Le double symbole de l’élection présidentielle bulgare 2006

Gueorgui Parvanov, le président socialiste sortant a été réélu le 29 octobre 2006 pour cinq ans avec près de 76 % des suffrages exprimés. C’est donc lui qui « présidera » à l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne le 1er janvier 2007. Quand on connaît l’histoire de la transition bulgare, et les positions prises par le parti socialiste il n’y a pas si longtemps, c’est un premier symbole.


Face à lui au second tour, un candidat populiste extrémiste, largement anti-européen, a réussi à capitaliser sur son nom environ 24 % des suffrages exprimés. C’est un second symbole, tout aussi fort que le premier.

Comme à chaque fois que l’on donne la parole aux Bulgares, ceux-ci « expriment » beaucoup de choses. Ces élections présidentielles 2006 ne font pas exception [1]. Elles dépassent, largement pourrait-on dire, le choix du seul chef de l’Etat. A deux mois de l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne comme membre à part entière, les électeurs – y compris ceux qui ne se sont pas déplacés dans les bureaux de vote – ont envoyé au moins deux messages symboliques : 1) une page de la transition «confrontationnelle» est désormais tournée mais 2) l’adhésion à de nouvelles «valeurs» – toujours en construction – reste conditionnelle. Quelques chiffres permettent d’étayer cette double affirmation.

Il faut tout d’abord savoir qu’environ 60 % des personnes ne sont pas senties concernées par ce choix présidentiel puisqu’elles ne sont pas allées voter. Dans l’attente d’analyses sociologiques précises, on peut penser qu’une partie de ces électeurs démobilisés ont estimé qu’en 2006, l’heure n’est plus à l’affrontement idéologique des années 1990 et que la situation présente et à venir – tous les sondages donnaient depuis plusieurs mois le président sortant réélu – leur convient parfaitement. Pourquoi alors se déplacer puisque « les jeux sont faits » et qu’importe finalement que le nouveau président élu soit «socialiste» ou pas ; la Bulgarie est désormais européenne et l’enjeu fondamental est ailleurs, il est d’une autre nature, principalement économique. La situation de statu quo qui se profile est globalement satisfaisante. On peut également estimer qu’une autre partie de l’opinion est «en attente». Son désintérêt pour les urnes est peut-être temporaire. Elle pourrait se mobiliser si la situation évolue dans une direction qu’elle percevrait comme contraire à ses intérêts immédiats.

Il est important de noter, ensuite, que malgré le pourcentage très flatteur de suffrages exprimés obtenus au second tour, le président sortant n’a été réélu qu’avec 32 % environ des électeurs potentiels. Il n’a donc été finalement élu que par un tiers des Bulgares. La signification de ce dernier chiffre n’est pas à négliger même si l’on ne doit pas lui faire dire plus que ce qu’il indique. Au cours de cette campagne, Gueorgui Parvanov était le défenseur d’une certaine continuité politique et d’un «choix européen» manifeste, surtout au second tour. Le président sortant a donc été reconduit, certes, mais existait-il face à lui une véritable alternative politique crédible ? La réponse est négative. De plus, il est certainement révélateur qu’au second tour de 2006, par rapport à celui de 2001, son gain ne soit que d’environ 7.000 voix. La «capacité de rassemblement» du président Parvanov n’a donc pas considérablement évolué en cinq ans.

Impossible, enfin, d’ignorer que le score du candidat populiste extrémiste, 24 % des suffrages exprimés et environ 10 % des inscrits, indique qu’une partie des Bulgares n’est absolument pas satisfaite, si ce n’est de ce «choix européen» (nébuleux et ambigu pour beaucoup) du moins de la façon dont il s’organise – selon eux – à leurs dépens. Cette poussée populiste et extrémiste, qui a doublé ses voix par rapport aux élections législatives de juin 2005, est inquiétante à plusieurs titres. Tout d’abord elle exprime – de manière encore minoritaire – un rejet des multiples compromis de la transition et de ce consensus apparent entre les élites de gauche et de droite pour se partager le pouvoir global (politique bien sûr mais également et surtout économique) ; elle est ensuite largement anti-européenne dans la mesure où elle conteste, voire refuse, les valeurs occidentales en général et de l’Union européenne en particulier qui sont accusées de brader les intérêts nationaux de la Bulgarie ; elle montre, enfin, que certains «perdants des réformes» – réels ou qui se considèrent comme tels – sont psychologiquement prêts à des comportements extrêmes pour exiger une redistribution des cartes à leur profit. Le parti socialiste bulgare semble avoir remporté de belles et larges victoires ces deux dernières années. Il reste, sur le plan structurel, le seul vrai parti politique et il est, en nombre de sièges, le premier parti au parlement ; il dirige, par l’intermédiaire du jeune Premier ministre Stanichev, la coalition gouvernementale actuelle ; le président de la République est à nouveau issu de ses rangs. Selon toute vraisemblance, cette configuration du pouvoir, institutionnelle et politique, ne devrait pas être bouleversée dans les prochains mois, voire dans les deux à trois années qui viennent (terme normal de la législature).

Ces réussites constituent un beau symbole de transformation d’un parti communiste en un « autre chose » qui se construit lentement. Le « socialisme à la bulgare » est encore à l’état de chrysalide ; des étapes importantes ont été franchies grâce à l’action du président Parvanov depuis une dizaine d’années, d’abord comme président du parti puis comme président de la République. Il a définitivement fait accepter par le parti en 1997 le principe démocratique de l’alternance politique au pouvoir ; lors de son premier mandat il a définitivement fait accepter l’entrée de la Bulgarie dans l’OTAN en ne s’y opposant plus; il a encore fait accepter, en signant symboliquement le traité d’avril 2005, l’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne.

On peut mesurer le chemin parcouru quand on sait que le jeune Parvanov était membre du « Comité de défense des intérêts nationaux » en 1990 (c’est-à-dire nationaliste et anti turc) ou encore, quelques années plus tard, lors de la guerre en ex-Yougoslavie, quand il signait en sa qualité de président du parti socialiste, une lettre de soutien à Milosevic. Dans le milieu des années 1990, lorsque la question du dépôt de la candidature de la Bulgarie à l’UE se posa, qui se souvient que le gouvernement socialiste de l’époque, par la voix de son ministre des Affaires étrangères (G. Pirinski, actuel président du parlement), préférait attendre une « invitation » de l’UE à la Bulgarie[2] …

La question qui se pose au lendemain de cette élection est de savoir à quelles limites sera confrontée cette « success story » socialiste dans les prochaines années ? 1) à la cohésion interne du parti car son évolution doctrinale et programmatique suscite déjà des critiques qui seront de plus en plus difficiles à gérer sans fractures ; 2) aux multiples défis de l’adhésion européenne qui génèreront d’autant plus de frustrations économiques et sociales qu’ils donneront l’impression d’être imposés de l’extérieur et subis de l’intérieur ; 3) à la renaissance de la droite qui vient d’être humiliée politiquement et qui devrait, si elle sait analyser les causes de ses échecs répétés, retrouver une fonction tribunitienne et pouvoir proposer une capacité d’alliance politique supérieure ; 4) à un populisme polymorphe qui se dessine actuellement avec l’enracinement du mouvement « Ataka » et la naissance du « GERB » du maire de Sofia. Ces deux mouvements veulent capitaliser les mécontentements de tous ordres et sentent que le 1er janvier 2007 leur ouvre des « opportunités » très importantes susceptibles de germer sur le terreau des frustrations de la transition.

Ces élections présidentielles 2006 indiquent donc qu’une « minorité » de citoyens a « majoritairement » exprimé son adhésion à la poursuite d’une politique pro-occidentale et pro européenne soutenue par le président socialiste réélu et l’actuel gouvernement de coalition tripartite : socialiste (BSP), Mouvement national Siméon II (NDSV) et Mouvement des droits et des libertés (DPS). D’une certaine manière, elles symbolisent la fin d’une époque, celle d’une transition telle que l’on pouvait la concevoir au début des années 1990 et d’un certain type d’affrontement politique.

Comme on peut également le voir dans les autres pays d’Europe post-communiste, la Bulgarie fait face à une poussée populiste dangereuse. La pire des solutions serait que les autorités actuelles (y compris le président) se trompent dans les priorités de l’agenda politique : entendre le message fort que les électeurs viennent de faire parvenir, pour la seconde fois, à la classe politique, intensifier les efforts entrepris dans certains secteurs sous la pression de l’UE (lutte contre la criminalité et la corruption) et refuser la démagogie facile en accusant « Bruxelles » des difficultés sociales à venir.

* François FRISON-ROCHE est chargé de recherche au CNRS ; CERSA – Université Paris 2
Photo : Gueorgui Parvanov, président de Bulgarie

[1] Voir http://www.robert-schuman.org/oee/bulgarie/presidentielle/resultat3.htm
[2] Ses adversaires de droite font remarquer que le « tropisme pro russe » du président Parvanov est encore très fort dans la mesure où, par exemple, ce dernier a rencontré Vladimir Poutine à neuf reprises au cours de son premier mandat (2001-2006) !