Maison d’édition privée créée il y a moins de quinze ans dans la capitale moldave, Cartier s’est rapidement fait une place parmi les grands dans le paysage national et roumain.
Editeurs éclectiques et exigeants, ses responsables relèvent au quotidien le défi d’un contexte pour le moins défavorable, au nom d’un rêve: rendre accessibles aux lecteurs moldaves et roumains des auteurs de valeur internationale, au-delà des obstacles linguistiques, politiques et financiers. Ils sont, disent-ils, encore dans leur phase romantique. Formulons le vœu que celle-ci se prolonge encore longtemps…
Entretien avec Emilian Galaicu-Pãun, poète et rédacteur en chef de Cartier.
Voir le reportage photo réalisé par Céline Bayou
Comment est né Cartier?
Emilian Galaicu-Pãun: C’est à Gheorghe Erizanu que revient l’initiative de la création de cette maison d’édition, en 1995. Il a commencé surtout avec des livres pour enfants (les contes de Mihai Eminescu notamment). Nos premiers romans, publiés en janvier 1996, ont été primés. Il s’agissait de littérature moldave et roumaine, puis étrangère.
En 1999, Cartier a publié un Dictionnaire encyclopédique illustré, le premier Larousse roumain en quelque sorte. Nous avons procédé à un premier tirage, qui s’est vendu à 11.000 exemplaires, puis à un deuxième – à 5.000 exemplaires. Aujourd’hui, nous en sommes à la 6e édition, actualisée évidemment. Et nous proposons un format de poche.
Les choses ont réellement commencé avec l’édition de ce Dictionnaire encyclopédique. Nous avons alors acquis une reconnaissance dans toute la Roumanie. A partir de 2000, nous avons commencé à collaborer avec des maisons d’édition étrangères. Notre premier partenaire a été le Seuil, qui nous a permis de lancer une collection d’histoire. Aujourd’hui, nous travaillons également avec Gallimard, Minuit, Puf, Armand Colin… Avec d’autres maisons d’édition étrangères également, notamment italiennes, mais je dois reconnaître que Cartier a un certain tropisme français.
Notre premier contrat étranger, avec le Seuil, faisait 78 pages. Aujourd’hui, nous avons une notoriété, qui nous permet d’établir des relations de confiance avec nos partenaires. En règle générale, les contrats se résument désormais à 4 pages!
Où sont distribués les ouvrages que vous éditez?
Nous avons actuellement cinq librairies dans Chisinau. L’une d’elles est adossée à la maison d’édition. Une autre se trouve en plein centre de Chisinau, sur 160 m². Elle est située juste à côté du ministère de l’Intérieur et je dois dire que les fonctionnaires du ministère l’apprécient beaucoup! En revanche, nous n’avons pas de librairie dans les autres villes de Moldavie. Le système de distribution qu’on trouvait auparavant dans la moindre petite ville a été détruit. Alors nous passons par un réseau quasi informel, parfois basé sur des relations amicales. Il arrive qu’un professeur traverse tout le pays, après avoir amassé un pécule auprès de ses collègues, et vienne dans une de nos librairies de la capitale acheter des ouvrages.
En outre, les gens connaissent notre site Internet (www.cartier.md), ils se tiennent donc informés des dernières parutions.
Par ailleurs, nous avons des distributeurs en Roumanie, qui travaillent avec des librairies situées dans tout le pays. On trouve les ouvrages de Cartier à peu près partout, à Bucarest comme en province. Notre réseau d’informations et de distribution, au final, est très serré. Ce qui permet une réactivité immédiate, nous pouvons le constater sur notre site Internet.
En Roumanie, nous devons nous situer parmi les dix premiers éditeurs. Nous sommes certes situés en Moldavie, par le hasard des choses, mais c’est en Roumanie qu’est notre marché. En Moldavie, nous sommes en concurrence avec deux ou trois maisons d’édition, comme Litera (la première maison d’édition privée moldave), Arc (créée avec le soutien de la Fondation Soros) et Prut. Mais, en Roumanie, la concurrence est plus rude. Par exemple, en ce qui concerne l’achat des droits d’œuvres françaises, nous nous battons avec les grands: nous avons gagné pour l’édition de Roland Barthes, mais nous avons perdu pour celle de Jean-Baptiste Del Amo (qui a publié, en 2008 en France, Une éducation libertine)…
Le logo de Cartier (photo Céline Bayou, 2008)
Les choses seraient plus simples si vous étiez installés à Bucarest?
On est ici, c’est la réalité de départ. Nous essayons de faire au mieux tout en étant ici. Gheorghe et moi avons un visa annuel pour la Roumanie, ce qui n’est pas très compliqué à obtenir. Mais, moralement, ce n’est pas toujours très confortable, c’est vrai.
Au début des années 1990, nous n’avions ni argent, ni temps. Nous pensions que les choses seraient plus simples, qu’une relation plus ouverte naîtrait avec la Roumanie. Nous n’envisagions évidemment pas le retour des communistes en 2002 en Moldavie. C’est en grande partie la faute de nos petits partis.
Je n’ai pas grand espoir que les choses changent avec les élections législatives du printemps 2009. Sauf si la crise financière internationale touche la Moldavie avant les élections. Elle a d’ailleurs commencé: en novembre, en pharmacie les demandes de médicaments ont chuté de 20%! Or la priorité, c’est l’alimentation et la santé. Le livre vient bien après…
Actuellement, 1 million d’habitants travaillent au noir en Europe. Ils ne votent pas mais envoient de l’argent en Moldavie. Du coup, ici, il n’y a pas d’investissements. On ne construit rien. Ce pays est alimenté de l’extérieur mais, politiquement, c’est un cadavre.
Les Moldaves, ici, ne sont pas des communistes. Mais la campagne d’intimidation des autorités a commencé. Notamment auprès des entreprises. Le fisc vient régulièrement fouiller dans leurs affaires. Même les grands agents économiques sont touchés, la plupart s’en vont d’ailleurs. Mais les plus prospères ont dû vendre leur affaire au Président, Vladimir Voronine, pour une bouchée de pain.
Vous avez plusieurs collections? Et quels sont vos tirages?
A priori, chaque ouvrage est tiré entre 600 et 1.500 exemplaires. Nous savons que le marché roumain est développé mais le pouvoir d’achat y est dispersé. Nous nous efforçons donc de faire des tirages aussi réalistes et précis que possible. Il peut nous arriver de tirer un livre d’histoire à 600 exemplaires seulement et, si nécessaire, de procéder à un retirage.
Nous avons des collections très diversifiées: histoire, science politique, poésie, littérature roumaine, littérature étrangère, psychologie, livres pour la jeunesse… Cette dernière catégorie est en développement, notamment par le biais de coopérations avec la France: nous commençons à travailler avec La Martinière, coopérons avec Nathan (auprès de qui nous achetons les droits pour le texte, les dessins et la couverture), avons une collection avec le Seuil, etc.
Mais, hormis le Dictionnaire encyclopédique, l’un de nos best-sellers est le Coran.
Nous éditons également des manuels scolaires. Par exemple, des méthodes pour l’apprentissage du roumain destinées aux Russes ou aux Bulgares. Ce projet a été monté suite à un concours organisé par le ministère moldave de l’Education.
Vous développez les collections de poche également?
Oui, parce que nous tenons compte du pouvoir d’achat de nos clients. Mais nous veillons à la qualité. Cartier a une image, celle d’une maison d’édition très soignée. Nous allions une sélection attentive des auteurs à un travail très propre. Cela se sait. Nous publions par exemple nombre d’auteurs contemporains, notamment hommes de théâtre et poètes. Le plus grand poète moldave vient de choisir Cartier. Ce sont désormais les auteurs qui viennent à nous. Parce qu’ils apprécient notre travail d’éditeur et que nous avons une bonne visibilité.
En 2007, nous avons édité 80 titres, en 2008 – 120. Une maison d’édition qui fait 400 titres par an peut se permettre de faire des erreurs. Pas nous. C’est pourquoi nous avons déjà refusé quantités d’auteurs médiocres. Et nous avons de bons retours de notre lectorat, notamment vianotre site Internet. Les gens interviennent, nous font connaître leurs appréciations, en particulier sur la traduction.
Vous avez une collection juridique également…
Oui, grâce au soutien de la Fondation Soros, nous éditons des textes juridiques. C’est important: lorsqu’il y a une décision de la Cour suprême de justice, on cherche l’éditeur qui a publié la loi. La collection de Cartier est une référence pour les juges.
Nous éditons également des manuels écrits par des juristes moldaves. C’est une excellente collection. Et la démarche est essentielle dans un pays qui est en train de construire un Etat de droit. Là encore, nous sommes très sélectifs en ce qui concerne les auteurs: par exemple, même si la législation moldave évoque la «langue moldave», ce qui est impropre, nos auteurs corrigent le texte: la «langue moldave» est ainsi devenue la «langue roumaine».
Etes-vous présents sur les Salons du livre?
Oui, en Roumanie surtout: à Bucarest, Cluj, Iasi, Brasov... C’est là que les choses se passent. Lors du dernier Salon à Bucarest, en novembre, nous avons très bien vendu. Nous faisons des réductions de 20 à 30% lors des salons. Cela se sait et les gens viennent de loin profiter de cette occasion.
Nous tentons de fidéliser notre clientèle: nous faisons des réductions de 10% lors de la parution d’un ouvrage, nous établissons des cartes de fidélité…
Vous savez, il y a encore un culte de la bibliothèque et du livre ici. Alors, nous nous efforçons de maintenir un équilibre, autour de livres élitistes, importants, d’autres simplement bons. Disons que nous sommes encore dans une phase romantique. Peut-être plus tard allons-nous aborder une phase plus pratique. Mais nous tenons à garder une certaine exigence intellectuelle, notamment en traduisant des auteurs de portée internationale. Nous ne sommes pas une société d’imprimerie.
A Chisinau, il y a deux salons par an: un pour les jeunes, en avril, auquel nous participons. Mais nous avons refusé de participer au salon qui a eu lieu en août 2008 parce qu’il était organisé par le ministère de la Culture qui a adopté une Loi de censure en juin précédent. Cette loi se veut anti-pornographique, anti-raciste mais elle condamne également «l’absence de patriotisme». Elle n’a été adoptée qu’en deuxième lecture au Parlement mais, même adoucie, reste une loi «anti-éditeur» parce qu’elle fait porter la responsabilité à l’éditeur et non à l’auteur.
Nous pourrions organiser un Salon parallèle, mais c’est cher et le pays traverse une crise psychologique. Comment penser que les gens vont sortir de l’argent de leur poche lorsque celui-ci ne vaut rien et qu’il est cher (le taux de crédit est à 24% depuis des années)?
Quelles sont vos relations avec les autorités?
Nous avons eu une expérience malheureuse avec le ministère de l’Education lorsque nous avons obtenu un contrat pour livrer des titres. Nous avons rempli nos engagements mais le ministère ne nous a pas payés. Nous avons mené l’affaire en justice, suite à quoi nous avons subi un contrôle fiscal chaque mois!
Mais, de façon générale, nos relations avec les autorités sont marquées par l’indifférence. Si elles ne lisent pas ce que nous éditons, nous sommes tranquilles. Nous ne percevons aucune aide gouvernementale, aucune subvention publique, ni en Moldavie, ni en Roumanie. C’est le prix de notre liberté.