Dragojla (1936) est une artiste-peintre arrivée de Yougoslavie à Paris en 1954 avec l'écrivain et artiste Radoje Vukadinovic. Depuis, Dragojla explore la peinture et la matérialité de la couleur sur différentes surfaces (métal, bois, papier, tissu, etc.) Elle travaille également sur les relations entre les univers infiniment petits et grands. Ainsi, ses peintures et dessins sont à la fois une exploration basée sur des vues de microscopes et de télescopes, tout en soulignant les similitudes entre les dimensions des mondes.
Dragojla a étudié d’abord à l'Académie des Arts de Belgrade, puis à l'École nationale supérieure des Arts décoratifs (ENSAD) à Paris. Elle a exposé dans de nombreuses galeries d’art en France, en Allemagne, en Croatie et en Serbie.
Regard sur l’Est : Quand êtes-vous arrivée en France ?
En 1954, je suis partie avec Radoje Vukadinovic, écrivain et artiste, d’abord à Venise et ensuite à Paris. Avant notre départ, j’avais travaillé à la réalisation d’une grande mosaïque pour le musée du Sport à Belgrade et elle venait d’être achevée. Radoje avait pour objectif de préparer une thèse de doctorat en littérature à la Sorbonne et je l’ai suivi. En 1965, il a soutenu sa thèse consacrée au critique littéraire russe Vissarion Belinski à la Sorbonne. Nous nous sommes mariés et avons eu deux enfants qui ont grandi en France.
Est-ce que Paris et la scène artistique parisienne ont eu une influence sur votre travail artistique ?
Lorsque je suis arrivée à Paris en 1954, j’avais avec moi des peintures sur papier et quelques toiles, dans l’idée de les montrer mais, en arrivant, j’ai tout de suite eu envie de peindre. À cette époque, ma peinture était figurative. Je réalisais beaucoup de portraits réalistes. J’ai grandi dans une famille où l’art tenait une place importante. Mon père peignait, et je m’y suis également mise dès le plus jeune âge.
Mon père m’a incitée à réaliser de vastes fresques et aussi des copies de grands peintres, Raphaël, Francisco de Goya, François Boucher… Ensuite, j’ai pu voir les œuvres originales de ces artistes, en visitant le musée du Louvre.
À Paris en 1954, les artistes de l’École de Paris étaient en vogue, de même que l’abstraction, l’informel ou encore le tachisme. Je me suis liée d’amitié avec des peintres français abstraits, notamment avec Simone Paurd. La scène artistique parisienne n’a pas eu immédiatement une influence directe sur mon travail. C’est venu par la suite.
Dragojla dans son premier atelier à Paris (1961).
Depuis quelques années, des historiens de l’art s’intéressent aux femmes peintres, de la Renaissance à nos jours. Qu’en pensez-vous ?
Pour les historiens de l’art, les chercheurs, la place des femmes est souvent analysée par rapport à celle des hommes, dans un contexte social et historique donné. En ce qui me concerne, je ne fais pas de différence entre homme et femme lorsqu’il s’agit d’art. On est avant tout artiste, dans mon cas artiste-peintre. Lorsque je suis arrivée à Paris, des amies peintres m’ont proposé d’exposer au salon des femmes peintres. Je trouvais cela curieux et je préférais présenter mon travail dans des expositions où cette distinction n’existait pas. Pour moi, la peinture n’a pas de genre.
Est-ce que vous connaissiez les autres artistes venus de Yougoslavie à Paris à cette époque ?
Lorsque j’étais étudiante à l’Académie des Arts de Belgrade, j’étais dans le même atelier que Ljuba (Ljuba Popovic), qui est venu aussi en France. Nous étions en contact à Paris dans les années 1960-1970. En ce qui concerne Dado (Dado Djuric), il était installé en Normandie. Avec mon mari Radoje, nous étions en contact avec Petar Omcikus et Kossa Bokchan. Bata Mihailovic et Ljubinka étaient aussi à Paris. Vadimir Velickovic est arrivé dans les années 1960. Il était très présent sur la scène artistique. Il y avait aussi Djordje Ivackovic, Milos Sobaic, Radovan Kragulj et d’autres encore... Il y avait aussi des écrivains parmi lesquels Danilo Kis, qui est arrivé un peu plus tard.
Une nouvelle génération d’artistes est arrivée dans les années 1980 et 1990. Des expositions collectives ont été organisées à Paris jusqu’aux années 2000 et nous pouvions nous y retrouver. Nous nous connaissions tous et allions voir les expositions des uns et des autres, mais chacun travaillait dans son coin, dans son atelier.
Depuis quelques années, la disparition de plusieurs artistes d’ex-Yougoslavie vivant en France et de ma génération a laissé un vide. Mais d’autres générations d’artistes arrivent. Même si les centres artistiques mondiaux ont été déplacés dans d’autres pays, d’autres continents et d’autres métropoles, Paris reste Paris et attire encore.
Comment avez-vous vécu la désintégration de la Yougoslavie ?
Je suis née à Prizren, au Kosovo ; j’ai vécu à Nis et à Belgrade, puis à Zagreb avec ma famille avant de venir en France. J’ai donc des attaches et des souvenirs dans l’ensemble de l’espace ex-yougoslave. J’ai exposé en Croatie et en Serbie. J’ai beaucoup peint à Rovinj, en Croatie. Ainsi, la désintégration de la Yougoslavie a été une période douloureuse. Mon mari, Radoje, a participé à la résistance durant la Seconde Guerre mondiale, en tant que Partisan. Il a combattu et a participé à la création de la Yougoslavie que nous avons connue. Nous étions attachés à la Yougoslavie, même si nous vivions en France.
Comment êtes-vous passée d’une peinture figurative à non-figurative ?
Ma peinture a connu des périodes qui sont des suites logiques. Il y a eu une première période figurative, avec des portraits. Puis une deuxième période également figurative mais aussi surréaliste. Radoje avait rencontré dès 1954 les artistes et écrivains surréalistes à Paris. Même si j’étais intéressée par les peintres abstraits, j’essayais de ne pas rejeter la figuration.
Par ailleurs, nous dessinions parfois ensemble avec Radoje. Nous formions un couple dans lequel l’acte de dessiner et de peindre faisait partie du quotidien. Nous récupérions aussi les affiches du métro pour dessiner et peindre dessus. Ces affiches ont une colle qui tient très bien, avec plusieurs couches, et forment ainsi un bon support.
Mes peintures vraiment abstraites sont arrivées dans une troisième période, avec des dessins et des peintures qui peuvent s’inscrire dans l’informel, l’abstraction lyrique, l’abstraction géométrique et même l’abstraction expressionniste. J’ai fait beaucoup de recherches sur la matérialité de la couleur.
Dragojla,"Sans titre", peinture sur métal, 1959.
Vous avez choisi de peindre sur des supports différents. Quelle est la place de ces supports dans votre œuvre ?
J’ai exploré la matérialité de la couleur en peignant sur du papier, du bois, de la toile, des tissus et du métal (du zinc). Concernant le métal, j’ai peint sur ce support en testant la qualité de la couleur avec la chaleur et le feu. J’ai reçu des prix pour ces réalisations , dont un qui m’a été remis par Niki de Saint Phalle à la galerie La Cordée. Les supports peuvent aussi surprendre, apporter des situations inattendues et permettre d’explorer.
J’ai présenté mes peintures abstraites dans des expositions collectives après mon arrivée à Paris et lors de ma première exposition personnelle, en 1966 à la galerie Duncan, rue de Seine à Paris. Ensuite il y a eu des expositions dans d’autres galeries d’art : la galerie Annick Gendron, la galerie La Cordée, la galerie Vercamer… J’ai aussi présenté mes œuvres dans de nombreuses expositions collectives.
Vous avez également réalisé des dessins scientifiques et effectué des recherches pour le Museum national d’Histoire naturelle à Paris. Est-ce que cette activité a une influence sur votre œuvre ?
En effet, j’ai réalisé beaucoup de dessins scientifiques pour le laboratoire de malacologie du Museum national d’Histoire naturelle et effectué des recherches. L’observation au microscope électronique m’a fait découvrir l’univers de l’infiniment petit et la vie dans le fond des océans. J’y ai vu un lien avec la recherche dans le domaine de l’astrophysique et de la planétologie. Il ne s’agit pas ici simplement de l’importance de l’observation visuelle mais aussi des émotions ressenties face à ces univers. Au laboratoire de malacologie, j’étais entourée de toutes ces espèces venant des profondeurs. J’ai exposé mes œuvres qui mettent en avant les rapports entre l’art et la science à la Cité des sciences à Paris et, plus récemment, dans le cadre du projet Science-Art-Technologie/Interface.
Dragojla, "Sans titre", peinture sur papier préparé, 1959 .
Quels conseils donneriez-vous à un jeune artiste ?
Je travaille avec de jeunes artistes et je vous répondrai en vous disant ce que je leur conseille : soyez vous-même ! On peut tomber sous influence pendant les études mais il est nécessaire de s’en détacher et d’explorer en permanence sa propre créativité et de persévérer.
Quels sont vos projets ?
Continuer à peindre et dessiner. C’est essentiel ! Je prépare actuellement une exposition rétrospective. Je regarde aussi mes peintures de différentes époques tout en explorant de nouveaux supports et de nouvelles techniques. Je m’intéresse toujours beaucoup à la couleur, à la matérialité. Cela permet d’avancer.
Vignette : Dragojla, "Sans titre", peinture sur métal, 1961.
* Nicole Pernet est élève de Dragojla.
Pour citer cet article : Nicole PERNET(2024), « L’art et la vie : entretien avec Dragojla, artiste d’ex-Yougoslavie installée en France », Regard sur l'Est, 29 juillet.