Royaume-Uni : ferveur autour de la fermeture du marché de l’emploi

Le ministre de l’intérieur britannique, John Reid, a annoncé publiquement, le 25 octobre dernier, vouloir fermer le marché de l’emploi aux ressortissants des deux nouveaux membres de l’UE. Les débats se multiplient outre-Manche.


Les «restrictions transitoires» à la libre circulation des travailleurs originaires de Bulgarie et de Roumanie sont régulées par le Traité d’adhésion de ces deux pays. Chaque ancien Etat membre de l’UE, y compris les «10 nouveaux», a la faculté de décider s’il souhaite ouvrir son marché du travail aux ressortissants bulgares et roumains, ou bien de différer l’ouverture de deux ans, éventuellement de trois ou cinq ans supplémentaires en cas de risque objectif de bouleversement économique ou social. Néanmoins, le Royaume-Uni a agi de façon si maladroite que ses relations avec la Bulgarie et la Roumanie sont aujourd’hui fortement affectées.

Contexte

L’annexe VII du Traité d’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie [1] dispose que la législation nationale ou des accords binationaux peuvent primer sur le droit communautaire après le 1er janvier 2007, date retenue pour l’élargissement de l’UE à 27 membres. Ainsi, si un Etat membre décide de fermer son marché de l’emploi aux Bulgares et aux Roumains, Sofia et Bucarest peuvent en retour fermer les leurs aux ressortissants de l’Etat membre qui a pris cette décision (de même, en théorie, les Roumains pourraient se voir refuser le droit de travailler en Bulgarie et vice-versa). Ces dispositions transitoires sont devenues courantes depuis l’élargissement de 1985 à l’Espagne et au Portugal, mais n’ont pas été appliquées à l’égard de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède, pas plus qu’à l’égard de Malte et de Chypre. Les dispositions transitoires sur le marché de l’emploi sont dictées par des considérations essentiellement politiques et non économiques, comme on pourrait s’y attendre. En effet, elles concernent notamment la Slovénie, Etat membre qui vient d’introduire l’usage de l’euro (contrairement à Chypre et à Malte), et qui contribue davantage au budget communautaire qu’il n’en bénéficie.

Par un accord politique plus ou moins tacite, le marché de l’emploi a été ouvert entre les huit Etats membres qui ont rejoint l’UE en 2004. En revanche, le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède ont été les seuls anciens Etats membres à suivre la même politique que lesdits nouveaux Etats membres. Ces derniers n’ont pas pour autant fermé l’accès à leur marché de l’emploi aux ressortissants des anciens Etats membres, comme cela aurait pu être envisagé conformément au Traité d’adhésion de 2003.

Selon plusieurs rapports, l’ouverture du marché du travail a profité au Royaume-Uni, à l’Irlande et à la Suède sur le plan économique, même si le nombre de travailleurs immigrés au Royaume-Uni a été largement sous-estimé avant l'élargissement. Selon les estimations, entre 13.000 et 18.000 travailleurs devaient se rendre au Royaume-Uni; en réalité, ils étaient environ 450.000, voire 600.000 si l’on prend en compte les entrepreneurs individuels. C’était là l’unique argument invoqué par Londres pour changer de politique à l’égard des nouveaux ressortissants communautaires. L’Irlande devait forcément prendre la même décision puisque les deux Etat appliquent une politique d’immigration conjointe.

Les modalités de la nouvelle politique d’immigration

Dès le 24 octobre 2006, tous les médias électroniques anglais titraient sur la décision du ministre de l’intérieur John Reid (annoncée publiquement le 25) de mettre un frein à l’immigration. David Harrison, journaliste du journal d’opposition The Daily Telegraph, a expliqué que le nouveau plan d’immigration allait mettre sur un pied d’égalité les immigrés communautaires et extracommunautaires[2]. Concrètement, environ 19.500 ressortissants bulgares et roumains devaient être autorisés à travailler dans l’agriculture et l’industrie alimentaire. Les travailleurs hautement qualifiés sont censés prouver que leur poste ne peut être pourvu par un résident permanent au Royaume-Uni.

Le quota de 19.500 est excessivement faible au regard de la pratique habituelle du pays. En outre, l’intention affichée était que les Bulgares et les Roumains soient traités comme des immigrés extracommunautaires, et que l’afflux supplémentaire d’émigrés en provenance d’autres pays soit arrêté. Or, cela est impossible. Le Royaume-Uni a signé des conventions bilatérales avec des pays comme l’Ukraine. De ce fait, selon la presse bulgare, il se pourrait que le quota réservé aux Bulgares et aux Roumains soit réduit à 10.000 par an afin que le Royaume-Uni puisse honorer ses autres engagements.

L’application de cette nouvelle réglementation risque de s’avérer impossible, surtout en ce qui concerne les amendes encourues, d’un montant de £100 selon le Daily Telegraph et £1.000 selon le Guardian, à l’égard des travailleurs au noir, et de £5.000 à l’égard des employeurs. Dans un pays où nul n’est tenu d’avoir sur soi des documents d’identité en cours de validité, les contrôles sur le travail au noir sont rares puisque celui-ci constitue la règle dans de nombreux secteurs. Si la réglementation est effectivement appliquée, les ressortissants bulgares et les Roumains déjà présents au Royaume-Uni se retrouveront automatiquement dans une situation moins confortable qu’avant leur adhésion à l’UE.

Les étudiants bulgares et roumains inscrits dans les universités britanniques seront autorisés à travailler à temps partiel comme auparavant. Leur nombre est si dérisoire en comparaison par exemple du nombre d’étudiants et de travailleurs immigrés originaires des mêmes pays en France que la nouvelle politique d’immigration de John Reid semble désigner les Bulgares et les Roumains comme des boucs émissaires ou des otages d’une problématique purement interne aux îles britanniques.

La justification des mesures draconiennes 

Une enquête d’opinion publiée par le Sunday Times du 20 août 2006 indique que 75% des citoyens britanniques se prononcent en faveur d’une réglementation plus stricte du travail des travailleurs bulgares et roumains. Le gouvernement se devait-il de suivre le sentiment populaire ou risquer de perdre les prochaines élections ? Toujours est-il que les chiffres démentent les frayeurs populaires : l’an dernier, seuls quelque 3.600 Roumains ont déposé une demande de visa pour aller travailler en Grande-Bretagne[3].

Si ce changement de politique répondait réellement au besoin imminent de résoudre un problème d’immigration, le ministre de l’intérieur John Reid, aurait tenté également de maîtriser l’afflux de polonais. Or ce n’est pas le cas. Pourtant, le Traité d’adhésion de 2003 permet de refermer le marché du travail, même une fois ouvert, à condition que l’Etat membre rencontre des difficultés sociales et organisationnelles d’envergure. Ce qui blesse les Bulgares comme les Roumains, ce n’est pas tant la décision de fermeture du marché du travail, également prise par d’autres États, mais la façon de la justifier.

En effet, selon Nick Pearce, directeur du Institute for Public Policy Research, un think-tank de gauche, il s’agit d’une décision politicienne qui ne prend pas en compte les considérations diplomatiques. Un éditorial surprenant de Carl Mortished dans The Times du 25 octobre va jusqu’à risquer l’accusation de racisme anti-blancs de la part du ministre de l’Intérieur britannique : «Voici le problème de M. Reid : les nouveaux Européens représentent de la concurrence pour les Britanniques qui sont à la recherche d’emplois non-qualifiés ou faiblement qualifiés. Et ce sont les Britanniques noirs et bruns de peau qui sont particulièrement menacés par les travailleurs à la peau claire originaires de la Mer noire et de la Mer baltique».

Réactions diplomatiques de la Bulgarie et de la Roumanie

Dès la fin de l’été, le Président roumain Traian Basescu avait brandi la menace de restrictions réciproques envers tous les Etats Membres de l’UE qui fermeraient leur marché de l’emploi aux Roumains. Côté bulgare, l’ambassadeur à Londres, M. Matev, avait averti les autorités britanniques dans un entretien accordé au Sunday telegraph en date du 24 septembre, en mettant l’accent sur les concessions faites aux investisseurs britanniques: «30.000 Britanniques ont acheté des biens immobiliers en Bulgarie. Personne n’est allé dire : les prix ont décuplé à cause de l’invasion britannique, alors il faudrait que les Anglais qui achètent en Bulgarie soient passibles d’une sanction spéciale».

À la veille de l’annonce officielle de la décision prise par John Reid, il était expliqué dans la version électronique du Financial Times que la Bulgarie allait «envisager la possibilité d’imposer des mesures réciproques à l’égard de la Grande-Bretagne et tout autre pays qui restreignent la libre circulation des travailleurs ». Meglena Kuneva, la future commissaire européenne à la protection des consommateurs, a fait savoir qu’elle était déçue de la décision du Royaume-Uni. De leur côté, des diplomates britanniques à Bruxelles se sont dits «consternés» de ce que le gouvernement de Londres se soit «incliné devant la pression intérieure». Les autres journaux anglais ne se sont pas fait l’écho de cette réaction officielle. Reste à savoir si les menaces de mesures de riposte de la part de Sofia seront suivies d’effet.

Par Athanase POPOV

Photo : ministre John Reid / magicstatistics.com