La Russie en quête d’une politique des nationalités

Le "nord-Caucase", intégré - théoriquement - à la Fédération de Russie, recouvre aujourd'hui non seulement des républiques fédérées, mais aussi des territoires et une région. Les républiques, à l'exception de celle du Daghestan, portent toutes des noms de groupes ethniques non russes. Au nombre de sept depuis la partition en deux Républiques de la Tchétchéno-Ingouchie, ces républiques sont très différentes les unes des autres, autant par leur composition ethno-démographique que par leur pratique économique et les relations que leurs dirigeants respectifs ont tenté d'établir avec Moscou.


Depuis la fin des années 80, on a bien du mal à distinguer ce qui pourrait s'appeler une politique des nationalités menée par Moscou sur son territoire en général, et au nord-Caucase en particulier. Cependant, certaines lignes directrices apparaissent, tandis que l'ombre d'une politique en creux, correspondant à un étrange mélange de vide délibéré et d'exaspération des tensions interethniques, laisse entrevoir la reprise à leur compte, par les dirigeants locaux, de la gestion des différences ethniques et de la définition d'une intégration politique des allégeances ethnoculturelles.

La face apparente de la politique des nationalités tentée par le pouvoir russe de Moscou depuis la fin des années 80 s'incarne, concernant le nord-Caucase, de deux façons: le discours officiel d'une part, et la pratique d'autre part, souvent divergente.

Le discours officiel, qui s'appuie sur la Constitution russe de 1993 (en particulier son chapitre 3 intitulé La Fédération de Russie) et sur des textes de déclarations comme la "Conception pour une politique des nationalités en Fédération de Russie[1]" , annonce la construction d'un fédéralisme " nouvelle manière", où les sujets de la Fédération ne sont pas tous dotés des mêmes attributions - selon leur taille et le statut qu'il avaient à l'époque soviétique - , mais où les conditions de développement des cultures et langues nationales doivent être également assurées pour toutes les nationalités[2]. Bien loin de la construction d'une nation civique par absorption et intégration progressive des nationalismes périphériques, il reste avant tout gonflé de belles proclamations, reprenant à son compte la définition figurant dans la Constitution d'un Etat multiethnique et multiculturel, mais ne prévoit pas de cadre juridique de principe.

La pratique, quant à elle, s'arrange de ces déclarations et obéit bien souvent au mot d'ordre "divide et impere", jouant d'ailleurs, bien au-delà de la région du Caucase-nord, de pressions militaires et économiques opérées sur les Etats de Transcaucasie, afin de les affaiblir et de renforcer par là-même leur dépendance de Moscou.

Une innovation de l'après-soviétisme : un fédéralisme à la carte

Les Républiques du nord-Caucase, à l'exception de la Tchétchénie, ont signé la Charte de la Fédération du 31 mars 1992, mais elles en ont fait par la suite une utilisation particulière, renforcée par la signature par certaines d'entre elles d'accords signés avec Moscou. Ainsi, un accord signé avec Moscou par la République de Kabardino-Balkarie le premier juillet 1994 et un accord signé entre l'Ossétie du Nord et Moscou le.23 mars 1995 accordent aux deux Républiques un accroissement de leurs compétences en matière budgétaire, commerciale et douanière. On retrouve ici la logique du "meilleur négociateur", initiée par Chaïmiev au Tatarstan lors de la signature de son accord pionnier le 15 février 1994.

Parallèlement à l'accroissement des compétences dévolues aux Républiques fédérées (par rapport aux Républiques autonomes de l'époque soviétique), certains statuts sont également revus à la hausse: ainsi, la région autonome des Adyghés et la région autonome de Karatchaiévo-Tcherkessie sont transformées respectivement en République des Adyghés, et République de Karatchaiévo-Tcherkessie, ce qui leur donne le loisir d'adopter une Constitution (qui doit être conforme à la Constitution fédérale), et, surtout, une série d'attributions propres aux républiques fédérées, précisées par l'article 72 de la Constitution. Au-delà de la négociation juridique, une autre forme de politique des nationalités est conduite par Moscou : elle s'appuie sur la remise en œuvre de vieilles méthodes, et est guidée par des préoccupation stratégiques.

La remise en œuvre des "vieilles méthodes": l'exemple du conflit (russo)-osséto-ingouche

L'aspect plus crûment politique et stratégique, monté sur deux grands axes, militaire et économique, est fortement visible dans le cas du sanglant conflit qui a opposé Ossètes et Ingouches en octobre-novembre 1992. L'éclatement du conflit a été provoqué par le vote d'une loi au Soviet suprême de RSFSR en avril 1991. Cette loi, dite de réhabilitation des peuples victimes de la répression, contient un article nodal - et explosif-, l'article 3 qui a réhabilité également le territoire des peuples déportés et introduit le droit des populations déportées à se réinstaller sur leurs terres traditionnelles d'avant la déportation.

Du fait que le territoire ingouche a été peuplé dès 1944 par d'autres populations, dont des Ossètes, la volonté de retour des Ingouches sur leurs terres a suscité un violent conflit, auquel les forces fédérales russes ont participé, aux côtés des Ossètes, qui historiquement ont toujours témoigné leur allégeance à Moscou. La reconnaissance, quelques mois plus tôt, de la partition tchétchéno-ingouche et de la création de la république d'Ingouchie par Moscou fait du comportement du pouvoir russe un aller-retour entre le soutien à des intérêts antagonistes, qui in fine ne perdent pas de vue les aspects cruciaux de la géopolitique: le passage par l'Ossétie, majoritairement chrétienne et historiquement alliée, de la route militaire de Géorgie.

Le statu quo qui dure depuis 1992, malgré l'élection d'un nouveau Président à la tête de l'Ossétie du Nord et la multiplication des rencontres tripartites russo-osséto-ingouches dans l'optique de liquider les conséquences du conflit, témoignent d'une absence de volonté de Moscou de réhabiliter réellement le peuple ingouche dans ses frontières antérieures en permettant aux réfugiés présents depuis 1992 de se réinstaller au Progorodny, la région doublement convoitée. D'autres cas de figure se développent au nord-Caucase, dont celui des Républiques dites binationales ou biethniques, mais qui en réalité sont - au moins - trinationales, car peuplées d'une forte minorité russe.

Les Républiques plurinationales : risques de partition ou recherche d'un modus vivendi sans la participation du pouvoir fédéral ? 

Deux exemples illustrent le cas des républiques binationales : la République de Karatchaiévo-Tcherkessie, où les prébendes économiques et la répartition de richesses par groupe ethnique sont masqués par une agitation de lutte ethnique, et la République de Kabardino-Balkarie, où, à plusieurs reprises, de sévères affrontements ont conduit à l'imminence d'une partition en deux Républiques monoethniques.

La population de Kabardino-Balkarie est à majorité kabarde (48 %). Le deuxième groupe est le groupe russe (23 %) et enfin les Balkars, très minoritaires et rentrés de déportation en 1957 constituent 10 % de la population. La perestroïka a eu dans cette république des répercussions fortes en termes de déclaration d'indépendance et de sécession territoriale. Sur fond de revendications des territoires non restitués après la déportation, les Balkars proclament la création d'une république de Balkarie en novembre 1991. Un référendum mené au sein de la population balkare sur la sécession obtient 95% de oui. Pourtant, les Balkars participent au deuxième tour des présidentielles de la République et restent en son sein.

L'éclatement de conflits liés à des affaires de corruption et montés en épingle sur des lignes de clivage ethnique aboutit à la création d'un comité parlementaire des questions interethniques. Après une phase d'accalmie, le Congrès du peuple balkar proclame la création d'une République de Balkarie. Les résolutions balkares sont déclarées comme illégales par le Parlement. Le Président Kokov, de nationalité kabarde, réintroduit en 1997 la répartition ethnique des postes de pouvoir en nommant un Premier ministre balkar et un vice-président russe. On assiste ici à la fabrication interne à l'échelle locale d'une politique des nationalités et à l'instauration d'éléments de création d'une nation civique, en particulier dans l'identification au niveau de la République, par opposition à la Fédération.

En république de Karatchaiévo-Tcherkessie, la minorité russe est en réalité une majorité démographique et Moscou est rapidement interpellé pour résoudre des litiges politiques, en matière électorale; 42,5 % des habitants sont Russes, face à 31 % de Karatchaïs et 9,6% de Tcherkesses, auxquels s'apparentent 6,5 % d'Abazes. Dernière des Républiques à élire le chef de son exécutif en mai 1999, la République de Karatchaiévo-Tcherkessie tente un passage tardif à l'élection démocratique du Président en mai 1999: l'élection d'un Karatchaï (Semionov) est contestée par la minorité tcherkesse, qui en appelle à Moscou pour trancher. C'est d'abord par le recours aux Cours suprêmes de la République, puis fédérale, qu'une invalidation du scrutin est tentée par le rival de Semionov, le maire de Tcherkessk, le Tcherkesse Derev. Insatisfait par les réponses qu'il obtient, il demande au pouvoir fédéral de nommer un Président par intérim pour quatre ans, et demande qu'il soit russe.

Parallèlement, un Congrès tcherkesse élabore un projet de partition et de rattachement au territoire de Stavropol. Stepachine, à l'époque Premier ministre de la Fédération de Russie, menace de réprimer tout séparatisme inconstitutionnel. La recherche d'un compromis juridique n'aboutit pas et de nouvelles tensions en octobre 1999 conduisent à la proclamation -restée sans effet- de l'indépendance tcherkesse, sur fond de mobilisation forte pour la restauration de la Grande Kabarda, royaume tcherkesse du XVIIème siècle, dont le projet figure au programme des associations ethniques de mobilisation Adyghé Khassé.

Ailleurs, comme au Daghestan ou en république des Adyghés, d'autres systèmes de gestion des tensions ethniques sont expérimentés: la première instaure un exécutif collégial et renonce au poste de Président, la seconde choisit la parité politique.

La République du Daghestan est confrontée à l'avalanche de déclarations d'indépendance: les groupes ethniques les plus nombreux du Daghestan s'organisent en associations, partis ou congrès et proclament, à partir de 1989, la création de Républiques autonomes, souveraines voire indépendantes. Ainsi, tour à tour, Koumyks, Lezguines, Nogaïs menacent de se séparer du Daghestan. Un exécutif collégial représenté par quatorze membres de nationalités différentes est alors mis en place. La République des Adyghés instaure un système de parité politique qui, de fait, favorise une surreprésentation de la population adyghée dans les institutions et crée un mécontentement dans la population russe.

Quant à la Tchétchénie, elle marque plus, à l'heure actuelle, le constat d'échec d'une politique des nationalités au niveau fédéral, dans la mesure où malgré l'établissement d'un "fédéralisme à la carte", aucun compromis n'a pu être trouvé depuis la signature en août 1996 des accords de paix de Khassav-Iourt.

On ne peut voir clairement, depuis dix ans, de politique des nationalités explicite menée par Moscou sur le terrain théorique et conceptuel. La pratique réalisée jusqu'à présent montre l'essai de différentes voies, mais aucune véritable politique de long terme. La tentative, de la part de Moscou, d'éradiquer tout regroupement régional, d'empêcher toute restauration de la confédération des peuples du Caucase ou toute effectivité de l'Assemblée interparlementaire du nord-Caucase, permet au pouvoir fédéral de faire de cette illisible ou absente politique des nationalités un réel moyen de maîtrise des processus ethnopolitiques au nord-Caucase, en atomisant le plus possible les nationalités caucasiennes, et en les opposant.

 

Par Aude MERLIN

 

[1] Ratifiée par décret du décret du président de la Fédération de Russie le 15 juin 1996.
[2] Contrairement à la période soviétique où la classification en trois sous-groupes, nations, nationalité et groupe ethnique attribuait de façon différentielle aux groupes ethniques des droits, en fonction de leur taille, et du statu attribué.