L’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie vue de Russie

Le 23 octobre dernier, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, déclarait que l’interdépendance entre la Russie et l’Europe "se renforcerait avec l’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie dans l’Union européenne"[1].


Ces deux Etats, qui avaient vu leurs relations diplomatiques avec Moscou s’étioler après 1989, connaissent à nouveau ses faveurs. L’adhésion à l’Union européenne leur donne une nouvelle dimension géopolitique.

Deux alliés de la Russie au sein de l’UE ?

La Russie espère que la Bulgarie et la Roumanie joueront un rôle positif dans ses relations avec l'Union européenne, qui contrebalancera les positions antirusses de la Pologne et des Pays baltes. Cependant, les relations tant avec la Bulgarie qu’avec la Roumanie sont encore ténues.

Les liens entre la Russie et la Roumanie se sont effrités à la fin des années 1980. Les tentatives de rapprochement ont achoppé jusqu’en 2003 sur la question du pacte Ribbentrop-Molotov de 1939 et de l’or roumain confié à la Russie pendant la Première Guerre mondiale. Le 4 juillet 2003 les deux parties ont enfin signé un "Accord sur les relations amicales et la coopération".

La position de la Roumanie dans la résolution du conflit entre la Moldavie et la Transnistrie – qui a fait sécession en 1992 – n’est pas négligeable pour la Russie. L’idée d’une réunification de la Moldavie et de la Roumanie, recréant la Bessarabie historique, pourrait être déterminante.

Un référendum a eu lieu en 2004 sur l’indépendance de la Transnistrie, puis le 17 septembre dernier pour son rattachement à la Fédération de Russie. 97,2% des 550.000 habitants ont voté pour. Un vote qui n’a pas été reconnu par la Roumanie : "Toute solution viable et équitable au conflit transdniestréen doit respecter la souveraineté, l’intégrité territoriale et le cadre législatif interne existant en République de Moldavie", a affirmé le Premier ministre roumain [2].

Lors de sa visite à Jacques Chirac, le 22 septembre, le Président Vladimir Poutine a eu une réaction mesurée : "Notre position est que nous devons rester fidèle au droit international et à un de ses principes fondamentaux, celui de l'intégrité territoriale. Nous devons trouver les solutions aux problèmes qui conviendront à tous les habitants d'une région donnée, y compris en Europe [3]." Dans le même temps, le Premier ministre russe recevait à Moscou M. Smirnov, le leader de la région séparatiste … La carte que joue la Russie sur ce terrain est donc ambigüe, mais il paraît évident qu'elle l'utilisera dans ses relations avec Bucarest.

Les échanges diplomatiques russo-bulgares se sont intensifiés à partir de 1997 et plus précisément après 2001.
Historiquement et culturellement, Russes et Bulgares sont proches : ces derniers sont majoritairement orthodoxes (85%) et leur alphabet est cyrillique. La Bulgarie est le bastion russophile le plus avancé d’Europe de l’Est. Aussi, certains analystes russes craignent qu’en se tournant vers l’Ouest, la Bulgarie ne perde une partie de son identité et "oublie" son allié russe. Mais l'entrée de la Bulgarie dans l'Union européenne active surtout la coopération entre les deux nations. La motivation des Russes, comme des Bulgares, est essentiellement commerciale et militaire. En témoignent les nombreux accords signés ces dernières années entre Sofia et les régions russes, comme l’Oural, le Centre ou l'oblast de Samara. La géopolitique s'appuie d'abord sur les enjeux énergétiques.

Enjeux économiques, enjeux énergétiques …

Le nouveau régime de visas imposé par l'Union européenne contrarie les agences de tourisme russes. La Bulgarie avait ces dernières années vu le nombre de ces touristes croître régulièrement. Cette destination peu dispendieuse, sur les bords de la Mer noire, avait charmé les Russes. Avec l'introduction des visas, les tour-opérateurs ont déjà perdu plusieurs milliers de clients.

Ce n'est rien au vu des milliards de dollars de déficit des balances commerciales de la Roumanie et de la Bulgarie, dus aux importations de pétrole et de gaz russes.

Les infrastructures énergétiques roumaines et bulgares se sont détériorées entre 1980 et 2000, faisant chuter les taux de production de pétrole, de gaz et d’électricité de 50%. Les entreprises russes, comme Lukoïl et Gazprom, n'ont pas attendu pour y racheter, investir et développer des filiales dès la fin des années 1990. Lukoïl emploie aujourd'hui près de 2.500 personnes sur cinq sites roumains. En Bulgarie, l'entreprise est leader sur le marché des produits pétroliers et du gaz liquéfié. De son côté, Gazprom possède des actifs importants qu'il développe d'autant plus avec l'entrée dans la communauté européenne de ses partenaires.

En Bulgarie, deux centrales nucléaires sur trois ne fonctionnent plus, mettant à mal la production d’énergie électrique. L’Union européenne devait cofinancer la construction d’une nouvelle centrale à Belen, mais le projet a été retardé. Qu’à cela ne tienne, la Russie est prête à s’y investir, comme l’a déclaré récemment le Premier ministre russe, Mikhaïl Fradkov.

L’élargissement de l’Europe a d'ailleurs peut-être contribué à la réactivation par la Russie du projet Burgas-Alexandroúpolis, initié en 1993. Cet oléoduc doit permettre de faire transiter du pétrole de Bulgarie vers la Grèce en évitant le détroit du Bosphore. Une décision sur les investissements de chacune des nations devait être prise les 4 et 5 novembre derniers à Athènes.
Cependant, le déséquilibre des échanges avec la Russie pourrait changer rapidement en raison des obligations européennes de diversification des sources énergétiques.

Mais l’adhésion de ces pays à l’UE pose aussi pour les Russes la question des nouvelles règles tarifaires et des quotas, particulièrement sur les combustibles pour réacteur nucléaire et l’acier laminé. Les spéculations sont vives quant aux pertes probables liées à ce changement. Les entreprises sont anxieuses, bien que les politiques se veuillent rassurant. D’une part, les nouveaux membres de l’UE offriront des conditions de travail et d’investissements plus sûrs et de meilleure qualité, contraints par les exigences communautaires ; d’autre part, les modalités d’importations seront uniformes et donc plus transparentes qu’à l’heure actuelle, mais risquent parfois d’être plus onéreuses, notamment sur les matières premières.

L'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l'Union européenne présente donc un risque : celui de voir la sphère d'influence russe s'amoindrir face à deux Etats dont les relations vont se renforcer avec leurs voisins immédiats d'Europe centrale. Les échanges entre la Hongrie et la Roumanie ont cru de 30% en 2005 contre 15% avec la Russie. Avec l'appui de la Communauté européenne, la Bulgarie et la Roumanie se sentiront sans doute moins redevables face à Moscou. Reste la question de l'énergie qui rend ces pays ultra-dépendants d'une puissance aux intérêts parfois contradictoires aux leurs.

Par Géraldine PAVLOV