Dans le sillage des commémorations de la Grande Guerre en Russie et en Europe, le Musée central des forces armées de Moscou vient d’inaugurer une exposition temporaire, visible jusqu’en juillet 2019, consacrée aux Brigades russes qui ont combattu en France et en Macédoine pendant la Grande Guerre. Conjointement, l’association de la Mémoire du Corps expéditionnaire russe a tenu dans la capitale russe son premier colloque international, du 16 au 19 mai 2019.
À l’hiver 1915, la France et l’Empire russe concluent un accord diplomatique peu commun : les alliés consentent à intensifier les livraisons de matériel à la Russie en échange de l'envoi de 40 000 soldats russes sur le front Ouest, ainsi qu’en Macédoine sur le front d’Orient, où les troupes françaises et britanniques tentent de secourir l’armée serbe en déroute.
Les Brigades russes en France et en Macédoine (1916-1919)
Après un long périple de Dalny à Marseille pour les uns ou d’Arkhangelsk à Brest pour les autres, les soldats des 1ère et 3ème brigades russes sont envoyés combattre en Champagne et les 2ème et 4ème brigades participent aux opérations alliées dans l'actuelle Macédoine. Sur tous les fronts, ces troupes essuient de lourdes pertes. Au printemps 1917, elles participent à la désastreuse offensive Nivelle. Sur le front d’Orient, elles découvrent la rudesse de la guerre de montagne et les rangs sont décimés par la malaria. Galvanisés par les nouvelles de la Révolution de février, les soldats refusent alors de reprendre le combat et forment des Soviets. Cette révolte est réprimée par des troupes russes loyales, avec l’appui de l’armée française, au camp de La Courtine à l’été 1917(1). Du côté de la Macédoine, c’est la nouvelle de l’armistice signé entre les Bolchéviques et les Empires centraux qui met le feu aux poudres et pousse les troupes russes à la fraternisation avec les soldats bulgares de la tranchée ennemie(2).
Les mutins sont alors répartis en trois catégories : ceux qui acceptent de poursuivre le combat et qui restent en France pour former une Légion russe de volontaires, ceux qui acceptent d’aller travailler à l’arrière, et enfin ceux qui refusent toute participation à l’effort de guerre et sont assignés aux travaux forcés en Afrique du Nord. Après l’armistice, le rapatriement de ces troupes russes vers la Russie soviétique se fait dès 1919, concluant ainsi le premier accord diplomatique entre la France et la Russie de Lénine.
Certains soldats choisissent de rester en France et fondent une famille. Leurs descendants y entretiennent leur souvenir. En Russie, alors que la mémoire de la Grande Guerre a longtemps été cachée et tue, l’histoire du Corps expéditionnaire pouvait être valorisée comme précurseur de la révolte contre l’ordre tsariste ; tout comme la mémoire de la Légion russe valorisait le sens de l’honneur des soldats qui avaient choisi de rester fidèles à l’Entente(3). Aujourd’hui encore, l’épopée du Corps expéditionnaire permet au pouvoir russe en place le rappel diplomatiquement utile de la part prise par des soldats russes à la Grande Guerre et des temps forts de l’alliance militaire franco-russe. Ainsi, lors de sa récente visite à Paris pour les cérémonies du 11 novembre 1918, le président russe Vladimir Poutine n’a pas manqué de se rendre au monument dédié au Corps Expéditionnaire russe, situé dans le 8e arrondissement, pour y déposer une gerbe de fleurs en compagnie de descendants de soldats.
11 novembre 2018, dépôt de gerbe par le Président russe au monument dédié au Corps Expéditionnaire russe (source : kremlin.ru).
La geste des Brigades
C’est donc assez logiquement par l’Alliance franco-russe que démarre l’exposition temporaire consacrée aux Brigades russes en France et en Macédoine. Partant des revues navales des flottes à Toulon, Brest et Kronstadt, les galeries exposent les clichés des rencontres entre officiers français et russes et célèbrent ainsi les liens indéfectibles des deux pays en guerre face aux Empires centraux. Après l’évocation du chaleureux accueil réservé aux troupes dans le port de Brest ou dans les villes de Paris, Lyon ou Marseille, les vitrines consacrées à la participation des troupes à l’effort de guerre exposent un grand nombre de photographies prises par la presse alliée comme par les soldats eux-mêmes. La vie dans les tranchées de Champagne comme dans les montagnes de Macédoine est présentée à travers une grande quantité d’objets provenant de musées ou de collections privées de France, de Russie et de Grèce.
Les commissaires de l’exposition insistent sur la primauté du travail de valorisation mémorielle, indissociable selon eux de la tâche et même du devoir de l’historien. Cette compréhension de l’articulation histoire-mémoire peut sembler pour le moins déroutante pour un historien ouest-européen. Dans sa lettre adressée aux participants à la conférence internationale, Sergeï Narychkine, président de la Société historique russe, ancien président de la Douma d’État et actuel directeur du Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie (SVR), insiste sur l’importance de retracer le « chemin héroïque » des Brigades russes en France et en Macédoine. L’histoire de ces dernières est ouvertement présentée, dans une lettre de Vladimir Poutine lue à l’assistance, comme un outil permettant de valoriser l’apport russe à la victoire des alliés : le statut des descendants des Brigades qui vivent en Russie ou des archivistes et historiens qui étudient l’histoire du Corps expéditionnaire n’est ni plus ni moins que celui d’un « détachement militaire qui ne veut pas désarmer après les hostilités », c’est-à-dire après les commémorations de la Grande Guerre.
Une quarantaine de communicants se sont ainsi succédé, révélant à la fois la richesse d’un tel objet de recherche tout autant que la multiplicité des affects et des représentations qu’il cristallise(4). Plusieurs intervenants russes ont ainsi présenté de véritables trésors d’archives issus de fonds régionaux ou privés et révélé la densité des fonds inexploités ayant trait à cette Grande Guerre bel et bien oubliée, pour reprendre les mots d’Alexandre Sumpf. Mais, à rebours d’une narration mettant l’accent sur la geste héroïque des brigades, plusieurs chercheurs ont montré les discontinuités et les ruptures que représentaient les mutineries des soldats ; en l'occurrence des ruptures avec l’ordre tsariste (Rémi Adam) ou encore la difficile incorporation des soldats des Brigades aux troupes des armées blanches dans la guerre civile (Andreï Pavlov). Plus que tout, cette conférence s’est révélée singulière en ce qu’elle avait surtout pour objet de faire intervenir des descendants des brigades désireux de rendre hommage à leurs aïeux.
Dissonances mémorielles
Le cocktail détonnant lié à cette mise en contact d’historiens, d’archivistes, d’activistes, de citoyens et de descendants de soldats russes à l’occasion de cet événement montre bien toute la difficulté, pour le grand public russe comme pour les historiens de la période, de retrouver cette Grande Guerre longtemps en disgrâce pendant la période soviétique. Certaines associations se revendiquent comme historiques et mémorielles et souhaitent gagner en vigueur : soutien à des reconstitutions historiques, publications de documents d’archives sur le Corps expéditionnaire, rassemblement de fonds pour l’érection de monuments à la mémoire des brigades en France et en Russie, etc.
Mais cette valorisation de la geste des brigades, cette épopée des brigades unies dans la foi et l’amour de leur patrie, est confrontée à quelques contradictions. De nombreux communicants ont ainsi mis en avant le lien qui a pu unir les soldats au clergé orthodoxe ou encore la piété du soldat russe. Ces interventions ont été questionnées par plusieurs chercheurs comme Rémi Adam, qui souligne que les soldats mutinés avaient justement banni les aumôniers orthodoxes de leurs rangs. Par ailleurs, cette valorisation de la russité, intimement liée à l’orthodoxie, passe sous silence le grand nombre de musulmans et de juifs qui ont combattu dans les armées impériales - et même dans les brigades - ou encore les orthodoxes Vieux-croyants présents dans les armées du tsar.
Mme Malinovskaya, petite-fille du maréchal de l’Union soviétique Rodion Malinovski, qui fit ses premières armes dans les Brigades russes qui se battaient en France (photo : © G. Piégais).
De la même manière, le retour sur des parcours individuels n’est pas sans rappeler les tensions qui ont parcouru les Brigades, de leur formation à leur démantèlement. Évoquons à ce sujet l’histoire de l’officier Karp qui, à la tête d’un bataillon de travailleurs russes composé d’anciens soldats des brigades, est assassiné par un de ses hommes dans les Vosges en 1918. On peut également citer le témoignage de la descendante d’un médecin des Brigades, D. A. Wedensky, qui avait activement participé à la révolution de 1905, se déclarait à l’époque ouvertement athée et qui prit part à la Seconde Guerre mondiale dans les rangs de l’Armée rouge.
La petite-fille du médecin Wedensky est venue, malgré un pas hésitant et affaibli par l’âge, présenter avec la même détermination que les autres orateurs les grandes étapes de la vie d’un aïeul résolument engagé contre l’Ancien Régime. À la suite de son intervention, alors qu’elle descendait l’estrade à tâtons et tremblotante, elle a ostensiblement refusé la main secourable que lui tendait un prêtre orthodoxe de l’assemblée. Et un collègue russe amusé de souffler ironiquement : « La guerre civile n’est pas terminée… »
Notes :
(1) Sur ces Brigades russes en France (1ère et 3ème Brigades), voir Jamie H. Cockefield, With Snow on their Boots. The Tragic Odyssey of the Russian Expeditionary Force in France during World War I, New-York, St. Martin’s Griffin, 1998 ; Rémi Adam, Histoire des soldats russes en France, 1915-1920 : Les damnés de la guerre, Paris, L’Harmattan, 2004.
(2) Sur les combats des Russes en Macédoine, voir Gwendal Piégais, « Le corps expéditionnaire russe en Macédoine, 1916-1920. Combats et mutineries sur un front périphérique », En Envor, revue d'histoire contemporaine en Bretagne, n° 12, Été 2018.
(3) Sofya Anisimova, « Russian Expeditionary Force in memory and commemoration: comparative case-study of France and Russia », International Society for First World War Studies, 2018 Conference – Recording, Narrating and Archiving the First World War 9-11 juillet, Deakin University, Melbourne Australia.
(4) Pour un compte-rendu des interventions, voir le texte de Frédéric Guelton.
Vignette : Sur le site de l’exposition (photo : G. Piégais).
* Gwendal PIÉGAIS est doctorant en histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale (Brest).