Les crises d’approvisionnement à répétition de ces dernières années entre Gazprom, l’Ukraine et la Biélorussie ont démontré la nature parfois déstabilisatrice de ces échanges et des rapports de force auxquels ils donnent lieu. Quelles sont les enjeux des interactions gazières entre les sociétés russes et les États post-soviétiques ?
Les sociétés énergétiques russes sont très présentes dans les États de l'ex URSS. Elles cherchent à y acheter ou y produire du gaz destiné à être vendu en Russie ou sur d'autres marchés, à y contrôler les corridors de transport et les réseaux de distribution ainsi qu’à y commercialiser directement du gaz au prix fort et à un maximum de clients. Le Kremlin et les entreprises qui lui sont liées de près ou de loin cherchent à engranger un maximum de revenus et à accroître les marges de la chaîne des approvisionnements, en réduisant les coûts du transit, le prix d'achat ou de production du gaz, ou encore en développant la production de gaz et la distribution à prix fort. Certaines cherchent également à compenser les manquements et problèmes des marchés énergétiques en Russie. Enfin, il s’agit de conserver, sinon renforcer, une influence économique et politique sur ces États et y tenir à distance les acteurs occidentaux et, depuis peu, chinois. La stratégie des acteurs russes est parfaitement rationnelle sur le plan économique mais à la fois l'arbitrage entre les différents intérêts en présence et les moyens mis en œuvre révèlent certains problèmes et contradictions. Les résultats des actions du Kremlin ne sont pas toujours ceux escomptés et peuvent desservir les objectifs poursuivis.
L'enjeu de la distribution de gaz et du transit
Depuis janvier 2009, la société ukrainienne Naftogaz est le principal client étranger de Gazprom, le géant russe des hydrocarbures qui dispose d’un monopole sur les exportations de gaz russe. Gazprom étant le seul fournisseur extérieur, c’est aussi son client étranger le plus rentable: le prix du gaz vendu à l'Ukraine, équivaut à celui de l'Allemagne alors que les coûts de transport y sont inférieurs. En outre, Gazprom dispose d'une filiale en Ukraine, Gazpromsbyt, qui distribue du gaz aux sociétés industrielles au prix du marché. Ces volumes, encore faibles, vont être conduits à croître suite à l'adhésion de l'Ukraine au Traité de la Communauté énergétique et à la libéralisation de son marché gazier qui a été amorcée par son Président, Viktor Ianoukovitch.
En Ukraine, Gazprom entend également renforcer ses profits et son influence en prenant le contrôle des gazoducs du pays, par lesquels transite environ 65 % du gaz qu'elle vend en Europe, ainsi que de ses stockages sous terrains qui permettent de faire face aux pics de consommation en hiver. L’objectif de la société est notamment de réduire le prix du transit et du stockage hivernal afin d’accroître ses marges sur les ventes de gaz en Europe. Les enjeux sont similaires en Biélorussie, ou encore en Moldavie : Gazprom y a acquis la moitié des parts des sociétés Moldovagaz et Beltransgaz. Le géant gazier russe, qui a cependant concédé à Minsk un prix du gaz avantageux ces quatre dernières années, cherche désormais à l'augmenter pour atteindre le « niveau de marché », tout comme les prix régulés auxquels le gaz est vendu aux clients finaux en Biélorussie.
A ces objectifs se greffe un enjeu plus stratégique: la volonté de prise de contrôle des secteurs gaziers de l'Ukraine et de la Biélorussie, à commencer par les gazoducs de transit, vise à réduire leur marge de manœuvre en cas de crise notamment et de renforcer ainsi la sécurité des exportations russes. Ces objectifs de prise de contrôle participent également d'une volonté de resserrer les liens économiques et politiques avec ces pays dont dépend la Russie pour ses exportations. Cependant, pour l’instant, Moscou n’a rien proposé de substantiel lors de la visite de V.Poutine à Kiev le 27 octobre 2010 et le Kremlin continue d’agiter la menace imminente du gazoduc Nord Stream et beaucoup plus lointaine du projet de gazoduc South Stream. Ces deux projets, s’ils devaient être pleinement réalisés, réduiront fortement les volumes en transit par ces pays.
Le gaz caspien : l’enjeu de l’accès aux ressources
Jusqu'en 2009, profitant du fait que la seule voie d'exportation de gaz du Kazakhstan, du Turkménistan et de l'Ouzbékistan passait par la Russie -à l'exception du gazoduc alimentant l'Iran en gaz turkmène –Gazprom a substitué des investissements très coûteux dans la mise en service de nouveaux gisements en Russie à l'importation de volumes élevés de gaz produits par ces États auprès desquels elle a pu obtenir des prix très bas. Depuis 2009, cet équilibre évolue. Les producteurs d'Asie centrale ont imposé un prix de marché, sont en train de diversifier leurs voies d'exportation vers la Chine notamment, et nourrissent des ressentiments forts à l'égard de Gazprom qui a pu jusqu'alors leur imposer ses conditions. La société russe a depuis fortement réduit ses achats du fait de la crise économique et de ces prix désavantageux.
Fait marquant, les sociétés pétrolières russes, telles Lukoil, privées de la possibilité d'exporter le gaz qu'elles produisent en Russie –leur rivale Gazprom en possédant le monopole–investissent dans la production au Kazakhstan, en Ouzbékistan, et visent notamment le marché chinois. Le cas de l'Azerbaïdjan est également révélateur d'une autre préoccupation du Kremlin. Celui-ci souhaite accaparer les volumes de gaz que ces États pourraient exporter vers l'Europe à travers le projet de gazoduc Nabucco, par exemple, afin de s'assurer que les parts de marché du gaz russe dans l'UE soient conservées et que certaines sociétés européennes ne développent pas d’alternatives au gaz russe. Ainsi, Gazprom souhaite fortement accroître ses importations de gaz azerbaïdjanais, en proposant de payer le prix fort, bien plus que les acheteurs européens, ce qui peut être très avantageux pour les dirigeants azerbaïdjanais.
Le Kremlin, chef d’orchestre d’une stratégie ambivalente
La stratégie russe est révélatrice des tensions internes à la Russie. S'appuyant sur sa position de fournisseur ou d'acheteur monopolistique, la Russie a usé du rapport de force au travers de crises d'approvisionnement ou de pressions sur les prix à l'égard de la Biélorussie, de l'Ukraine, du Turkménistan et de la Moldavie. Ces États cherchent désormais activement à limiter leur dépendance de la Russie et lui opposent une résistance. Moscou pourrait pourtant déployer ses nombreux atouts et engranger d’importants succès, à condition d'accepter le principe d'un partenariat mutuellement bénéfique entre égaux et de renoncer à ses ambitions stratégiques dans son voisinage. En l’absence d’une telle évolution, l'Ukraine s'apprête à intégrer le marché énergétique européen et pose des conditions extrêmement dures pour envisager de constituer un consortium gazier avec Gazprom: conclure un accord de transit de long terme portant sur des volumes de gaz élevés afin de tuer le projet South Stream dans l’œuf, et obtenir une réduction du prix du gaz qui soit élevée et durable. Le Kremlin semble ni pouvoir, ni vouloir céder à ces deux exigences. La Biélorussie cherche désormais à construire un terminal d'importation de gaz naturel liquéfié (GNL) en Lituanie et développe sa coopération énergétique avec ses voisins baltes et ukrainiens.
Suite à la forte baisse des importations russes liées à la crise économique, qui sont passées de 40 milliards de m3 de gaz à environ 10 milliards de m3 par an, le Turkménistan s'est tourné, lui, vers la société chinoise CNPC et l’Iran pour ses exportations de gaz. L'Ouzbékistan et le Kazakhstan affirment leurs intérêts et se tournent aussi en partie vers la Chine, tandis que l'Azerbaïdjan s'en tient pour l'instant à sa volonté d'orienter ses ventes, qui seront amenées à croître après la mise en service du gisement de Shah Deniz 2 en 2016, vers l'Europe, quitte à gagner moins d'argent. Enfin, les États européens, pour certains très dépendants de Gazprom, lui préfèrent des approvisionnements plus diversifiés, et souvent moins chers, notamment par GNL. Ils favorisent à nouveau, outre les énergies non fossiles, le nucléaire. De manière singulière, l’Allemagne a depuis peu opéré un net virage supplémentaire dans cette direction.
La stratégie russe souffre également de contradictions du fait des tensions internes en Russie. En effet, le marché gazier y est dominé par Gazprom alors que d'autres producteurs indépendants, ou sociétés pétrolières, pourraient produire plus de gaz et de manière plus efficace si elles étaient autorisées à accéder aux réseaux de gazoducs et à vendre ce gaz non seulement sur le marché intérieur russe, mais aussi en Ukraine, par exemple. Gazprom lorgne les gisements gaziers situés en Asie centrale ou en Ukraine car le gaz y est plus proche des marchés que les gisements du Grand Nord russe, de la péninsule de Iamal notamment. Cette péninsule est appelée à devenir le nouvel eldorado gazier russe, mais les coûts d’extraction très élevés réduiront les marges. Ainsi, la Russie peine à reconnaître que la libéralisation des marchés, en Russie mais aussi en Ukraine, est une opportunité et non pas une menace. Cela bouleverse évidemment l'ordre établi mais offre des opportunités uniques de gains d'efficacité, de développement de la concurrence, d'accroissement des revenus, notamment fiscaux, et de croissance économique. Enfin, l’achat par Gazprom de gaz à prix fort auprès des fournisseurs de la Caspienne est de nature à limiter ses bénéfices et à mécontenter les actionnaires et investisseurs.
Laisser jouer la concurrence
Force est de constater que dans les relations avec ses voisins de l’ex URSS, le Kremlin ne parviendra pas à obtenir à la fois des profits plus élevés, le contrôle des marchés, l'éviction de concurrents non russes ainsi que des succès dans la poursuite d’un agenda stratégique d'emprise politique et économique. Le bilan des dernières années est très contrasté. Si Gazprom est parvenue à transformer ses relations gazières avec l’ensemble de ses clients de l’ex URSS pour accroître ses profits, elle a néanmoins attiré l’attention sur ses liens étroits avec le Kremlin et sa stratégie de puissance et a suscité de fortes oppositions. La Russie ne peut pas dissocier les actions qu’elle mène à l'encontre de ses voisins, sa propre modernisation et stabilisation de long terme, et ses échanges gaziers et relations avec les sociétés et Etats de l'Union européenne. En réalité, la Russie aurait tout à gagner à laisser jouer pleinement la concurrence entre Rosneft, Gazprom, Novatek, Lukoil, TNK-BP, Surgutneftegaz et d'autres.
C'est en mettant l'ensemble des sociétés énergétiques russes sur un pied d'égalité, en acceptant que les rapports avec les Etats dont dépend la Russie ne soient pas asymétriques et en définissant une stratégie sincère d'attraction, plutôt que de pressions, que les acteurs russes pourront tenter de regagner la confiance de leurs voisins et d’être les leaders sur les marchés de la production, du transport et de la distribution de gaz dans la région. C'est également une condition essentielle pour permettre aux acteurs énergétiques russes de faire face au défi de la production de gaz et d’électricité dans leur pays pour garantir un haut niveau de sécurité énergétique.
* Marc-Antoine Eyl-Mazzega est Docteur en science politique, spécialiste des questions énergétiques au CERI/Sciences Po.
Photographie de vignette : « Gazoduc magistral à l'Ouest de l'Ukraine », Marc-Antoine Eyl-Mazzega.