Le conflit russo-géorgien d’août 2008: à qui la faute?

La commission internationale indépendante, dirigée par la diplomate suisse Heidi Tagliavini, et financée par l’Union européenne, a rendu public son rapport concluant l’enquête sur les causes du conflit d’août 2008 en Ossétie du Sud.


voiture détruiteRédigé par une trentaine de spécialistes internationaux, juristes, militaires, historiens, sociologues, etc., ce document est le fruit de neuf mois d’une enquête menée en Géorgie et dans les régions sécessionnistes abkhaze et sud-ossète, auprès de représentants politiques, de gradés militaires, d’experts et de témoins russes, géorgiens, sud-ossètes et internationaux. Exhaustif, riche de plus de 900 pages dont les deux tiers d’annexes, ce rapport très attendu en Géorgie et en Russie a été rendu public le 30 septembre 2009.

Rappelons qu’à l’issue de ces cinq jours de guerre éclair, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, indépendantes de facto depuis plus de 10 ans déjà, ont été reconnues par la Russie, qui y a installé des bases militaires « préventives ».

Dans les grandes lignes, les rapporteurs établissent de manière toute diplomatique que c’est Géorgie qui a entamé le conflit en bombardant des points civils de la capitale sud-ossète Tskhinvali dans la nuit du 7 au 8 août 2009, mais que la responsabilité du conflit est en partie partagée par la Russie, dont l’attitude d’ingérence et la politique de provocation militaire continue est dénoncée. Ainsi, la Géorgie –initiatrice– et la Russie –instigatrice– sont-elles au coude-à-coude dans le box des accusés, mais ont l’avantage de ne pas avoir de juge en face d’elles, étant données que cette commission n’a pas de pouvoir autre qu’informatif.

Dès la fin de la guerre d’août 2008, et encore plus depuis la constitution de la commission d’enquête en décembre 2008, Tbilissi et Moscou ont multiplié les annonces réfutant leur part de responsabilité. Chacune s’arc-boute sur «sa» version et n’en démordra plus. Drapées dans leur dignité, les deux parties veulent convaincre le monde de leur légitimité à avoir agi: Tbilissi brandit le droit à défendre son intégrité territoriale quand Moscou argue du droit à la souveraineté et à l’indépendance des régions séparatistes, affirmant en outre sa légitimité à protéger «ses» citoyens attaqués à l’étranger[1].

La guerre militaire se poursuit sous la forme d’une guerre de propagandes. Face au volumineux rapport, Moscou et Tbilissi ont une réaction d’auto-défense. Dans l’ensemble satisfaites, elles déplorent immédiatement les omissions et les contre-vérités.

Une agression géorgienne ?

Pour Tbilissi, les conclusions du rapport sont partiales. Le ministre à la Réintégration, Temour Iakobachvili, avance que « nulle part dans le rapport il est dit que la Géorgie a commencé la guerre », étant donné que « cette provocation militaire [russe] a débuté il y a longtemps. » Il prévient toute interprétation erronée sur les bombardements géorgiens et souligne que l’agresseur est la Russie. Le ministre des Affaires étrangères Grigol Vachadze trouve que le document peut être « utile », malgré l’exercice imposé d’une analyse « politiquement correcte, car la commission n’a pu articuler trois termes fondamentaux : agression militaire russe ». Il regrette les conclusions avancées et affirme que l’action militaire géorgienne s’inscrit dans une logique propre à toute démocratie agressée.

Autre technique, l’accusation sur la composition de la commission d’enquête, dont l’objectivité est mise en doute. En effet, depuis le début de l’année 2009, Tbilissi a fait peser des soupçons sur la probité de certains membres, dont un expert allemand jugé « pro-russe » et accusé de collusion avec Gazprom. Offensée, l’Allemagne a immédiatement réclamé des excuses. La dénonciation de complots, toujours en vogue en Géorgie, fait florès.

Toutefois, le président Saakachvili affiche sa satisfaction, façon de montrer sa reconnaissance envers ses alliés européens : « Le rapport a dit plus que je ne l’attendais, il s’agit d’une grande victoire diplomatique pour la Géorgie. » « Peu importe, ajoute-t-il, que la Géorgie ait enfreint quoi que ce soit » puisqu’il est établi que la Russie « ment de façon éhontée ». La grande gagnante de ce rapport serait à l’en croire la vérité enfin rétablie, en dépit des gesticulations russes. « Pour la première fois dans l’histoire des relations internationales, une commission internationale faisant autorité établit qu’un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et du G8, l’Etat le plus puissant du monde [la Russie], a accompli des crimes de guerre et un nettoyage ethnique[2]. »

Sur le plan de la politique interne, l’opposition géorgienne s’est elle aussi emparée du rapport pour étayer sa campagne anti-Saakachvili. La chef du parti La Voie de la Géorgie, Salomé Zourabichvili, appelle à condamner par voie de justice le responsable de cette guerre, et à «s’excuser auprès des Sud-ossètes». Pour Nino Bourdjanadze, du Mouvement démocratique-Géorgie unie, ce rapport vient confirmer ce qu’elle n’a eu de cesse de marteler, à savoir la nature « criminelle » du président qui n’aurait aucune légitimité à gouverner. Pour Irakli Alassania, de l’Alliance pour la Géorgie, le document prouve que « le conflit n’était pas inévitable », mais l’important est désormais de poursuivre la démocratisation du pays en renversant de manière légitime le pouvoir honni en place.

Ainsi critiqué par l’opposition, Mikhéil Saakachvili s’exprime de nouveau en public pour balayer toutes accusations d’agression criminelle de sa part. Selon lui, il n’a fait que défendre son pays pour éviter le pire : « la disparition de la Géorgie de la carte du monde ».

Une provocation russe ?

Bien avant l’arrivée du rapport, les analystes et les médias russes avaient intégré l’attitude négative (russophobie ou défiance traditionnelle) de la communauté internationale à l’égard du Kremlin et s’étaient préparés au pire. Dès la fin du conflit et la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la Russie s’est trouvée en porte-à-faux avec l’opinion publique internationale et les gouvernements occidentaux. Habitué à endosser le rôle de « l’éternel méchant », le Kremlin mal-aimé a longuement expliqué sa position : la Russie n’a fait que son devoir, car l’agression militaire géorgienne visait des populations civiles désarmées et, qui plus est, détenant des passeports russes. L’ingérence russe relèverait donc du droit humanitaire. Et la reconnaissance des deux régions abkhaze et sud ossète, indépendantes de facto depuis plus de 15 ans, s’inscrirait dans une logique politique de normalisation d’une situation absurde de conflit gelé, à l’image, selon le gouvernement russe, de la politique internationale vis-à-vis du Kosovo[3]. Pour le Kremlin, l’attitude des alliés occidentaux de la Géorgie est à mettre au compte d’un « revanchisme » aveugle. A tel point que, le rapport une fois publié, le représentant russe à l’ONU en vienne à réclamer des excuses de la part des Occidentaux pour les accusations infondées d’agression, alors que la commission parle bien de la responsabilité géorgienne dans le déclenchement de la guerre.

Pour le Kremlin, qui se félicite que l’enquête conclut à la responsabilité de la Géorgie, regrette l’analyse sur « la soi-disant utilisation disproportionnée de la force par la Russie ». Contre cette dénonciation, la Russie s’appuie sur la conclusion d’un expert allemand de la commission qui parle « d’autodéfense » russe, étant donné que les Sud-ossètes visés étaient des citoyens russes.

De son côté, le président de l’Ossétie du Sud, Edouard Kokoyty, va plus loin encore. Selon lui : « Les organisations européennes doivent tirer les conséquences [de ce rapport], car leur immobilisme a permis une telle agression [géorgienne]. Leur accord tacite et leur participation criminelle dans l’armement de la Géorgie a poussé le gouvernement géorgien à faire la guerre. » Ainsi, non seulement la Géorgie est-elle responsable, mais l’Europe est sa complice.

Finalement, la Géorgie et la Russie font chacune une lecture interprétative du rapport, qui se prête parfaitement à toutes sortes d’exégèses. A les entendre, on croirait qu’elles n’ont pas lu le même dossier… Les chargés de « piar » (version russe du PR anglais, « Public Relations ») mettent en avant une stratégie visant à minimiser les inconvénients pour maximiser les avantages à extraire de l’enquête, afin d’encadrer et amoindrir l’impact du dossier sur une société civile et une opposition interne, russe mais surtout géorgienne, eu égard à sa plus grande liberté d’expression. Les conclusions de l’enquête se révèlent finalement « objectives », une fois les points forts hypertrophiés et les autres opportunément oubliés ou relativisés.

A tort l’arbitre ?

Comme le remarque justement le médiateur de Nezavissimaïa gazeta, le rapport n’apporte rien de nouveau, et Tbilissi comme Moscou y piochent ce qui les arrange. « Que le rapport de la commission Tagliavini soit utile à la Géorgie et à la Russie ne veut pas dire qu’il soit utile. L’Europe en a besoin pour comprendre ce qui s’est passé. » Alors, rapport informatif mais vain ?

Pas seulement. Si certains y voient une sorte d’histoire concentrée et documentée d’un conflit entre deux Etats, les conclusions de ce document ne se contentent pas d’accuser, même diplomatiquement, les seuls adversaires géorgien et russe. Au-delà du pur constat – et tout le monde, ou presque, s’accorde pour admettre que le rapport vient trop tard, ses conclusions n’ayant aucune portée juridiquement contraignante –, ces 900 et quelques pages obligent à une réflexion sur le rôle de l’Europe, ses ambitions et ses moyens.

Dans un article du Monde (1er octobre 2009), Heidi Tagliavini elle-même s’est sentie tenue de le rappeler: la communauté internationale, qui comprend l’ONU, l’OSCE et l’UE, « a détourné ses regards, comme si elle avait non seulement renoncé à régler le conflit sous-jacent, mais également à tenir à bout de bras un cessez-le-feu de plus en plus fragile. » En d’autres termes plus crus : l’Europe, présente et active sur les lieux mêmes, a fait preuve de lâcheté. C’est probablement le bilan le plus important, réaliste mais pas fataliste, à tirer de ce document et de toute cette « histoire ». Si ce n’est pas la première fois qu’une organisation internationale, présente sur les lieux de scènes de guerre, détourne les yeux pour ensuite tancer les perpétrateurs (Rwanda, Irak, etc.).

Laissons la conclusion au journal russe indépendant Novaya gazeta (12 octobre 2009), dont la journaliste Youlia Latynina ose affirmer : « Le rapport de madame Tagliavini signifie qu’on peut mettre un point aux prétentions de l’Europe à être un arbitre international. On ne peut être à la fois un arbitre et un diplomate. »[4] Alors qu’on attendait un rapport faisant toute la lumière sur cet épisode, on n’a pu constater qu’une fois encore, la politique du politiquement correct a prévalu sur la quête de sources objectives et de données impartiales. La diplomatie l’a emporté sur l’enquête. Pouvait-il en être autrement, dans le jeu des alliances qui se dessinent autour du rapprochement avec la Russie et de l’agrandissement de l’OTAN ?

Sources : Civil Georgia, Georgia Times, Nezavissimaïa Gazeta, Kommersant, Le Monde, Der Spiegel, Rustavi 2, Novaya Gazeta.

[1] Les Sud-ossètes comme les Abkhazes ont pour beaucoup été naturalisés russes, bénéficiant d’une stratégie de passeportisation les plaçant sous la protection de la Fédération de Russie.
[2] L’armée géorgienne une fois défaite, les milices sud ossètes aidées par les soldats russes ont mis en fuite l’immense majorité des Géorgiens vivant en Ossétie du Sud. Par ailleurs, l’accusation de nettoyage ethnique a aussi été utilisée par la Russie contre les soldats géorgiens, ainsi que celle de « génocide ».
[3] Alors qu’une grande partie de la communauté internationale reconnaissait l’indépendance autoproclamée de la province serbe du Kosovo en février 2008, la Russie y voyait une atteinte aux intérêts des Serbes et un mépris de son opinion. Isolée, Moscou a prévenu qu’il s’agirait d’un fâcheux précédent pour les régions sécessionnistes géorgiennes.
[4] Voir l'article de Youlia Latynina : "L’Abkhazie super puissance" (Regard sur l'Est)

Source photo : www.chinval.ru