Cette conférence, présentée par Sophie Tournon (Regard sur l’Est), a été présidée par Laurent Goeb (ancien élève de l’ENS).
La salle a pu poser ses questions à la suite des interventions, dont nous présentons ci-après des extraits.
Sophie Tournon : Retour sur le concept d'étranger proche
Après avoir retracé un rapide historique du concept d'étranger proche, S. Tournon souligne les quatre dimensions de cet étranger proche: une dimension culturelle (historique, ethnologique, religieuse et médiatique), une autre énergétique (très importante), une économique et, enfin, la dimension sécuritaire. La Russie, qui se veut une puissance mondiale, cherche encore à (re)établir ses bases régionales afin d'employer son prestigieux passé comme force de projection sur la scène mondiale.
De gauche à droite : Bayram Balci, Laurent Goeb, Florent Vidal, David Teurtrie.
David Teurtrie : Les structures d'intégration économique dans l'espace post-soviétique
La volonté d'intégration de la Russie dans son étranger proche ne relève pas seulement d'une volonté néo ou post-impériale, c'est également une nécessité. L’Etat russe a besoin d’établir des relations économiques étroites avec son étranger proche, seul espace dans lequel il peut construire cette intégration politico-économique.
Dans les années 1990, la CEI aspire à une intégration plus poussée que celle de la Communauté européenne. C’est un échec, les Nouveaux Etats Indépendants étant peu enclins à se séparer d'une souveraineté fraîchement acquise. La Russie réoriente rapidement ses échanges avec l'étranger lointain et se transforme en exportateur de matières premières et en importateur de produits finis. La CEI devient dès lors un partenaire mineur. A partir de 1995, des républiques sont intéressées pour renouer des liens avec la Russie. Un triangle Minsk-Astana-Moscou apparaît alors, qui va devenir le cœur des processus d'intégration régionale, donnant ensuite naissance à la communauté économique eurasiatique. Des alliances émergent qui ne sont pas le fait exclusif d'un regroupement autour de la Russie, comme l'OCS, qui regroupe la Russie, la Chine et les Etats d'Asie Centrale. Il existe également une structure qui se construit en opposition à la Russie: le GUAM (Géorgie, Ukraine, Moldavie, Azerbaïdjan). Mais ses membres n'ont pas vraiment de liens privilégiés entre eux.
A la fin des années 2000, la Russie prend le relais et tente d'imposer ses priorités dans le domaine des structures économique, afin d'affaiblir les structures concurrentes mais aussi d'approfondir la coopération. De plus, la Russie et son étranger proche sont désormais soumis aux concurrences européennes et chinoises. La Russie joue au final sur deux fronts : d'un côté, elle construit cet espace économique et, d'un autre, elle veut intégrer l'OMC.
Bayram Balci : La gestion par la Russie des événements du Kirghizstan
Il y eut, à Och, entre le 10 et le 14 juin 2010, de véritables pogroms au sens où il s'agissait d'un processus de nettoyage ethnique. Comprendre ces pogroms, c'est d'abord comprendre les événements d'avril, lorsque Bakiev a quitté le pays sous la pression de la rue. On considéra dès lors que la Russie avait réussi à renverser Bakiev. La diplomatie russe a été très fine et particulièrement structurée dans ce dossier. La Russie a été la force accompagnatrice d'un changement démocratique dans son étranger proche. Le travail en a d'ailleurs été confié aux médias russes. A Bichkek, on capte tous les médias russes, et dans certaines zones montagneuses du Kirghizstan, on capte mieux les chaines russes que les chaines kirghizes. Une véritable campagne de dénonciation des pratiques corrompues de Bakiev a alors été menée.
Le gouvernement provisoire qui remplace depuis Bakiev n'a pas pu contrôler assez rapidement tout le territoire kirghize. Ce qui fut l'une des causes de ces pogroms. Alors qu'officiellement, la Présidente intérimaire reconnaissait 2 000 morts, elle a demandé en vain l'aide de la Russie. Cette non-intervention a été le résultat d'une politique bien réfléchie de la part des Russes: une intervention aurait constitué un message d'ingérence envoyé aux Etats voisins. Mais, surtout, si la Russie était intervenue, le scénario géorgien se serait reproduit dans les médias occidentaux. Ces événements montrent que l'influence russe en Asie Centrale reste très importante.
Florian Vidal : La place de Russie Unie dans la politique étrangère russe
Russie Unie (RU) détient quasiment tous les rouages du pouvoir politique et institutionnel. Ce parti a rénové la vie politique russe par son idéologie très mouvante qui lui a permis de s’adapter dans sa recherche de partenaires dans l’étranger proche. La cible essentielle de RU dans l’étranger proche est celle constituée par les élites politiques locales : ce parti va s’employer à tisser un réseau avec cette potentielle élite qui pourrait, à terme, concrétiser et améliorer les relations avec la Russie. Boris Grizlov, Président de la Douma et du Conseil suprême de RU depuis 2008, personnalité politique trop souvent négligée, illustre bien cette stratégie
Suite aux révolutions de couleur, RU cherche à agir de façon assez subtile: l’Ukraine orange a été en quelque sorte un laboratoire, avec le premier accord inter-parti conclu avec le Parti des régions de V.Ianoukovitch. La victoire de ce dernier à la dernière présidentielle a scellé une stratégie gagnante pour RU. Cette formation a aussi signé des accords interpartis avec des partis letton, moldave et kirghize. Pour chaque accord interparti, RU insiste sur les aspects économiques des rapports noués: investissements, entreprenariat, science, etc. RU a même fondé une sorte de « SAV » en Abkhazie et en Ossétie du Sud, en apportant soutien matériel et humain ainsi qu’ingénierie institutionnelle pour construire des Etats « viables » dans ces régions séparatistes. Or, la Géorgie demeure le dernier grand bastion anti-russe.
La diplomatie parlementaire russe est un soft power efficace. Les dirigeants de RU ont de très grands intérêts économiques dans l’étranger proche. Enfin, RU entretient des liens au-delà de cette zone, avec le parti israélien Kadyma et avec le Parti progressiste et le Parti démocratique serbe.
Echange avec la salle
Question : La Russie semble en recul au Turkménistan, qui se rapproche de l’Allemagne et la Chine.
F. Vidal : Le Turkménistan est une dictature fermée, c’est un pays difficile même pour RU, qui n’a ainsi aucun accord interparlementaire avec lui.
B. Balci : Le Turkménistan est l’exception qui confirme la règle, car s’il est perdu pour la Russie, il n’a pas non plus été récupéré par une autre puissance, malgré la présence des Etats-Unis, de la France et de la Chine. On y remarque, c’est vrai, un réel recul de la présence culturelle, et surtout de la langue russe.
D. Teurtrie : La Chine est importateur de son gaz, mais la Russie reste le premier importateur de gaz turkmène. La Russie «partage» ainsi le Turkménistan avec la Chine, et peut-être demain avec l’Europe.
Question : Quelle est l’efficacité du soft power de RU par rapport aux relations diplomatiques traditionnelles ? Comment parler de succès de RU en Lettonie ou en Moldavie, par exemple ?
F. Vidal : Il faut bien voir d’où vient la Russie et RU. Le poids de la Russie dans le Parlement letton, via le parti allié de l’Harmonie, est tout de même de 18 %. Si on ne peut parler de grande victoire, on peut toutefois y voir un progrès certain. Les maires des capitales lettone et estonienne sont en outre liés à RU. On ne peut ainsi affirmer que ces partis alliés sont à la botte de la Russie.
Question : Ne peut-on parler d’ingérence, en quoi cette stratégie est-elle subtile ?
D.Teurtrie : Il s’agit de savoir s’il y a modernisation de la volonté d’influence de la Russie dans son étranger proche ou si elle est restée sur des schémas plus anciens, comme lorsque Poutine s’affichait ostensiblement avec Ianoukovitch lors des élections de 2004 qui ont abouti à la révolution orange. Pour les dernières élections présidentielles en Ukraine, les autorités russes ont adopté une position beaucoup plus subtile à tel point que l’on a suspecté Poutine de soutenir Ioulia Timochenko, ce que lui-même a démenti. Force est de constater qu’avec l’élection de Ianoukovitch, la Russie a semble-t-il tiré les leçons de ses échecs passés.
Commentaire de la salle : L’exemple de Sébastopol, où vivent près de 80 % de Russophones acquis au Parti des régions, est parlant aussi. La mairie est dominée par Rossiiskaïa Obchtchina, financée presque entièrement par RU, puis par la mairie de Moscou, car il faut aussi souligner une certaine stratégie municipale. Vous parlez d’ingérence, mais il faut aussi évoquer les références historiques, profondément ancrées, de la mémoire impériale -souvent grandiloquente localement-. Sébastopol serait une sorte de témoin territorial d’une certaine idée que RU pourrait défendre, il faudrait alors se poser la question de l’ingérence ou de l’utilisation de la mémoire pour légitimer les actions de RU.
Anaïs Marin : Vous parlez de diplomatie parlementaire. Celle-ci est tout de même une forme d’ingérence de la part d’une formation dont on sait qu’elle est un parti de poche d’un pays où règne un parti quasi unique, celui du Kremlin. Ce terme de diplomatie parlementaire n’est peut-être pas le plus approprié, car il voudrait dire que des membres de la Douma s’investissent dans les dossiers diplomatiques. Or, il s’agit plutôt d’une stratégie rodée, pas très subtile, dotée de deux dimensions: la formation du personnel dans l’étranger proche et une stratégie de contre-offensive sur la nature des élections démocratiques. Je pense notamment aux initiatives russes pour contrecarrer l’OSCE, en formant des observateurs électoraux nationaux dans les pays en question, pour apprécier positivement des élections contestées par les observateurs européens. En tant qu’observateur électoral au Kirghizstan en 2007, j’ai pu remarquer, avec d’autres, que les polittekhnologi chargés de faire gagner un parti étaient tous des Russes employés par RU, ce qui relève d’une logique d’ingérence assez marquée.
F. Vidal : Effectivement, cela était aussi flagrant en Ossétie du Sud et en Abkhazie, où RU a pris tout en charge sur le plan institutionnel. De même, lors du grand cérémonial annuel de RU, les partis amis sont conviés.
Commentaire de la salle : L’influence économique est très intéressante. Elle éclaire le « cas Loukachenka », au Bélarus, où il n’y a pas de système de parti, mais où l’électorat craint l’influence russe, craint l’ingérence économique capitaliste de la Russie. Et Loukachenka cherche à se constituer son propre parti de poche, mais sans aide de la part d’alliés occidentaux, il se retourne de nouveau vers la Russie et pourrait s’inspirer du modèle de RU.
Question : La Turquie exerce-t-elle une influence sur la diplomatie russe dans sa politique envers son étranger proche ?
B. Balci : Oui, dans les premières années d’indépendance, la Turquie avait une politique dirigée vers ces nouveaux Etats, mais elle avait des moyens limités et, sur place, il n’y avait pas forcément une très forte demande pour une «union turcique». Ces Etats étaient bien plus attachés à leurs propres spécificités, à leur entité ethnique qu’ils cherchaient à accentuer. Néanmoins, actuellement, les relations avec la Turquie sont d’une manière générale normalisées.
Question : Quelles sont les relations entre RU et le gouvernement russe? Est-ce un décalque?
F. Vidal : Oui, total. B. Gryzlov est l’éminence, le cerveau idéologique de RU. Et Poutine en est le président depuis qu’il est Premier ministre. Il n’y pas de différenciation entre le Kremlin et RU. Toutefois, RU n’est pas totalement homogène, il connaît différents mouvements : des conservateurs de S. Ivanov aux libéraux de D. Medvedev.
Question : Qu’en est-il de l’APEC, l’organisation économique Asie-Pacifique, que la Russie va présider en novembre 2011 ? On constate une tendance de la Russie à regarder vers l’Est. Le futur étranger proche sera-t-il celui dont on a parlé aujourd’hui ?
D. Teurtrie : Le débat Est-Ouest est un débat récurent. Poutine a proposé dans un article un espace économique commun de Lisbonne à Vladivostok, sa vision d’ancrage Russie-UE, pour contenir la Chine, poids lourd de demain. Cela émerge vaguement avec le rapprochement Otan-Russie. En outre, la notion de l’étranger proche est à aborder sous le prisme des rapports de puissance dominante et de puissance de 2e rang, et la Chine ne sera certainement pas l’étranger proche de la Russie. Reste l’espace post-soviétique et éventuellement l’Europe, si elle venait à se diviser et à retomber dans ses démons d’égoïsmes nationaux. Nous n’avons pas parlé des liens migratoires, qui sont dans la continuité des liens entre la Russie et son étranger proche. La Russie est le 2e pays d’immigration au monde : elle a du mal à gérer ses flux de migrants, mais c’est en même temps un aspect important et nouveau de son influence dans l’espace post-soviétique. Quant à l’aspect économique, il existe des facilités économiques, même s’il ne s’agit pas d’une véritable zone de libre-échange. La création d’une véritable zone de libre-échange est en débat. La CEI et les autres structures sont ainsi loin d’être des coquilles vides, elles sont toutefois déficientes.
Question : Quelle est la puissance médiatique de la Russie ?
D.Teurtrie : Elle est celle de ses chaines tv très regardées dans son étranger proche. Les canaux russes ont d’ailleurs des problèmes dans cet étranger proche, certains Etats cherchent à les maîtriser ou à les interdire. Au Bélarus, les chaînes russes sont les plus regardées, ce qui ne plaît pas à Loukachenka.
Anaïs Marin : Internet est aussi un média qui se développe, qui permet de contourner les médias officiels. Live Journal, les blogs sont utilisés comme sources alternatives dans les pays pas forcément russophones.
D. Teurtrie : La Russie travaille beaucoup sur l’influence via Internet, les forums sociaux. Le ru.net (l’internet russophone) est écrasant comparé aux ressources en langues nationales, ce qui permet de garder un impact sur les opinions.
Par Sophie TOURNON