De Soljenitsyne, on garde le plus souvent l'image du révolté, du résistant, d'un écrivain dont la Journée d'Ivan Denissovitch et l'Archipel du goulag ont eu une portée littéraire et historique encore perceptible aujourd'hui. Cet homme n'est cependant pas seulement un symbole, une icône silencieuse : depuis la fin de l'URSS, il ne se prive pas de rencontres et de commentaires souvent surprenants et qui « cadrent » difficilement avec le statut du sage qu'on lui accorde parfois en Occident. Illustration la plus récente de cette attitude insaisissable : la rencontre du 20 septembre entre l'ancien dissident et l'ancien agent secret, Soljenitsyne et Poutine[1]. De ce face à face, l'écrivain est sorti apparemment ravi, déclarant : « le Président comprend toutes les énormes difficultés dont il a hérité, il faut souligner son extraordinaire prudence et son jugement équilibré ». Louanges surprenantes pour l'ex-opposant au régime soviétique, alors que Poutine se proclame lui-même « le produit réussi d'une éducation patriotique de l'homme soviétique ».
Ce paradoxe se résout -partiellement- en cherchant la proposition derrière la critique, la vision de la Russie derrière la résistance à l'URSS. Beaucoup de propos de Soljenitsyne peuvent être rapprochés du nationalisme, comme le montre David G. Rowley[2] : dans Comment réaménager notre Russie, en 1990, Soljenitsyne plaide pour une coïncidence entre la Nation russe et l'Etat russe. Selon lui, si les républiques soviétiques périphériques sont libres de prendre leur indépendance, la Biélorussie et l'Ukraine, par exemple, font partie intégrante de la Russie et l'auteur les exhorte à ne pas la quitter : « Frères ! Ce cruel partage ne doit pas avoir lieu ! C'est une aberration née des années de communisme. Nous avons traversé ensemble les périodes de la souffrance soviétique: précipités ensemble dans cette fosse, c'est ensemble que nous en sortirons ». Il y a quelques mois, dans une interview, il confiait souffrir terriblement de cette séparation.
La Russie véritable, ce n'est donc ni l'URSS, ni la Russie actuelle dont Soljenitsyne critique l'aspect trop démocratique, libéral, moderne, ni même la Russie des tsars, encore trop occidentale; c'est une Russie utopique, pure et puissante. Si Poutine la représente -pour quelques temps, elle est trop idéale -et trop vague- pour exister. D'écrivain, Soljenitsyne a voulu devenir penseur, mais ses chimères l'empêchent de se rapprocher de la réalité.
Vignette : Soljenitsyne prenant le train à Vladivostok, en 1994 (photo : Photo by Mikhail Evstafiev, CC BY-SA 3.0)
Par Clémentine BLONDET
[1]François BONNET, "Soljenitsyne - Poutine, le dîner des réconciliés de Moscou", Le Monde, le 25 septembre 2000
[2]David G. ROWLEY, "Alexandr Solzhenitsyn and Russian Nationalism", Journal of Contemporary History, 1997, vol 32(3)