L’Ukraine face à son destin

L'Ukraine se trouve à la croisée des chemins. Les élections législatives du 28 octobre 2012 détermineront fort probablement le futur du pays. En effet, elles marqueront la poursuite ou la fin du tournant autoritaire pris en 2010 par le président Victor Ianoukovitch et son parti des Régions.


Congrès du parti des Régions, Kiev, 30 juillet 2012Pour les partisans du régime en place, il est impératif de rester maîtres du Parlement et de protéger les acquis des deux dernières années. Depuis la prise de fonctions de V. Ianoukovitch en 2010, les pouvoirs présidentiels, réduits en 2004, ont été renforcés et une véritable persécution de l'opposition a débuté. L'ancienne Première ministre et perdante du second tour de la présidentielle, Ioulia Timochenko, est en prison depuis 2011, tout comme plusieurs de ses collaborateurs. Plusieurs figures de proue de l'opposition ont fui à l'étranger. Petit à petit, la concentration du pouvoir entre les mains de l'exécutif, les atteintes à la liberté de la presse et une corruption rampante, qui avaient caractérisé la présidence autoritaire de Léonid Koutchma de 1994 à 2005, ont été remises au goût du jour. Depuis 2010, l'Ukraine a chuté dans le classement de Reporters sans frontières des pays où la presse est la plus libre et dans celui de Transparency International des pays les moins corrompus.

Face à ces évolutions, l'Union européenne (UE) et les États-Unis ont fait preuve de retenue et ont préféré le ralentissement de leur coopération à l'introduction de sanctions. Ils se sont contentés de critiquer tout en poursuivant leur dialogue avec Kiev. Les leaders européens ont fait comprendre à V. Ianoukovitch que l'affaire Timochenko constitue un obstacle majeur à un rapprochement, en boycottant les cérémonies ukrainiennes entourant l'Euro 2012 de football Si cela n'a pas empêché la conclusion de certains accords, comme celui sur la libéralisation des visas, la signature de l'accord d'association avec l'UE, prévue de longue date, est gelée[1].

La campagne électorale actuelle se signale par un niveau d'irrégularités rappelant les élections de 2004 d'avant la Révolution orange. Elle est faite de pressions sur les candidats, d'atteintes à la liberté de la presse ou encore de création de candidatures « techniques » visant à éparpiller les votes en faveur de l'opposition. Le constat de fraudes pourrait marquer un gel total des relations avec l'Occident. Le Sénat américain a déjà adopté une résolution dans laquelle il en appelait à des sanctions contre les responsables des poursuites judiciaires contre Timochenko. La présidence ukrainienne de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), prévue pour 2013, pourrait, quant à elle, être contestée.

Opposition unie, divisions et partis marionnettes

Les derniers sondages montrent des variations importantes dans les intentions de vote et le nombre important d'indécis rend toute prédiction osée. Malgré tout, le parti des Régions est généralement en tête des intentions de vote, et devrait recevoir autour de 25-30 % des voix. Grâce au soutien traditionnel du Parti communiste, crédité de 10 % des suffrages, il devrait maintenir son assise sur le Parlement.

Décapitée par les procès politiques et affaiblie par le retour d'un régime présidentiel fort, l'opposition n'a pas réussi à résister au régime actuel. Elle a cependant atteint une certaine unité dans la tempête et le parti Batkyvshina (Patrie) de Ioulia Timochenko a joint ses forces au Front Zmin (Front pour le Changement) du libéral Arsenyi Iatseniouk. De plus, un accord a été conclu avec le parti nationaliste Svoboda (Liberté) afin que leurs candidats respectifs ne s'affrontent pas directement dans les circonscriptions. Les désaccords s'effacent devant la lutte contre le régime actuel mais pourraient refaire surface après les élections.

Le troisième parti favori est un nouveau-venu de la scène politique ukrainienne, le parti UDAR du boxeur et héros national Vitali Klitschko[2], qui est généralement crédité de 12 % des intentions de vote. Même si elle se positionne dans l'opposition, cette formation se dit prête à collaborer avec le parti au pouvoir. UDAR tente avant tout de se présenter comme une alternative aux deux principaux partis et fait campagne en insistant sur la lutte contre la corruption. Un sondage publié le 8 octobre 2012 le place même en deuxième position des intentions de vote, juste devant Opposition unie[3]. Dans la majorité des sondages, Opposition unie et UDAR mis ensemble ne récolteraient qu'un peu plus de 30 % des voix et ne pourraient former une majorité conséquente.

Une arithmétique complexe, d'autant que plusieurs autres petits partis viennent brouiller les cartes. Peu se distinguent en termes d'idées, et certains sont soupçonnés de financements douteux. L'opposition accuse le régime actuel d'utiliser ces partis marionnettes afin de diviser le vote oppositionnel. Le mouvement Ukraina-Vpered ! (L'Ukraine-En avant !) de la charismatique Nataliya Korolevska est ainsi vu par la plupart des observateurs comme une créature de l'administration présidentielle, une sorte d'anti-Timochenko.

Manipulations et médias

En Ukraine, tous les moyens sont bons pour obtenir un siège de député. Alors que le scrutin strictement proportionnel instauré après la Révolution orange avait réduit l’ampleur des achats de vote pratiqués par les candidats dans leurs circonscriptions, les « majoritarchiki », candidats au scrutin majoritaire, sont de retour. Le pays revient à un mode de scrutin mixte, mi-majoritaire mi-proportionnel, et les observateurs locaux et internationaux constatent un renouveau de la pratique d'achat des votes. Les électeurs reçoivent des paquets de provisions, sont invités à des fêtes ou reçoivent une antenne de télévision. Selon l'ONG OPORA, le parti des Régions est le champion de ces pratiques clientélistes. Celui-ci utilise de même les « adminresoursy », c'est-à-dire les fonds de l'État et les services administratifs, incluant la police, afin de faire campagne et de harceler l'opposition[4].

Les campagnes de diffamation sont sournoises en Ukraine, où les candidats achètent les médias pour faire passer certaines rumeurs ou calomnies comme de l'information. Cette pratique a même un nom: «jeanser» (djinsouvati) : le journaliste à acheter porterait un jeans et glisserait l'argent dans une de ses poches. Selon la directrice de l'Institut de l'information de masse, Viktoria Sioumar, la moitié de la publicité politique est illégale, c'est-à-dire diffusée sous la forme de nouvelles et reportages[5].

Quand les médias ne sont pas achetés, ils sont censurés. Les canaux de télévision publics ont été mis au pas après l'arrivée au pouvoir de Ianoukovitch et l'opposition n'y a plus accès, tandis que les autres canaux ne se risquent pas à irriter le pouvoir. Certaines chaînes conservent un regard critique mais seule la chaîne TVi est considérée comme indépendante du pouvoir. Ces derniers mois, sa diffusion a été interrompue dans la plupart des régions. Une première poursuite pour évasion fiscale avait été lancée contre la chaîne puis ralentie au cours de l'été, à la suite de protestations internes et internationales. La chaîne a néanmoins dû payer près de 400 000 euro au fisc, récoltés grâce à des dons de citoyens et d'Opposition unie.

Interrogations

Si les manipulations pré-électorales sont nombreuses, il reste à voir à quel point le processus de vote même sera entaché par les fraudes. Dans une interview à l'hebdomadaire Tyzhden, le chef de la délégation d'observateurs de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Andreas Gross, a dressé un portrait des plus sombres de la démocratie ukrainienne et a même parlé du besoin d'une « nouvelle révolution démocratique ». Il a été jusqu'à dire que l'état actuel de la démocratie dans l'Ukraine de Ianoukovitch était pire que dans la Russie de Poutine[6].

Comme il le souligne, la composition des commissions électorales laisse craindre le pire. Comme tous les partis ont des chances égales de participer aux tirages au sort des membres des commissions, le régime a créé une myriade de petits partis et s'est ainsi assuré des commissions électorales qui lui sont fidèles. Les caméras de surveillance qui seront installées dans les bureaux risquent d'être inutiles puisqu'elles cesseront leur diffusion publique lors du décompte des votes.

Le nouveau mode de scrutin pourrait lui aussi créer des surprises: la division du vote de l'opposition pourrait lui jouer un mauvais tour dans les circonscriptions et donner une majorité au parti au pouvoir. Opposition unie et UDAR parlent de candidats uniques de l'opposition depuis des mois, tel que l'accord conclu entre Opposition unie et le parti nationaliste Svoboda. Des désistements de candidats ont été décidés à la mi-octobre, pour favoriser les forces d'opposition. Mais l'accord arrive tard dans la campagne et il nuit à la crédibilité des partis.

Le vote du 28 octobre est un moment clé pour l'Ukraine. Une victoire légitime du parti au pouvoir renforcera la position de V. Ianoukovitch et pourrait même obliger l'Occident à fermer les yeux sur certaines pratiques du régime. À l'inverse, une victoire de l'opposition pourrait mener à une réorientation du pays vers l'Ouest et à un retour vers certains critères démocratiques. Mais elle pourrait aussi conduire au chaos, comme ce fut le cas lors de la cohabitation entre le président Viktor Iouchtchenko et divers gouvernements en 2005-2010. Le président Ianoukovitch serait-t-il prêt à partager le pouvoir avec l'opposition ?

Notes :
[1] L'accord d'association a été négocié depuis 2008 et paraphé au printemps 2011. Sa signature et entrée en vigueur sont suspendues pour l'heure. L'accord permettrait un plus grand rapprochement politique et économique entre Ukraine et UE, notamment en prévoyant l'établissement d'une zone de libre-échange.
[2] Sébastien Gobert, « Ukraine. D’une arène à l’autre, le combat de Vladimir Klitschko continue », P@ges Europe, 18 juin 2012, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000538-ukraine.-d-une-arene-a-l-autre-le-combat-de-vitali-klitschko-continue-par-sebastien.
[3] Fond Demokratychny Initsiatyvy–Opitouvannïa. Voir: http://dif.org.ua/ua/polls/2012-year/vmlba_ndjweogjo_mnkwegkje.html.
[4] «Batogom i piarnikom: PR mobilizouïe ouves adminresours», Tyzhdenhttp://tyzhden.ua/Politics/60463.
[5] «Blizko poloviny politytchnoï reklamy v Oukraïny rozmichouïout nelegalno», Tyzhdenhttp://tyzhden.ua/News/55849.
[6] Andreas Gross, «Oukraïna potribna nova demokratitchnaïa revolioutsia», Tyzhdenhttp://tyzhden.ua/Politics/60970.

* André KAPSAS est étudiant à la UCL Londres et à l'Université Charles de Prague.

Vignette : Congrès du parti des Régions, Kiev, 30 juillet 2012. © André Kapsas.