Le Bois de Vincennes, point d’ancrage des Roms et Turcs bulgares de Ruse

Depuis plus de douze ans, le Bois de Vincennes héberge des Bulgares originaires du district de Ruse (Roussé). Il s’agit principalement de membres de la communauté rom qui y ont trouvé leur principal point d’ancrage francilien.


Campement installé au Bois de Vincennes.Bien qu’au lendemain de la chute du régime socialiste plusieurs centaines de milliers de personnes aient migré en Occident, la France n’est devenue une destination privilégiée par la migration bulgare que tardivement, après la libéralisation des visas avec l’Union européenne, obtenue par Sofia en 2001.

Les origines de la chaîne migratoire

À la suite de la crise financière de l’hiver 1996/1997, plusieurs dizaines de Bulgares d'origine slave ou appartenant à la minorité turque bulgare ont décidé de se rendre en France (Est parisien, Lyon) et en Espagne (îles Baléares)(1). Ils venaient de Bjala (Byala), ville de près de 10 000 habitants située entre Veliko Tărnovo et Ruse. Les intéressés étaient de jeunes hommes actifs, âgés de 20 à 30 ans.

Ces mobilités se sont ensuite accélérées avec la libéralisation des visas entre la Bulgarie et les pays membres de l'UE en 2001. Pour se déplacer jusqu'en Île-de-France, où ils trouvaient rapidement un emploi « au noir » dans le bâtiment, ils empruntaient les lignes européennes de transport routier, assurées par des microbus bulgares ou les autobus des sociétés Leonardos et Eurolines. Leur point d'arrivée était la gare routière internationale Gallieni, située sur la commune de Bagnolet (Seine-Saint-Denis) dans l'Est parisien. La plupart se sont ensuite installés en Seine-Saint-Denis (Pantin, le Pré-Saint-Gervais) avant de faire venir auprès d’eux leurs proches ou de fonder une famille. En 2002, cette communauté rassemblait près de 200 individus, dont la majorité en situation irrégulière.

Malgré leurs conditions précaires, ils ont scolarisé leurs enfants auprès d’établissements franciliens. Ce choix se révéla vite être un atout : les expulsions de familles sans-papiers ayant un enfant scolarisé pour l’année en cours furent suspendues à la suite des circulaires du 30 octobre 2005 et du 13 juin 2006 émises par le ministre de l’Intérieur.

Les mobilités en provenance de Bjala ont alors commencé à augmenter, les candidats à l'émigration économique anticipant l’entrée de la Bulgarie dans l’UE. Ce flux s'est encore accru à partir de l'adhésion, en janvier 2007, et à la fin de la période transitoire, en 2014 (libre circulation des travailleurs bulgares et roumains). Si bien qu'au milieu des années 2010, les personnes originaires de Bjala étaient près de 500 à vivre dans l'Est parisien.

Les Roms de Bjala ne se sont installés en Île-de-France que parce que des pionniers avaient réussi préalablement à s'implanter dans cette région : ils espéraient bénéficier d’une aide de la part de leurs compatriotes. Malheureusement pour eux, les premiers migrants bulgares cherchaient surtout à se distinguer des Roms, afin de ne pas être associés à l'image négative de ces derniers auprès de la société d'accueil.

Un point d'ancrage bulgare au Bois de Vincennes

Au printemps 2006, une dizaine de ressortissants bulgares appartenant à la communauté rom et originaires de Bjala se sont installés derrière le Fort de Vincennes, dans le bois(2). Ils cherchaient du travail (ferraillage, bâtiment, restauration rapide, etc.) pour la saison estivale et sont repartis dès l'automne suivant, après avoir amassé un petit pécule. Ils ont renouvelé l'opération l'année suivante. Entretemps, la mairie avait détruit le campement et nettoyé la zone. Ils ont alors construit un second campement un peu plus loin, entreposant près de leur nouvelle implantation les objets récupérés lors des activités de collecte de ferraille.

Or, le site possède un label écologique et le camping y est interdit. De plus, les occupants allumaient régulièrement des feux de camps ou installaient des systèmes de chauffage, accroissant ainsi considérablement les risques d'incendie (le 23 septembre 2018, une explosion accidentelle survenue dans un des campements du bois a d’ailleurs blessé six sapeurs-pompiers). Ces pratiques nécessitant le déplacement fréquent des services d’incendie et de secours, la Mairie a rapidement fait retirer les infrastructures précaires, dès que les cabanes apparaissaient abandonnées.

Au printemps 2008, quelques Bulgares ont décidé de s'installer à l'année sur le site, afin d'éviter la destruction systématique de leurs abris de fortune après leur départ. Pour ne pas vivre isolés, ils ont fait venir leurs familles auprès d'eux en été. Parallèlement à ce lent processus de sédentarisation, ils ont commencé à constituer plusieurs micro-campements dans le Bois de Vincennes, installant eux aussi des équipements rudimentaires de chauffage afin de se prémunir du froid hivernal. Leur stratégie d’implantation géographique était en partie conditionnée par la présence de réseaux de transports en commun situés à proximité (arrêts de bus, station de métro Bérault sur la ligne 1). Des membres de la minorité turque bulgare originaires de Vladimirovci et de Svištov, situées à quelques dizaines de km de Bjala, sont venus les rejoindre, constituant des campements distincts.

Le pic de présence fut atteint lors des étés 2010 et 2011, où 80 à 120 Bulgares ont été observés sur le site par les associations humanitaires actives auprès des plus démunis. Des microbus affrétés à la demande par les membres de la communauté rom assuraient le transfert de ces migrants entre Bjala et le Bois de Vincennes.

Les intéressés ont progressivement noué des relations de confiance avec des acteurs sociaux (Emmaüs, Secours catholique de Créteil...) qui les visitaient lors de leurs maraudes, les passages réguliers de ces travailleurs sociaux et bénévoles leur permettant de rompre leur isolement, surtout en période hivernale. Les migrants fréquentaient également les espaces d'accueil des locaux du SAMU social et d'Emmaüs Solidarité, où ils se réchauffaient, buvaient un café et rechargeaient leurs téléphones.

Au début des années 2010, beaucoup ont commencé à devenir plus autonomes. Certains d'entre eux ont ramené leurs camionnettes de Bulgarie, afin de procéder à la collecte de la ferraille et d'objets usagers dans de meilleures conditions. Ces véhicules, stationnés le long du bois près de Saint Mandé, servaient parfois de lieu de vie aux familles.

Du fait de leur manque de formation et de leur faible niveau de connaissance du français, les Roms peinaient à s’insérer professionnellement. Les turcophones (Turcs bulgares ou Roms) parvenaient parfois à trouver un emploi « au noir » dans le bâtiment (ils étaient alors logés sur les chantiers) ou la restauration rapide, deux niches où ils travaillaient avec des employeurs d'origine turque qui, souvent, profitaient de leur vulnérabilité pour les rémunérer faiblement. Même si elle n’a jamais atteint la stabilité espérée, la situation de ces migrants de Bjala s’est sensiblement améliorée à partir de 2012, quand un certain nombre d’entre eux ont pu bénéficier de l’Aide médicale de l’État (AME).

Douze ans après leur arrivée sur le site boisé labelisé, ces migrants y résident encore, rejoints par des Roms de Pleven et de Gabrovo, ainsi que par des Turcs bulgares d’Isperih et de Razgrad. Ils sont répartis dans une dizaine de campements, installés près des routes du lac de Saint Mandé, de la Tourelle ou de l’avenue Daumesnil, et leur nombre varie significativement selon la saisons (50 à 60 individus l’été, contre 20 à 30 l’hiver)(3). Lassés de subir la destruction des campements en dur, ils ont changé d’habitat : désormais, ils logent dans une trentaine de tentes, parfois incendiées par d’autres habitants du bois. Certains d’entre eux ont développé des pathologies et des troubles psychiques, qui pourraient être liés à leur précarité.

« Remarginalisation forcée » en Île-de-France

Conséquence de la permanence de la précarité des Roms bulgares au cours de ces 28 dernières années dans leur pays d’origine, plusieurs chaînes migratoires se sont développées. De fait, les premières mobilités significatives ont été celles de familles roms originaires de Tărgovište à partir de 2002. Comme ceux de Bjala un peu plus tard, ils sont arrivés à la gare routière internationale avant de s’installer dans l’allée des Grands Champs sur la commune de Bagnolet. Entre 2002 et 2004, ils ont travaillé auprès d’entreprises communautaires bulgares, yougoslaves et turques et ont aidé des membres de leurs familles ou des amis à les rejoindre. La majorité de ces migrants provenaient du quartier rom (mahala) Malčo Malčev de Tărgovište, d’autres étaient originaires des villages alentours ou de la commune de Dibič.

Le 1er décembre 2004, plus d’une centaine de Roms bulgares de Tărgovište résidant dans les squats de la rue de la Fraternité et de l’impasse des Blancs-Champs ont été victimes d’un incendie. Avec l’aval de la Mairie de Bagnolet, près de 80 personnes soutenues par un collectif de militants ont investi le Château de l’Étang. Ils sont restés dans ce bâtiment jusqu’en juillet 2007 et l’ouverture d’un village d’insertion, avenue Galliéni, composé d’une vingtaine de chalets dotés d’une capacité d’accueil de 100 personnes. Or, ils étaient 150, implantés entre le Château de l’Étang et le squat de la rue Louise Michel (hébergeant 5 à 6 familles ayant résidé dans les squats incendiés en 2004, mais absentes le soir de la catastrophe et n’ayant donc pas été recensées par les autorités). L’équipement du site se révélant en outre inadapté à l’accueil de familles avec enfants (27 personnes), 10 à 12 familles ont été logées dans des hôtels entre 2007 et 2008, avant d’accéder à des logements HLM. Une partie significative de ces familles s’est ainsi dispersée dans la région, certains (40 à 50) s’installant sur la commune de Noisy-le-Sec.

Pendant ce temps, une famille de Tărgovište s’était installée sous le tunnel du Parc de la Bergère à Bobigny avant d’être rejointe par d’autres Roms, informés de la disposition favorable de l’endroit. Leurs enfants ont été scolarisés auprès de l’école primaire Marie Curie, ce qui a permis d’amorcer un lent processus d’intégration. Le 5 août 2010, un incendie s’est déclaré dans un des campements situés près du Parc de la Bergère, motivant une décision préfectorale d’évincer les Roms installés sur le site. À la suite de l’opération d’évacuation, la directrice de l’école a ouvert son établissement aux familles expulsées, afin qu’elles puissent dormir sous un toit avec leurs enfants(4). Avec l’accord de la Mairie, 70 personnes se sont réinstallées sur un terrain situé à proximité du pont de Bondy, jusqu’à un départ de feu en 2011, avant d’en rejoindre un second situé rue de Paris. D’autres familles roms se sont implantées près du centre commercial Bel Est, jusqu’à ce qu’un incendie se déclare dans leur campement fin 2012. À l’exception de ceux du campement situé rue de Paris, actif jusqu’en 2015, les intéressés se sont progressivement dispersés dans l’Est parisien, certains s’intégrant peu à peu après avoir bénéficié de la mise en œuvre d’une MOUS (Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale).

Il y a peu, près d’une trentaine d’entre eux avaient établi un campement avenue Jean Moulin, près du funérarium, à Montreuil(5). Depuis, d’autres Roms les ont rejoints, originaires de Sofia ou de Plovdiv (square Schnarbach à Bagnolet). Actuellement, 350 à 500 membres de la communauté peuplent cette partie de l’Île-de-France.

Notes :

(1) Stéphan Altasserre, Les mobilités bulgares en Europe occidentale et plus particulièrement en France au cours de la période postcommuniste (1989-2012), Thèse de doctorat, université de Strasbourg, 22 novembre 2013, 731 p. ; enquête réalisée entre mars 2009 et avril 2011 à Paris et à Bjala auprès d’une quinzaine de migrants économiques bulgares, tous originaires de la commune de Bjala.

(2) Entretiens avec des bénévoles et travailleurs sociaux à Bagnolet, Montreuil et dans le Bois de Vincennes les 29 mai, 6 et 19 juin 2012 ; échanges avec une dizaine de primo-migrants originaires de Bjala dans leur campement bois-de-vincennois, le 23 août 2012.

(3) Observations et échanges réalisés par l’auteur dans les campements bois-de-vincennois les 8 et 9 décembre 2017.

(4) Transport dans l’école primaire Marie Curie de Bobigny et entretien avec la directrice le 18 juin 2012 ; visite du campement de la rue de Paris à Bobigny le 28 mai 2012 et échange avec des familles bulgares entre mai et juin 2012.

(5) Observations réalisées par l’auteur dans le campement de Montreuil les 8 et 9 décembre 2017.

 

Vignette : Dans le Bois de Vincennes (© Stéphan ALTASSERRE).

* Stéphan Altasserre est Docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

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