant l’attractivité économique de la ville. Les relations avec la France, resserrées dernièrement, seront à l’honneur.
Jacques Chirac fera don en grande pompe d’un fonds Voltaire à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, en souvenir de l’amitié épistolaire qui liait le philosophe à Catherine II. La France offrira aussi une Colonne de la Paix, qui sera érigée sur Sennaya Ploshchad’ pour marquer l’attachement de la ville aux idées démocratiques. La ville de Pierre célébrera surtout son statut incontesté de « capitale culturelle » de la Russie et le génie littéraire, artistique et musical de ses enfants - Pouchkine, Dostoïevski, Blok, Akhmatova, Tchaïkovski, Chostakovitch, pour ne citer qu’eux.
Le gouverneur Vladimir Yakovlev a veillé à ce que chaque quartier organise des événements pour grands et petits toute la semaine du 23 mai. Sont prévus conférences, séminaires scientifiques, rencontres sportives, festivals de théâtre, un concours international de swing, un championnat de judo, une rencontre de prix Nobel, etc. Pour le citadin lambda, les réjouissances seront à leur apothéose la dernière semaine de mai, avec le concert d’Alexandre Rozenbaum, le spectacle pyrotechnique de Gert Hof et le show laser d’Hiro Yamagoto. D’ici là, de nombreuses expositions itinérantes et des « Journées de Pétersbourg » sont prévues à travers la Russie, en Allemagne, en Grande-Bretagne et dans les villes-jumelles à travers le monde. Ainsi la municipalité compte-t-elle montrer son ouverture, profitant de « l’effet 2003 » pour attirer durablement touristes et investisseurs étrangers. Le Forum Economique de Saint-Pétersbourg, qui a lieu chaque année en septembre, attirera sans doute beaucoup de monde cette année.
L’arrière-cour d’un village Potemkine
Sur place, le constat est désabusé, car même si Pétersbourg a globalement mieux encaissé les contre-coups du « default » de 1998, l’argent manque pour des réparations autres que « cosmétiques ». Le chantier est énorme et il ne concerne pas la plupart des quartiers périphériques, où les citadins se sentent lésés. Beaucoup sont agacés par les nuisances que causent les incessants travaux et le fait que tout reste si délabré. Officiellement plus de 15 millions de mètres carrés de routes ont été réparés, mais certaines rues sont en compétition dans le cynique « Concours de la rue la plus défoncée », que co-organise le quotidien d’affaires local Delovoy Peterburg. Le trajet emprunté par les convois officiels offre, lui, la sournoise allure d’un village Potemkine, masquant des arrière-cours peu avenantes. D’après les médias, pour mériter le statut de « civilisée », la ville aurait surtout besoin de plus de toilettes publiques, d’une police qui cesse de racketter les automobilistes et de cours intérieures où on ne se fasse pas assommer par un détrousseur en manque (1). « Combien de victimes par chute de stalactites ou de balcons des vieux hôtels particuliers ?! », s’insurgent les riverains. Inscrit au Patrimoine de l’UNESCO, le centre historique est en effet menacé par l’humidité bactérienne des marais dans lesquels ses colosses aux pieds d’argile trempent leurs colonnes de marbre.
Faute d’équipements performants pour maintenir les trottoirs propres et de normes interdisant la circulation des véhicules polluants, les façades ne garderont pas longtemps leur fraîcheur nouvelle. Tout juste peut-on espérer, par respect pour ses concepteurs, que la perspective Nevsky sera débarrassée des immenses panneaux publicitaires ornés de tasses de café, de barils de lessive ou de mannequins glamour qui tapissent les façades, dissimulant les interminables chantiers.
Il faudra encore longtemps avant que la ville ait fière allure. Les projets de restauration « capitale » causent des dissensions parmi les représentants de l’intelligentsia locale, respectueux de l’esprit des pères fondateurs qui donnèrent à la ville son cachet si bohême. Concilier la vision des puristes de l’Académie des Beaux-Arts, pour lesquels Pétersbourg rénové a perdu son authenticité, et les investisseurs qui voient l’avenir de cette région portuaire de 5 millions d’âmes dans la modernisation radicale de ses infrastructures, est un exercice ardu. La radio Severnaya Stolitsa (« Capitale du Nord ») s’est fait l’écho des débats qui opposent depuis longtemps, dans les enceintes de décision et sur les plateaux de la chaîne de télévision locale, les partisans de l’un et l’autre camp. Chaque jour les auditeurs interpellent leurs représentants sur des problèmes allant de la localisation de la statue d’Ivan Shouvalov aux vers du poète Oleg Tchouprov choisis pour l’hymne de la ville, en passant par l’accès aux cérémonies pour les vétérans (électorat privilégié de Yakovlev) et l’intensité de l’éclairage public, qu’on voudrait « à l’européenne ».
D’autres rétorquent que, tant dans les plans initiaux que pour l’imaginaire populaire baigné des ombres du Pétersbourg d’Andreï Biely, les vieux ponts sont sombres, n’en déplaise aux touristes étrangers. Autre révélateur de frictions avec la modernité - le projet d’agrandissement du théâtre Marinsky déposé par l’Américain Eric Moss au concours international d’architectes dont les résultats seront connus en juin. Il propose de greffer sur l’Olympe du ballet russe une construction de verre que les Pétersbourgeois scandalisés ont immédiatement comparée à … un grand sac poubelle.
« Rien ne sera prêt à temps ! » Cela fait cinq ans que ce refrain est répété à l’envi, tant par ceux chargés de dépoussiérer la tricentenaire d’ici son sacre de printemps que par les critiques qui essaient de saborder l’entreprise à coups de « kompromaty ». Les journalistes moscovites répètent que le budget du jubilé a été rongé par la corruption et le manque de professionnalisme des « provinciaux » de Pétersbourg. Il est désormais de mode de présager l’échec de l’entreprise, qui aurait coûté plus qu’elle ne peut rapporter. Depuis que le centre est venu mettre son nez dans la gestion locale, les Pétersbourgeois commencent à saisir l’enjeu politique du jubilé, déjà entaché de nombreux scandales.
Etant donné que pour chaque rouble consenti par le budget municipal il faut 5 roubles de la part d’investisseurs privés, une Fondation a été chargée de récolter des dons. Mais le gouverneur n’entretient pas avec le monde des affaires les mêmes liens que le maire Youri Louzhkov avec les riches mécènes de Moscou. Les aides promises atteignent à peine 3 millions de dollars, alors qu’il en faudrait trois fois plus pour égaler le budget des Olympiades de 1994. Les principaux sponsors sont de grands monopoles énergétiques, des firmes locales du BTP et quelques sponsors étrangers comme Xerox, Kodak, Siemens et Ruhrgas. La BERD n’a pas débloqué le prêt consenti pour la construction des derniers vingt kilomètres de la « KAD » - kol’tsevaya avto-doroga, boulevard périphérique indispensable pour désengorger le centre ville, que traverse l’axe routier Helsinki-Moscou.
En effet l’entreprise d’Etat de construction Gosstroy, qui réalise les travaux, a été épinglée par la Cour des Comptes pour malversations financières et abus de pouvoir sur la propriété fédérale. D’autres erreurs sont venues s’inscrire au palmarès des scandales entachant la gestion de la Fondation. Le limogeage des deux prédécesseurs du député Boris Kiseliov à sa direction, l’ancien porte-parole du FSB local Vladimir Loukine et le recteur d’université Alexandre Zapessotsky, a ajouté à l’impression de désordre.
Le président Poutine a maintes fois accusé les autorités municipales d’utilisation frauduleuse du budget des préparatifs. En février 2001, le Kremlin a doté une Commission fédérale spéciale de 40 milliards de roubles pour l’achèvement de projets enlisés - la réparation de la station de métro « Ploshchad’ Muzhestva », la restauration de la Nouvelle Hollande, la pose du dernier tronçon de la digue reliant l’île de Kronstadt à Lomonossov et Sestroretsk. Nombre des travaux ne seront pourtant pas achevés d’ici mai. L’accueil des 2 millions de visiteurs attendus posera donc problème. L’aéroport Poulkovo, avec ses 30 millions de passagers annuels, pourra assumer ce flux, mais pas le parc hôtelier. Sanatoriums, internats, cités universitaires vont d’ailleurs être évacués pour pallier ces manques. Sur les 135 hôtels que compte la ville (environ 30 000 lits), plus de quarante ont été réquisitionnés pour les VIP venus de toute la Russie et d’une soixantaine de pays étrangers.
Parades diplomatiques sous la baguette de Moscou
Le destin de Piter a basculé avec l’élection de l’enfant du pays Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie en mars 2000. Même si le transfert attendu d’une partie de l’administration fédérale à Pétersbourg n’a pas eu lieu (c’est plutôt Moscou qui a été « envahi » par les élites léningradoises), la ville semble bien être devenue la nouvelle capitale diplomatique du pays. Le Palais des Congrès de Strel’na, prouesse technologique dotée des meilleurs outils de communication ainsi que d’un système entièrement autonome d’alimentation en énergie, est le nouveau QG des « fédéraux » dans la région. Il accueillera, en marge du jubilée, de grandes messes internationales – la réunion du Conseil Nordique, le sommet des chefs d’Etat de la CEI et le sommet UE-Russie.
Grâce à un budget propre de plus de 200 millions de dollars et à l’émulation suscitée par Vladimir Poutine, le chantier du Palais Konstantin de Strel’na, avec ses 150 hectares de jardins jouxtant le Palais des Fontaines de Petrodvorets, sera le seul achevé en un temps record (un an et demi, dont deux hivers). Y seront hébergés dans des bungalows les hôtes étrangers les plus prestigieux du rendez-vous diplomatique de mai – les dirigeants et têtes couronnées de 45 pays.(2)
Les Pétersbourgeois sont flattés à l’idée que les caméras du monde entier soient enfin rivées sur leur ville. Ils sont aussi nombreux à redouter que le resserrement de l’étau sécuritaire autour des sites sensibles ne les empêche de circuler en ville librement (3). A la demande du ministre de l’Intérieur Boris Gryzlov, la police a redoublé de zèle, multipliant contrôles d’identité et arrestations. Russes et étrangers sans preuve d’enregistrement à Pétersbourg (propiska) seront expulsés. On attend des mesures de « déportation » des SDF en banlieue. Les autorités ont annoncé la couleur : « les plus malins seront ceux qui déguerpiront ! », comme les y incitent le déplacement des dates d’examens, de vacances scolaires et des jours fériés de mai. S’ils n’ont pas d’invitation au concert d’Elton John, ils pourront toujours trinquer en l’honneur de leur ville, loin des foules, devant leur télévision ou à la datcha.
Par Anaïs MARIN
(1) C’est Boris Nemtsov qui donna à Pétersbourg son titre de « capitale du crime », en 1997. Cette réputation s’est ancrée dans les mentalités après plusieurs « zakaznye » (meurtres sur commande), notamment celui de Galina Starovoytova, assassinée sur le canal Griboyedov en novembre 1998. A l’heure actuelle, les données statistiques montrent que la criminalité locale se situe pourtant sous la moyenne nationale, hormis pour ce qui est de la toxicomanie.
(2) La délégation états-unienne, forte de 3000 personnes, nécessitera une protection particulière. Les Français ont décidé d’assurer la leur en se logeant sur le navire qui les amènera. Quant aux voisins finlandais, ils ont remis l’invitation à septembre, quand l’affluence à Pietari aura diminué.
(3) Tous se souviennent du bouclage policier de mai 2002 quand Pétersbourg accueillit les sommets de chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil des Etats de la Mer Baltique et du groupe de Shanghai, suivis des visites officielles de George Bush et Gerhard Schröder.