La signature d’un Traité d’alliance avec la Russie confirme le revirement stratégique de l’Ouzbékistan

Les commentaires des médias russes et ouzbeks vont bon train, depuis plus d’un an, quant à l’avenir du régime ouzbek et aux manœuvres auxquelles se livre le Président Islam Karimov, en poste depuis 1991 et qui fêtera ses soixante-dix ans le 30 janvier 2006. Son règne, prendra-t-il fin en 2007, lors du prochain scrutin présidentiel ?


Peu après les massacres d’Andijan de mai 2005, I. Karimov a fait publier des décrets relatifs au système judiciaire et, notamment, à l’abolition de la peine de mort. Leur mise en application ne devrait pas intervenir avant 2008, c’est-à-dire pas avant le prochain mandat présidentiel. Ces décrets auraient en fait été motivés par le désir du Président de redorer son image, brusquement transfigurée en celle de «réformateur», tout en maintenant en l’état le régime en place. Le récent et très médiatisé rapprochement de la Russie et de l’Ouzbékistan traduit-il, quant à lui, un soutien de V. Poutine à I. Karimov, soutien qui permettrait à ce dernier d’envisager de briguer un nouveau mandat à partir de 2007 ?

La course à la succession est ouverte

La lutte pré-électorale est ouverte depuis un moment déjà et, au mois d’août dernier, on constatait que le ministre de l’Intérieur, Zakir Almatov avait perdu de l’influence au profit de son rival, le chef des Services de sécurité Roustam Inoyatov. Peu de temps auparavant, deux autres candidats potentiels, le ministre des Affaires étrangères Elier Ganiev et le vice-Premier ministre Roustam Azimov, avaient été écartés, le second ayant été rétrogradé au rang de ministre des Relations économiques extérieures, des investissements et du commerce.

Au mois de novembre 2005, on estimait que les trois successeurs les plus probables au poste suprême de l’Etat étaient l’actuel Premier ministre, Chavkat Mirsyaev, le ministre des Affaires étrangères Elier Ganiev revenu dans la course, et l’ancien guébiste Roustam Inoyatov, soutenu par un clan de Tachkent. C’est ce dernier qui aurait la faveur de Moscou ; le chef des Services de sécurité serait en fait le numéro deux du régime et le principal responsable de la répression d’Andijan. Il disposerait du pouvoir acquis par ses services engagés dans la lutte contre la corruption, qu’ils contribuent pourtant eux-mêmes à faire prospérer en profitant de trafics illicites autour du commerce du coton, notamment.

Les rumeurs font état, néanmoins, du mécontentement des élites politiques, généralement aux commandes d’entreprises, qui reprocheraient à I. Karimov sa stratégie et, notamment, l’arrestation, en octobre 2005, de l’homme d’affaires et dirigeant du mouvement Serquyosh O'zbekistonim (Ouzbékistan radieux), Sandjar Umarov, qui réclamait l’instauration de réformes économiques en faveur de la liberté d’entreprendre. Cette fronde accréditerait l’hypothèse d’un coup d’État à venir : en effet, si les luttes internes entre les Services de sécurité et le ministère de l’Intérieur alimentaient les discours des médias jusqu’ici, un article de l’hebdomadaire russe Kommersant du 14 novembre 2005 évoque à présent la possibilité d’une guerre civile en Ouzbékistan, à la faveur d’un éventuel départ de I. Karimov à l’issu de son actuel mandat.

Rapprochement russo-ouzbek

C’est dans ce contexte qu’a été signé, le 14 novembre 2005, un traité d’alliance entre l’Ouzbékistan et la Russie, au moment même où tombaient les verdicts, allant jusqu’à vingt ans de réclusion, pour les quinze insurgés soupçonnés d’avoir été les meneurs des événements d’Andijan. Au dire des observateurs, leur procès aurait été digne de ceux de l’époque stalinienne.

La signature de ce traité a relancé les spéculations sur la stratégie d’un pays qui a confirmé sa posture sur la scène internationale, après avoir rejeté sans appel les demandes d’enquête internationale indépendante formulées par l’Europe et les Etats-Unis, à propos des responsabilités des massacres du mois de mai.

Ce traité d’alliance est l’aboutissement d’un an de négociations et fait suite à l’Accord de partenariat stratégique de juin 2004, signé donc à une époque où Tachkent entretenait de bonnes relations à la fois avec Moscou et Washington. Le traité de novembre 2005 inclut les questions militaires et de défense et autorise de fait la Russie à intervenir sur le territoire ouzbek en cas de crise : l’article 4 constitue un support juridique pour l’établissement d’une base russe, l’utilisation d’une dizaine d’aérodromes ainsi que la présence permanente de troupes en Ouzbékistan. Ce qui porterait à trois le nombre de bases russes en Asie centrale (il en existe déjà une à Kant, au Kirghizstan, et une au Tadjikistan). Des commentateurs estiment néanmoins que Moscou n’aurait pas les moyens financiers suffisants pour installer et gérer une troisième base, et rappellent que celle de Kant est déjà bien modeste.

Ce traité comporte également des volets financiers et économiques, dans le secteur des hydrocarbures, qui prolongent des accords datant de 2003 et 2004. Selon un accord de partage de production qui devrait être signé en mars 2006 entre Gazprom et Uzbekneftegaz, à la suite du traité, Gazprom se réserverait l’exploitation de gisements sur le plateau d’Usturt (à l’ouest du pays). LUKoil quant à lui exploiterait ceux de Kandym, Khaouzak et Chady, pour une période de 35 ans. Par ailleurs, la question de la dette à l’égard de la Russie, qui s’élève à 500 millions de dollars, pourrait être réglée, du moins en partie, par la cession à la Russie de deux entreprises ouzbèkes du secteur de l’aéronautique. Certains observateurs soulignent que la Russie fournit actuellement, sur son sol, du travail à nombre de travailleurs ouzbeks, favorisant d’autant l’entretien de bonnes relations bilatérales. Reste, enfin, la question des Ouzbeks réfugiés en Russie depuis mai dernier dont treize ont été arrêtés à Ivanovo et deux autres par le FSB ouzbek à Novossibirsk, et que Moscou envisage d’extrader vers l’Ouzbékistan.

Les aspects d’intégration régionale ne sont pas non plus absents de ce traité qui accélérerait l’adhésion de l’Ouzbékistan dans les deux organisations que sont la Communauté économique eurasiatique[1] et l’Organisation du traité de sécurité collective[2]. Mais le retour de l’Ouzbékistan au sein de cette dernière accroîtrait sa rivalité avec le Kazakhstan pour la place de leader régional, même si Almaty se tourne davantage vers l’Otan actuellement. C’est sans doute aussi pourquoi la Russie voit d’un si bon œil l’Ouzbékistan se rapprocher d’elle et devenir un «allié loyal». La Chine n’est pas en reste, qui observe, on le sait, de très près les possibles changements de régime, en Ouzbékistan en particulier, et en Asie centrale plus globalement.

* photo Uzland

[1] Communauté économique eurasiatique : les Etats fondateurs, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Fédération de Russie et Tadjikistan, en ont signé l’acte fondateur le 10 octobre 2000 afin de renforcer la formation d’un espace économique centrasiatique.

[2] Organisation du Traité de sécurité collective : créée en 2003, lors du sommet de la CEI de Douchanbe (sur la base du Traité de sécurité collective, signé lors du 5ème sommet de la CEI, à Tachkent, le 15 mai 1992 par l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie et le Tadjikistan. Il inclut une clause de défense collective qui lie entre eux les signataires. Tachkent était sorti du Traité en 1999.

Par Hélène ROUSSELOT

244x78