Depuis 2014, le gouvernement chinois a intensifié la répression contre certaines minorités ethniques. Parmi les 56 ethnies vivant en Chine, les Kazakhs, les Ouïgours et les Kirghizes du Xinjiang font l’objet d’un contrôle accru, voire d’incarcérations. Pékin justifie ces mesures par la nécessité de lutter contre l’extrémisme religieux et les revendications indépendantistes.
La politique répressive mise en œuvre par Pékin à l’encontre des peuples musulmans turciques installés en Chine, et notamment la création de « camps de rééducation » au Xinjiang, choque profondément l’opinion publique kazakhstanaise, mais elle risque également de troubler le partenariat stratégique établi entre le Kazakhstan et la Chine.
Fin 2017, un rapport de BuzzFeed News et un article de Human Rights Watch faisaient état de plusieurs témoignages d’Ouïgours révélant l’existence de camps de rééducation ainsi que d’un programme de collecte d’ADN mené par le gouvernement chinois dans la région du Xinjiang. La diffusion de ces informations va interpeller la communauté internationale sur le sort des musulmans turciques dans cette région peuplée de 21,8 millions d’habitants. On compte parmi eux près de 1,25 million de citoyens chinois d’ethnie kazakhe, communauté plus réduite qu’avant les années 1950 (on a assisté à un exode des Kazakhs du Xinjiang lors de l’arrivée du Parti communiste en Chine) et objet de tensions régulières avec la population chinoise locale.
Les révélations de la fin 2017 vont bouleverser l’opinion publique kazakhstanaise, émotion accrue quelques mois plus tard avec l’affaire Sayragoul Saouytbay : en juillet 2018, Human Rights Watch a lancé une pétition pour sauver cette Chinoise d’ethnie kazakhe qui avait tenté de rejoindre sa famille rentrée au Kazakhstan(1) et avait été interpellée pendant sa traversée illégale de la frontière par les autorités kazakhstanaises. Depuis, la Chine demandait son extradition afin de la juger. En partie sous l’effet d’une forte mobilisation sur internet et sur les réseaux sociaux kazakhstanais, et considérant qu’elle était en danger de mort, les autorités kazakhstanaises ont finalement libéré S. Saouytbay. Mais, durant son procès, l’accusée a déclaré avoir été soumise au travail forcé dans un des « camps de rééducation » où seraient emprisonnés des musulmans, notamment Ouïgours et Kazakhs. Ces révélations ont suscité l’indignation de l’opinion publique.
L’alerte contre ces pratiques avait pourtant été lancée dès 2017 par plusieurs médias au Kazakhstan : Radio Azattyq, Radio Free Asia ou Kursiv.kz avaient alors fustigé la passivité d’Astana en évoquant la disparition ou l’emprisonnement au Xinjiang de personnes d’ethnie kazakhe qui n’avaient pu bénéficier de la moindre assistance des autorités kazakhstanaises. Cette passivité peut s’expliquer par la volonté d’Astana de ne pas prendre publiquement des positions susceptibles de porter préjudice à sa relation avec Pékin. À cet égard, l’affaire Sayragoul Saouytbay marque une rupture, dans la mesure où la justice kazakhstanaise a finalement décidé de ne pas extrader cette mère de famille mais de la condamner à une peine de six mois de prison avec sursis. Ainsi assiste-t-on, depuis quelques mois, à l’implication encore hésitante des autorités kazakhstanaises dans des négociations avec le gouvernement chinois pour la libération de certains prisonniers.
La politique chinoise de « lutte contre l’extrémisme religieux »
Depuis 2014, la Chine a adopté une série de lois visant à bannir les comportements jugés « extrémistes » pouvant conduire, selon elle, à des attaques terroristes, à l’insécurité et à la déstabilisation du pouvoir en place. Lors du Congrès du Parti communiste chinois (PCC) d’octobre 2017, les cadres du Parti ont décidé de promouvoir une politique de « sinisation » des croyances des populations présentes sur le territoire, de façon à mieux les contrôler. Simultanément, une loi était adoptée, avec effet immédiat : elle offrait aux autorités locales la possibilité d’ouvrir des « camps de rééducation » afin d’éradiquer tout comportement jugé dangereux. Le fait que ce dispositif ne concerne que la région du Xinjiang laisse à penser qu’il vise essentiellement la religion musulmane. En témoigne la vision que les autorités chinoises ont des activités qu’elles qualifient « d’extrémistes », lesquelles regroupent des traditions liées à l’islam, comme les pratiques halal, le port du voile et d’une barbe, ou encore la possession de Coran, décrit comme « média extrémiste ».
Certains rescapés de ces camps expliquent que les prisonniers y sont répartis dans trois sections : la première concerne les personnes ayant eu une activité religieuse, la deuxième regroupe des individus ayant cherché à se rendre à l’étranger ou s’y étant rendus, et la dernière « rééduque » des « fauteurs de troubles à l’ordre public ». D’après l’ONG Chinese Human Rights Defenders, les données du gouvernement démontrent que « les arrestations criminelles au Xinjiang ont représenté 21 % de toutes les arrestations en Chine en 2017, alors que la population du Xinjiang ne représente qu’environ 1,5 % du total de la population en Chine »(2).
Or S. Saouytbay a été enseignante dans un de ces camps. Les détenus doivent y suivre des formations professionnelles accompagnées de cours de langue, de culture, d’idéologie, de droit et de psychologie. Des témoignages d’anciens détenus dénoncent la très forte pression qu’ils ont subie. Les prisonniers doivent apprendre à dénoncer les dangers de l’islam et à renier leur propre ethnie, tout en glorifiant le Parti et la République populaire de Chine. Ceux qui refusent de se soumettre sont envoyés en cellule d’isolement, privés de nourriture et de sommeil pendant des jours, voire battus. Plusieurs témoignages précisent que certains détenus ayant nouvellement obtenu la nationalité kazakhstanaise se seraient fait arrêter par les autorités à l’occasion de leur retour en Chine pour ne pas les avoir prévenues de ce changement(3). La double nationalité n’existant ni en Chine ni au Kazakhstan, la situation administrative de ces personnes peut en effet se révéler complexe. En tant que pays à majorité kazakhe, le Kazakhstan s’estime porteur d’un « devoir » de protection de l’ethnie kazakhe où qu’elle se trouve, obligation qu’il assume avec peine du fait de sa situation géopolitique qui l’invite à user de positions ambivalentes afin de protéger ses intérêts nationaux.
Les Oralmans et la question des Kazakhs à l’étranger
Depuis les années 2000, la Chine et le Kazakhstan coopèrent notamment au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) en faveur de la sécurisation de l’Asie centrale et dans la lutte contre le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme. Les motivations de la Chine reposent sur sa crainte d’une alliance entre les groupes clandestins ouïgours et les groupes djihadistes susceptibles de menacer la sécurité de la zone centre-asiatique. Cette peur est partagée dans une certaine mesure par le Kazakhstan sur le territoire duquel vivent près de 230 000 Ouïgours. Mais, de fait, la mise en place de camps de rééducation par la Chine cible autant les Kazakhs vivant au Xinjiang que la minorité ouïgoure.
La langue kazakhe a un terme pour désigner toute personne d’ethnie kazakhe partie vivre à l’étranger puis revenue s’établir au Kazakhstan : littéralement, les Oralmans sont les « revenants ». Depuis 1991 et l’accès à l’indépendance du pays, la politique de rapatriement mise en œuvre par le Président Noursoultan Nazarbaïev a permis à près d’un million de Kazakhs de rentrer au Kazakhstan sur une population totale de 18 millions d’habitants. Environ 4 % des Oralmans viennent de Chine, et leur part est susceptible d’augmenter si les répressions chinoises se poursuivent.
Cette politique de retour s’explique par la volonté d’Astana de « kazakhiser » un pays caractérisé par sa très faible densité démographique (7 hab/km²). Cependant, la réalisation de ce plan s’est révélée plus complexe tant les autorités semblent détachées des problèmes d’intégration et de pauvreté auxquels font face les Oralmans. En effet, selon une étude du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) concernant l’intégration des Oralmans au Kazakhstan, cette population connaît une précarité particulièrement importante et des difficultés à disposer des mêmes droits sociaux que les Kazakhstanais qui sont toujours restés dans le pays. De surcroît, si le Kazakhstan a toujours estimé qu’un lien l’unissait aux personnes d’ethnie kazakhe installées hors de ses frontières, il peine à apporter l’aide et le soutien nécessaires à ceux qui subissent des mesures répressives en Chine, en raison de l’importance du partenariat économique qui le lie à ce pays.
La nécessité de préserver la coopération avec la Chine
Les deux pays sont en effet liés par un véritable partenariat stratégique. En 2017, le commerce avec la Chine représentait 16,3 % des importations kazakhstanaises et 11,5 % des exportations. Dans le cadre du projet des Routes de la Soie, les investissements chinois représentent une grande opportunité de développement pour le Kazakhstan. En 2015, un fonds sino-kazakh de 2 milliards de dollars a été créé dans les domaines de l’acier, de l’hydroélectricité et de la construction automobile. Le volet transport des Routes de la soie représente à lui seul 9 milliards de dollars et concerne la construction et la rénovation des routes du pays et la mise en place de nouvelles lignes ferroviaires.
Cette prise d’intérêts par Pékin dans les affaires kazakhstanaises ne va pas sans réveiller une forme ancienne de sinophobie, qui se manifeste notamment par des rixes entre travailleurs locaux et chinois. Dès lors, on considère que la question du sort des Kazakhs au Xinjiang pourrait attiser les tensions entre les deux pays et qu’Astana, s’il dénonçait ces agissements, prendrait le risque de mettre en cause ce partenariat avec la Chine et les investissements qui s’y attachent.
C’est pourquoi les autorités kazakhstanaises affichent la plus grande prudence. Elles ont ainsi mis du temps avant de s’exprimer au sujet des camps de rééducation : jusqu’en octobre 2017, N. Nazarbaïev déclarait même n’en avoir jamais eu vent. Ce n’est que sous la pression de l’opinion publique que, le 23 octobre 2017, le ministre des Affaires étrangères Kaïrat Abdrakhmanov a déclaré suivre la situation au Xinjiang avec beaucoup d’attention(4) après que le sénateur Nourlan Kilichbaïev ait demandé, au cours du même mois, une enquête au gouvernement sur les violations des droits de la minorité kazakhe dans cette province chinoise.
Depuis, le gouvernement kazakhstanais s’appuie sur la Convention de Vienne sur les relations consulaires pour étayer son argumentaire. Dans la mesure où elle énonce que nul État ne peut s’ingérer dans la politique intérieure d’un autre, Astana estime que les Kazakhs du Xinjiang disposant de la nationalité chinoise sont soumis au droit de la République populaire de Chine. Mais, lorsque ces personnes disposent de la nationalité kazakhstanaise, le gouvernement peut s’engager plus aisément dans des négociations avec la Chine à leur sujet.
Il est difficile de dire aujourd’hui si le gouvernement kazakhstanais réussira à convaincre Pékin de respecter les droits humains des Kazakhs du Xinjiang. Mais la récente affaire de Sayragoul Saouytbay, alors que le rapport de force est clairement en faveur de la Chine et qu’une telle exigence ne peut que tendre les relations diplomatiques bilatérales, semble confirmer la volonté des autorités kazakhstanaises de se saisir de ce sujet, ce que confirme aussi la promotion insistante par le Président Nazarbaïev du sentiment national et ethnique.
Notes :
(1) « Pétition contre l’extradition de Sayragoul Saouytbay vers la Chine », PANA (Association pour la sécurité et la protection des défenseurs des droits de l’Homme).
(2) Chinese Human Rights Defenders, Rapport du 25 juillet 2018 concernant les arrestations au Xinjiang.
(3) Témoignage d’un Kazakh ayant vu de l’intérieur les camps politiques au Xinjiang, Radio Azattyq, 25 avril 2018.
(4) Déclaration du ministre des Affaires étrangères du Kazakhstan concernant le suivi de la situation des Kazakhs au Xinjiang, Eurasia Daily, 23 octobre 2017.
Vignette : La mosquée Id Kah à Kashgar dans le Xinjiang est la plus grande mosquée de Chine et l’une des trois plus importantes mosquées d’Asie centrale (photo Wikimedia Commons/Colegota).
* Loriane GOIN est étudiante en M2 de Relations internationales à l’INALCO.