L’Asie centrale après 2014: Un retour en marge des empires ou le paroxysme des rivalités ?

Depuis la chute de l’Union soviétique et jusqu’à l’intervention américaine en Afghanistan, l’Asie centrale n’a que peu suscité l’intérêt des grandes puissances. Le désengagement, d’ici 2014, des opérations de combat de l’Otan en Afghanistan, celles-là mêmes qui avaient enfin éveillé l’attention, signifie-t-il que cette région ne sera plus l’objet des rivalités politiques des grandes puissances ?


Chacun des cinq pays d’Asie centrale a su tirer profit de l’ouverture du « théâtre afghan » dès la fin de l’année 2001. En effet, ils sont alors devenus l’appât des Occidentaux, pour lesquels cette région ne représentait encore qu’une zone géographique inconnue et parfois mystérieuse. La coopération militaire et sécuritaire semble être l’aspect le plus visible de cette ouverture, même si certains secteurs économiques et culturels n’ont pas été négligés.

Les atouts propres à l’Asie centrale 

Le premier intérêt de l’Asie centrale se trouve dans sa situation géographique. Le « Grand Jeu » tel qu’énoncé par Rudyard Kipling illustre la rivalité impériale qui opposa Britanniques et Russes au 19e siècle. Frontalière de la Russie, de la Chine, de l’Afghanistan et de l’Iran, la région ne peut être ignorée des autres puissances, surtout au regard des enjeux actuels.

Les Américains ont cherché à installer plusieurs bases pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Leur présence a même été perçue comme complémentaire à leur politique de contournement de la Russie et de l’Iran, tandis que les Russes, eux, cherchent à conserver leur influence dans leur étranger proche qu’ils considèrent comme une zone vitale. Enfin, certains pays européens sont, ou ont assuré une présence, au Tadjikistan, au Kirghizstan et en Ouzbékistan, en soutien à l’opération Enduring Freedom. Ces trois pays leur ont offert la possibilité d’implanter des bases logistiques sur leur sol. Ainsi, l’Ouzbékistan a accueilli une base américaine, à Karchi-Khanabad, de 2001 à 2005, avant d’être fermée suite à la répression menée par les autorités ouzbèkes lors des événements d’Andijan en mai 2005. La base de Termez, toujours en Ouzbékistan, se maintient grâce à un effort conséquent des Allemands. Au Kirghizstan, les Américains sont toujours à Manas, mais cette présence devrait officiellement s’achever en 2014 et se heurte à une volonté de rééquilibrage de Moscou[1]. Les Français sont au Tadjikistan depuis 2001 sans que cette implantation ne suscite de tension particulière. Trois pays ont donc accueilli la coalition et l’Ouzbékistan s’apprête à favoriser de nouveau une implantation américaine. Le Turkménistan, bien qu’ayant une position géographique intéressante, a toujours refusé l’accueil de forces étrangères au nom de son statut de «perpétuelle neutralité positive»; le survol de son espace aérien par les Américains a toutefois été autorisé pour faire transiter des marchandises humanitaires. Le Kazakhstan, pour sa part, a su refuser habilement toute implantation militaire mais les autorisations de transit aérien n’ont pas rencontré d’obstacle.

Mais l’Asie centrale n’attire pas que pour des raisons militaires et ses ressources naturelles sont aussi très convoitées. Trois pays, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan, disposent de ressources importantes en hydrocarbures et se classent parmi les 14 pays les plus riches en ressources gazières. Le Kazakhstan se situe à la 11e place mondiale pour ses réserves pétrolières. Américains, Russes, Chinois et Européens cherchent à s’accaparer ces marchés prometteurs. Les Russes souhaitent conserver le monopole du transit des exportations de leurs voisins méridionaux, tandis que les Européens et les Chinois cherchent à limiter leur dépendance à l’égard de la Russie en recourant à des tracés alternatifs: c’est ainsi qu’a été inauguré, en juillet 2006, l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), au profit des Européens, des Américains et des Turcs puis, en 2006, l'oléoduc reliant le Kazakhstan à la Chine. Le projet du gazoduc Nabucco, quant à lui, piétine mais les accords sur le gazoduc transnational Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI) restent d’actualité[2].

Les défis de l’après 2014

Garder de bonnes relations bilatérales, conserver une base arrière et couper tout soutien extérieur aux Taliban (au moins pour la partie nord du théâtre d’opérations) étaient jusqu’alors des objectifs essentiels pour la conduite des opérations otaniennes. Mais, l’opération finie, les forces armées de la coalition devront se retirer de ces terrains : ce retrait doit-il être synonyme de désengagement politique et économique ?

Les jeux d’influence entre les grandes puissances vont se maintenir, notamment au travers des organisations internationales, comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS)[3], l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC)[4], l’OSCE et l’Otan. En outre, ces puissances doivent rester attentives pour prévenir toute menace d’instabilité dans la région: la politique étrangère de l’Iran, la présence de mouvements terroristes islamistes tels que le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (qui aurait pris maintenant l’appellation de « Mouvement islamique du Turkestan »), voire le Hizb-Ut Tahir ou une résurgence des Taliban en Afghanistan… sont quelques-unes de ces menaces.

La Russie, qui voit les États-Unis comme un concurrent, se méfie de toute alliance militaire ou énergétique et tente de renforcer sa présence dans cet étranger proche après l’avoir négligé par le passé. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Kremlin cherche à justifier sa présence, notamment dans le domaine militaire, à travers le développement de différentes organisations telles que l’OCS et l’OTSC, voire à travers des coopérations bilatérales[5].

La Chine, également membre de l’OCS, a pour ces pays un intérêt surtout économique. Ses besoins énergétiques croissent à une telle vitesse qu’il lui est indispensable de diversifier ses fournisseurs. Ainsi, le Kazakhstan représente un partenaire idéal, doté d’énormes réserves pétrolières et d’une proximité géographique appréciable. La Chine cherche aussi à étendre son influence régionale en Afghanistan[6].

L’Iran aussi a établi des relations avec ces États. Il partage une longue frontière terrestre avec le Turkménistan (992 km) et constitue un des cinq États riverains de la mer Caspienne. Par ailleurs, il contrôle la voie la plus courte vers le marché international pour ces pays enclavés. Les raisons de son attention sont également politiques, puisque Téhéran cherche à se rapprocher de ces nouveaux pays indépendants pour affirmer sa position régionale et compenser son isolement sur la scène internationale. Il faut aussi souligner la permanence de liens culturels avec le Tadjikistan qui, à l’instar de l’Afghanistan, a des racines persanes.

La Turquie s’est intéressée culturellement à cette région puisqu’elle partage des racines culturelles avec 4 de ces 5 pays. Malgré les premières désillusions d’Ankara, sa présence s’est considérablement renforcée avec la mise en place d’échanges universitaires. Cette intégration culturelle est également l’occasion de développer les domaines économiques et énergétiques.

La France, enfin, développe sa présence économique au Kazakhstan où de nombreux contrats, comme la vente d’un satellite fourni par Astrium, ont été signés lors des visites successives du Premier ministre et du chef de l’État français entre 2008 et 2010. Au Turkménistan, Bouygues occupe la première place du juteux marché immobilier. Au Tadjikistan, les liens sont forts pour des raisons historiques, liées au soutien apporté au commandant Ahmed Chah Massoud. Après un ralentissement des échanges politiques avec l’Ouzbékistan entre 2005 et 2009, un dialogue régulier et des projets de coopération ont été plus récemment mis en œuvre[7].

Influence de l’évolution des voisins méridionaux sur l’Asie centrale

Enclavés, les pays d’Asie centrale sont dépendants de l’évolution politique de leurs voisins. En cas de retour des Taliban ou d’un mouvement analogue en Afghanistan, quelles en seraient les conséquences en Asie centrale ? Les grandes puissances aspirent évidemment à la stabilité de l’Afghanistan: les forces de l’Otan conduites par les États-Unis justifient leur intervention militaire de cette manière. La Chine, elle, craint que cette instabilité ne se propage au Xinjiang peuplé d’Ouïghours déjà peu stables, et l’Iran a toujours été hostile au régime taliban.

Les situations internes des pays centrasiatiques demeurent, elles, relativement stables. Deux des cinq présidents sont en place depuis 20 ans et les probabilités d’une alternance politique demeurent restreintes. En raison de l’absence d’une culture démocratique et des obstacles mis en place par les pouvoirs, les partis d’opposition restent marginaux. Au Kazakhstan, les progrès économiques sont indéniables et le président Nazarbaev se voit parfois qualifié de « despote éclairé », même si les mouvements sociaux et politiques observés, en particulier dans l’ouest du pays depuis décembre 2011, doivent être surveillés. En Ouzbékistan, le tourisme est particulièrement développé et la stabilité du régime semble assurée par succession familiale. Au Kirghizstan, plusieurs révoltes ont finalement conduit à des élections démocratiques. Au Tadjikistan, malgré de nouveaux incidents, un accord entre les factions issues de la guerre civile a été conclu. Au Turkménistan, le régime très autoritaire paraît stable depuis 2007. Tout laisse donc à penser que l’évolution de la situation interne de ces pays dépend en grande partie de celle de ses voisins mais qu’aucun changement ne sera imposé de l’extérieur.

Notes:
[1] http://www.cacianalyst.org/?q=node/5840.
[2] https://www.euronews.com/2018/02/28/turkmen-section-of-trans-afghanistan-gas-pipeline-completed.
[3] L'Organisation de coopération de Shangaï regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan.
[4] L’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) est une organisation politico-militaire créée en septembre 2003. Les bases en ont été jetées en mai 1992 avec la signature du traité de Tachkent (ou Traité de sécurité collective) par six des onze États membres de la Communauté des États indépendants. L'OTSC compte six membres (Russie, Arménie, Bélarus, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) depuis le retrait de l'Ouzbékistan, en juin 2012.
[5] http://www.rferl.org/content/russia-deputy-pm-in-tajikistan-discuss-troop-presence/24715529.html.
[6] http://www.rferl.org/content/top-chinese-security-official-makes-surprise-visit-to-afghanistan/24716910.html.
[7] http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/pays-zones-geo/ouzbekistan/.

* Romain SIDOS est diplômé de russe à l’INALCO et élève-officier à Saint-Cyr Coëtquidan.

Vignette : Militaires de la garnison de Tokmok (Kirghizstan). © Fergana.ru

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