Le développement touristique comme consolidation de la Géorgie post-soviétique: Batoumi et Sighnaghi, des villes «nouvelles»?

Par ses multiples travaux de rénovation de sites culturels et la création de nouveaux bâtiments administratifs dès 2007, le président Saakachvili a fait entrer la Géorgie dans une ère nouvelle. Ornée de façades reluisantes et assurément européennes, elle tourne le dos aux années noires qui ont suivi la chute de l’URSS et ouvre la porte aux touristes étrangers. Détour par deux villes caractéristiques de ce changement, Batoumi et Sighnaghi.


Vue de la place du théâtre à Batoumi avec le Radisson Blu en arrière-planLa question des frontières et de l’intégrité territoriale est récurrente dans l’histoire moderne de la Géorgie. Arbitrairement dessinées au début de l’Union, elles ont été de facto redessinées lors de l’indépendance de 1991 et modifiées considérablement suite à la guerre éclair d’août 2008. Le pays s’est alors trouvé dans l’incapacité de faire reconnaître ses frontières de façon unilatérale par ses voisins. La Géorgie post-soviétique a néanmoins dû apprendre à les apprivoiser et, de façon presque paradoxale, le pays a récemment cherché à faire de son territoire un atout.

La Géorgie, un « couloir stratégique » mais pas seulement

Les politiques d’aménagement massif menées par l’administration du président Mikhéil Saakachvili n’ont pas fait l’unanimité dans l’opinion publique géorgienne. Un patrimoine valorisé peut également devenir un instrument politique au service du pouvoir. Les détracteurs du Président ont ainsi dénoncé ces « relations publiques », ces façades splendides derrière lesquelles se cache la misère. Quelle qu’en soit la perception, ces constructions urbaines et touristiques sont le reflet de l’image que le gouvernement veut donner de son territoire. « Je veux faire de Batoumi une vitrine de la Géorgie et que chaque maison de chaque habitant de Batoumi soit identique aux façades que nous construisons », a affirmé le président Saakashvili en 2010. Leader formé en Occident élu démocratiquement et haut la main suite à la révolution des Roses de 2003, il a travaillé cette image.

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la Géorgie reste un pays mal connu, petit État caucasien stratégique par sa position de pont reliant l’Asie à l’Europe, en conflit avec son ancienne autorité de tutelle. Autrement dit, un État sous tension. Ce développement territorial et touristique est aussi un moyen d’affirmer que le pays n’est pas qu’un « couloir » pour les hydrocarbures en provenance de la Caspienne. La Géorgie a aussi des richesses qui lui sont propres. Si les acteurs internationaux manifestent leur intérêt géostratégique pour le pays, pourquoi ne pas les encourager à investir pour faire de ce couloir un endroit où, finalement, l’on s’arrête ?

Batoumi, une destination touristique de choix

Faire de Batoumi, ville d’Adjarie de plus de 120 000 habitants[1] située à moins de vingt kilomètres de la frontière turque, une destination touristique régionale majeure se justifie par l’histoire moderne du pays. À l’exception de la période de transition et de désastre économique qui a suivi l’effondrement de l’URSS, Batoumi est depuis le 19e siècle une destination de villégiature. Comme aime à le rappeler le site officiel de la ville[2], Batoumi l’impériale est née pendant la révolution industrielle, suite à son annexion à l’Empire russe, en 1878. La découverte des gisements de pétrole de la Caspienne et la création de voies ferrées traversant le pays ont conduit de riches entrepreneurs européens à s’y établir. Les Nobel et les Rothschild se sont alors fait construire de luxueuses demeures européennes. À l’époque soviétique, les sanatoriums ont pris la relève, et les privilégiés du régime ont découvert les joies de l’exotisme de la mer Noire grâce au climat subtropical et à l’un des plus beaux jardins botaniques de l’Union.

Faire revivre Batoumi présente également un intérêt économique et géostratégique évident. La déclaration d’indépendance de l’Abkhazie qui a suivi la guerre éclair d’août 2008 a éloigné la perspective d’une réintégration du port de Soukhoumi à la Géorgie et prive le pays de la possibilité d’exploiter ses richesses (en plus d’être un port bien situé sur la mer Noire, il recèle des richesses en hydrocarbures). Batoumi compense ce manque.

Investir à Batoumi permet aussi de relier l’Adjarie, République autonome de Géorgie, au pouvoir central. L’Adjarie a bénéficié d’une certaine liberté durant la période soviétique, maintenue après 1991. Ce n’est qu’avec le départ du président du Parlement adjare, Aslan Abachidzé, en 2004 que l’Adjarie a signé son retour dans le giron de Tbilissi. De plus, Mikhéil Saakachvili aime à se rendre à Batoumi, qu’il a dotée en juillet 2007 du siège de la Cour constitutionnelle géorgienne, afin d’octroyer à la ville un rôle politique et de l’ancrer dans la Géorgie contemporaine.

Sans doute pour toutes ces raisons, le président Saakachvili a imaginé pour cette ville un avenir prometteur, avec pour ambition de dépasser Sotchi et d’atteindre « Barcelone, Nice, Singapour ». Prendre Sotchi pour étalon n’est d’ailleurs pas dénué de provocation politique, tant celle-ci incarne le pouvoir poutinien. En effet, elle accueille déjà la résidence secondaire du président russe Vladimir Poutine, et recevra les Jeux-olympiques d’hiver de 2014.

Séparée de Tbilissi par plus de 300 km, distance parcourue encore aujourd’hui en plus de 6 heures en voiture, Batoumi est éloignée du centre. L’intégration de la ville dans un espace régional passe donc également par l’amélioration de ses voies d’accès. La réouverture, en septembre 2012, de l’aéroport de Koutaïssi, situé à 100 km à l’est de Batoumi, après 10 mois de rénovation[3] et le développement d’offres « low-cost », notamment avec la compagnie hongroise Wizz Air vont dans ce sens. De même, la compagnie turque Pegasus Airlines a annoncé en août 2012 la création d’une nouvelle ligne[4] au départ d’Istanbul, active à partir d’octobre 2012 à destination de Batoumi. L’ouverture des lignes reflète les dynamiques des échanges: la fréquentation touristique pour les huit premiers mois de 2012 a augmenté de 55 % par rapport à la même période de 2011, avec 2,8 millions de visiteurs dans la pays, dont plus de la moitié choisit l’Adjarie. Les ressortissants turcs sont les touristes étrangers les plus nombreux en Géorgie (738 085 en 2011) en raison de la proximité géographique et de l’importance des échanges bilatéraux.

Par ailleurs, l’identité visuelle de la nouvelle Batoumi a été profondément bouleversée par la récente vague de construction hôtelière. Invitée d’honneur, la Turquie a donné à la ville son Sheraton via le groupe de construction Nurol. Du haut de ses 110 mètres, il trône fièrement le long de la promenade bordée de palmiers offerts, eux, par des émirs saoudiens. Inauguré en 2011, le Radisson Blu Medea de l’architecte italien Michele De Lucchi, designer entre autres du pont de la Paix à Tbilissi, augure l’arrivée de nouvelles chaines internationales de luxe. Les investissements immobiliers massifs sont incarnés par le visage de Donald Trump, magnat américain de la construction qui accueille les nouveaux visiteurs à l’entrée de la ville : une pancarte à son effigie et à celle du président Saakachvili y annonce que « Dans cinq ans, Batoumi sera la meilleure ville du monde ». Le milliardaire américain a révélé lors de sa visite en Géorgie, en avril 2012, l’existence d’un projet de plus 100 millions de dollars (environ 77 millions d’euros) pour la construction d’une tour résidentielle de 47 étages, la Trump Tower Batumi. Sa construction devrait démarrer en 2013. Pour achever le portrait, Batoumi devient une destination privilégiée pour les casinos, frappés d’interdiction dans les pays voisins.

La nouvelle Batoumi se veut résolument européenne et son rattachement à l’Europe est symbolisé par la statue de Médée et de la toison d’or érigée en 2007 au centre d’une place aux bâtiments Art Déco. Le message est clair: si, du temps de la Colchide, la Géorgie était aux confins de l’Europe, elle était toutefois dans sa sphère de rayonnement. Médée est aujourd’hui un symbole de la ville, au même titre que la Piazza sortie du sol en 2010. Œuvre de Vazha Orbeladze[5], architecte géorgien à qui l’on doit également la rénovation de Sighnaghi, cette place bordée d’un clocher, de pubs et de restaurants occidentaux au chic suranné rappelle l’Europe centrale et fait écho à un lointain passé européen.

Sighnaghi, vitrine romantique au cœur des programmes de rénovation

Moins bouillonnante et urbaine, à l’autre extrémité méridionale de la Géorgie se trouve la petite ville de Sighnaghi. Située à 115 km de Tbilissi, elle est au cœur des programmes gouvernementaux de rénovation de 2007. Perchée à 800 mètres au-dessus de la vallée d’Alazani, dans la région viticole de Kakhétie, elle a été proclamée « ville de l’amour » et le président Saakachvili lui a promis un avenir radieux. Depuis l’inauguration du nouveau centre-ville en octobre 2007, il s’est rendu de nombreuses fois en déplacement officiel dans cette ville fortifiée, peuplée de quelque 2 000 âmes. La présentant non sans excès comme « un cadeau pour la Géorgie éternelle », il y a même organisé une rencontre avec le Secrétaire général de l’Otan Jaap de Hoop Scheffer, en 2007[6].

La rénovation de Sighnaghi a d’abord été initiée par la Banque mondiale. Dès 1996, celle-ci a mis au point un programme de rénovation de sites géorgiens culturellement riches. Le tourisme culturel était apparu alors comme un axe possible de développement économique dans un pays en crise. La Banque a ainsi accordé un prêt de 3,57 millions de dollars aux Fonds pour la préservation de l’héritage culturel de la Géorgie géré par le gouvernement. Au total, 37 sites de la ville ont été réhabilités, principalement des habitations privées. Au cours des années, les dépenses allouées ont été revues à la baisse, en même temps que les espérances des retombées touristiques. Ambitions déçues ? L’essor de Sighnaghi a certainement été freiné par l’embargo russe sur les vins géorgiens de 2006. Mais le nombre de visiteurs, qui s’élevait à seulement 450 en 1999, est passé à 1 000 en 2003 et reste important aujourd’hui: en 2010, la ville a été la 6e destination géorgienne la plus visitée par les touristes étrangers. Elle continue donc d’être mise en avant dans les prospectus touristiques.

Pourquoi avoir choisi Sighnaghi comme symbole de cette Géorgie nouvelle ? Pour la stabilité politique de la région ? Les frontières proches avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont stables, mais c’est moins vrai pour ce qui concerne le nord de la Kakhétie et le district d’Akhmeta, à la frontière de la république russe de Tchétchénie. Sans parler de la violente prise d’otages qui s’est produite fin août 2012 dans la vallée de Lopota, à la frontière du Daguestan[7]. La ville possède bien une enceinte médiévale remarquable et une touche de folklore (les balcons typiques des siècles précédents ont bien été maintenus) mais le patrimoine immatériel (chants, coutumes, gastronomie) n’est pas particulièrement mis à l’honneur.

Comme l’a souligné l’éditorialiste russe Fiodor Loukianov[8], la Géorgie a moins cherché que les autres États à créer un mythe national post-soviétique afin de tourner la page. Selon lui, elle a réalisé une « copie d’un modèle d’Europe de l’ouest pour, d’un coup, inscrire le pays dans un nouveau contexte. Il y a bien le musée de l’occupation soviétique de Tbilissi, construit sur le modèle des États baltes, mais sans âme, comme s’il était destiné à un touriste américain de base ». Cela s’explique vraisemblablement par la situation complexe de la Géorgie qui, bien que cherchant un rapprochement avec l’Otan et, dans une moindre mesure, l’Union européenne, maintient des liens économiques et humains forts avec la Russie. Ainsi, si l’Occident est un rêve de demain, les interactions, depuis plus de deux siècles, avec la Russie et l’importance des débouchés russes pour l’économie géorgienne demeurent une réalité. En dépit des véhéments discours anti-russes qui circulent depuis l’ère Saakachvili et des relations diplomatiques exécrables entre les deux pays, l’avenir de la Géorgie ne peut se construire en ignorant l’Est. D’un point de vue touristique, le potentiel des Russes est d’ailleurs important au regard de l’intérêt toujours soutenu de ces derniers pour la mer Noire.

Ainsi, l’administration Saakachvili a choisi de valoriser un patrimoine éparpillé sur le territoire géorgien, dans une démarche de décentralisation politique et touristique. Si la Géorgie a perdu 20 % de ses terres en 2008, elle semble bien déterminée à habiter son territoire. Cela signifie réintégrer en son sein plusieurs villes qui ont sombré à la chute de l’URSS, comme Batoumi, Sighnaghi ou encore Koutaïssi, et en faire des pôles d’attractivité destinés à contrebalancer les inégalités de développement avec une capitale qui accueille toujours un quart de la population totale du pays.

Notes :
[1] Recensement de 2002, Agence nationale des statistiques de Géorgie, www.geostat.ge
[2] Site municipal: www.batumi.ge.
[3] https://www.newsgeorgia.ge/
[4] www.flypgs.com/en/about-pegasus/news/652/our-flight-network-expands-in-georgia-and-ukraine.aspx.
[5] http://www.piazza.ge/index.php?gl=1&page=glabout&lang=eng.
[6] Visite du 4 octobre 2007, https://www.president.gov.ge/
[7] Cette prise d’otages a conduit à la mort de trois policiers géorgiens et de onze membres d'un groupe armé venu de Russie, https://www.courrierinternational.com/
[8] « Nestandartnaïa Grouzia », Moskovskie Novosti, 25 janvier 2012, http://www.mn.ru/

Autres sources : Site de la Présidence de la Géorgie, site du ministère géorgien de l’Économie et du développement durable, Apsny.ge.

* Aurore CHARBONNEAU est consultante russophone en intelligence économique.

Vignette : Vue de la place du théâtre à Batoumi avec le Radisson Blu en arrière-plan. © Aurore Charbonneau.

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