Guerre de Tchétchénie, An 10

Les nouvelles en provenance du Caucase du Nord ne sont guère rassurantes. Le président russe, Dmitri Medvedev, reconnaissait d’ailleurs en septembre dernier que le Caucase du Nord tout entier traversait une période de grave instabilité[1].


Les attaques contre les forces armées russes sont quotidiennes, que ce soit en Tchétchénie, en Ingouchie ou au Daguestan. Les violences gagnent également la Kabardino-Balkarie et la Karatchaevo-Tcherkessie.

Dans ce contexte, on assiste depuis l’été 2009 à un retour des attentats-suicides. Le plus meurtrier a été perpétré le 17 août à Nazran, en Ingouchie, tuant 20 personnes et en blessant gravement 138[2]. Plusieurs dirigeants locaux ont été directement visés par ces attaques. La plus emblématique a été fomentée contre le président de la République ingouche, Iounous-Bek Evkourov, grièvement blessé dans un attentat-suicide le 22 juin 2009[3].

Parallèlement, une répression aveugle continue à s’abattre sur les familles de ceux qui sont soupçonnés de participer aux mouvements insurgés[4]. Elle touche cependant bien souvent de manière indiscriminée la population civile. Les enlèvements, disparitions forcées, tortures et assassinats restent des pratiques courantes. Qui tendent toutefois de plus en plus à cibler ceux qui les dénoncent: des opposants aux pouvoirs locaux en place, des défenseurs des droits de l’homme, des membres des ONG et des journalistes ont été récemment assassinés. Makcharip Aouchev est le dernier en date sur une liste trop longue. Cet opposant au président ingouche avait repris la direction du site Ingushetia.org, créé par Magomed Evloïev, lui-même exécuté dans des conditions obscures il y a plus d’un an.

Dix ans après le déclenchement de l’opération terroriste en Tchétchénie, rien ne semble réglé. Quel bilan peut-on tirer de ces dix années de violences? Il paraît bien difficile de dresser un tableau exhaustif de la situation.

La seconde guerre russo-tchétchène est-elle finie? 

Si l’on en croit les déclarations des dirigeants russes et des autorités locales, tchétchènes, il n’y a jamais eu de guerre, mais une «opération anti-terroriste». Deux actes fondent la décision russe d’intervenir: l’incursion de Chamil Bassaïev et de ses hommes au Daguestan en août 1999; et la série d’attentats terroristes contre des immeubles d’habitation en septembre 1999. Débutée fin septembre 1999, cette «opération anti-terroriste» a officiellement pris fin en avril dernier. Pourtant, à y regarder de plus près, les tactiques déployées par les forces armées russes ne se limitent pas à des actions de lutte anti-terroriste, mais relèvent d’une stratégie guerrière: bombardements massifs, opérations de nettoyage ponctuées de nombreuses exactions, entretien d’un climat de terreur. Si les opérations de nettoyage sont moins fréquentes depuis 2005, des escadrons de la mort agissent encore. De plus, les combats n’ont jamais vraiment cessé dans le sud de la République et les insurgés tchétchènes continuent à mener des attaques régulières contre les forces armées russes ou leurs alliés tchétchènes. Ironiquement, depuis la fin de l’opération anti-terroriste, des opérations de même type, mais de moindre envergure, sont lancées dans des zones plus restreintes, en Tchétchénie ou dans les Républiques voisines. Elles permettent l’instauration de mesures d’exception et une fermeture du théâtre d’opération. Dans ces conditions, il est bien illusoire d’affirmer que la guerre commencée en 1999 a pris fin. Force est également de constater que ces «opérations de lutte anti-terroriste» ne remplissent pas leurs objectifs.

Que reste-t-il des séparatistes tchétchènes? 

L’option de l’indépendance n’a jamais fait l’unanimité chez les Tchétchènes. Dès la proclamation de l’indépendance en 1991, plusieurs groupes d’opposants ont tenté de se structurer. Parallèlement, la période précédant l’intervention russe de 1994 a vu une première fragmentation des partisans de l’indépendance, ressoudés par le déclenchement de la première guerre. Cet éclatement n’a fait que s’accentuer dans l’entre-deux-guerres. L’arrivée de quelques centaines de djihadistes étrangers et l’adoption par plusieurs chefs de guerre tchétchènes d’une doctrine plus rigoriste de l’islam a redéfini les équilibres et entraîné de nouvelles fractures entre les chefs de guerre et au sein de la société tchétchène. Ces divisions et concurrences entre groupes insurgés n’ont pas empêché les rapprochements ponctuels après le début de la seconde guerre. Mais les plus modérés, qui gravitaient autour du Président Maskhadov élu en 1997, ont été rapidement supplantés par les plus radicaux personnifiés par le chef de guerre tristement célèbre, Chamil Bassaev. La domination des radicaux s’explique par le différentiel de moyens et de stratégies, au nombre desquelles les attentats terroristes et les prises d’otages massives à Moscou (2002) et à Beslan (2004). Si l’islamisation reste partielle, elle ne peut être occultée. En Tchétchénie, elle s’est accompagnée d’une évolution du répertoire d’actions, d’une multiplication des attaques terroristes et de l’importation des attentats-suicides.

Après plus de dix ans de conflit, la tension entre nationalisme et islamisme semble s’être durablement enracinée. On peut encore distinguer deux catégories principales d’insurgés: ceux qui continuent à combattre les forces armées russes et tchétchènes pro-russes pour défendre une idée d’indépendance, devenue bien illusoire; ceux qui, à l’image de Dokou Oumarov, sont animés de motivations politico-religieuses et qui revendiquent la création d’un califat au Caucase du Nord et la fin de la domination russe. Les premiers sont soutenus par un hypothétique gouvernement tchétchène en exil, dirigé par Akhmed Zakaev. Il est en proie à des divisions toujours plus grandes et des conflits de personnes, qui annihilent complètement ses velléités d’action. Les seconds, s’ils attirent moins de mercenaires étrangers et semblent peu nombreux sur le terrain, restent très actifs. Surtout, ils continuent à incarner la résistance tchétchène aux yeux des dirigeants tchétchènes pro-russes et russes et de bien des médias occidentaux. Leurs actions brouillent ainsi les revendications indépendantistes, déjà entachées par les nombreux attentats commis en Tchétchénie, au Caucase du Nord ou dans d’autres parties de la Russie.

Kadyrov représente-t-il une solution au conflit en Tchétchénie? 

Dès le début du second conflit en 1999, Moscou a réactivé une stratégie utilisée dès l’arrivée des séparatistes au pouvoir en Tchétchénie en 1991: appuyer leurs opposants, les armer et tenter de les instrumentaliser. Cette politique, connue sous le terme de tchétchénisation, n’a pas donné les résultats escomptés dans les années 1990. Elle prend un autre relief à la suite de la défection d’Akhmad Kadyrov, ancien Mufti de Tchétchénie. Ce dernier prend les rênes d’une administration tchétchène prorusse à compter de 2000 et défend l’option d’une autonomie de la République tchétchène à l’intérieur de la Fédération de Russie. Il joue un rôle non négligeable dans la rédaction et l’adoption d’une Constitution tchétchène en 2003 à la suite d’un référendum aux résultats largement arrangés. Élu Président en octobre 2003, il est assassiné quelques mois plus tard. Après un moment de flottement, son fils, Ramzan Kadyrov, prend progressivement le contrôle de la République. Placé à la tête des milices prorusses, il devient Premier ministre par intérim, puis Premier ministre. Enfin, il est nommé en février 2007 au poste de Président de la République tchétchène par le Président russe de l’époque, Vladimir Poutine.

Sous ce qui s’apparente à un règne de Ramzan Kadyrov, la Tchétchénie a connu une stabilisation certaine. Une restructuration a été amorcée et, bien que de nombreuses irrégularités aient été constatées dans l’attribution des budgets fédéraux, on ne peut nier un certain nombre de progrès. Toutefois, ces derniers se sont faits au prix d’une mainmise presque totale du clan Kadyrov sur la République. Contrôlant des milices fortes de quelque 10 à 15.000 hommes, R.Kadyrov, aux inclinaisons populistes accentuées, tient la République d’une main de fer, usant de la violence et de la terreur comme méthodes de gouvernement. Il est d’ailleurs soupçonné d’avoir éliminé ses concurrents les plus directs jusque dans les rues de Moscou ou de Dubaï. Se prévalant du contrôle de la Tchétchénie, il est parvenu à obtenir un certain nombre de concessions de la part de Moscou. Certains estiment même qu’il est en train de réussir là où les indépendantistes ont échoué. C’est aller un peu vite dans l’analyse. Car, si «l’option Kadyrov» représente aux yeux des dirigeants russes une solution au conflit, elle se révèle bien précaire. De plus, si des pourparlers semblent avoir été entamés puis interrompus entre les Tchétchènes pro-russes et les Tchétchènes exilés qui gravitent autour d’Akhmad Zakaev, aucune stratégie globale de résolution des causes du conflit ne semble à l’ordre du jour. Les questions de l’indépendance et des griefs qui y sont attachés sont évacuées, de même que les conséquences de deux guerres extrêmement meurtrières et aux effets déstructurants pour les sociétés tchétchène comme russe.

Peut-on parler d’une extension du conflit russo-tchétchène à l’ensemble du Caucase du Nord? 

Depuis 2004, les violences gagnent les Républiques voisines de la Tchétchénie. Si la guerre qui se déroule depuis 1999 en Tchétchénie fournit un contexte, elle ne constitue pas le seul élément permettant d’expliquer la montée des tensions dans les Républiques voisines. Ainsi, on ne peut nier que l’exportation du conflit relève d’une stratégie délibérée des insurgés tchétchènes. Certains chefs de guerre tchétchènes ont développé dès 2004 une stratégie de diffusion du conflit, soit en s’alliant avec des chefs locaux ingouches et daghestanais, soit en s’insérant dans des réseaux locaux et en tentant de les récupérer. Cette stratégie est imputable à toutes les tendances, mais les chefs de guerre parmi les plus radicaux en ont fait l’un des fers de lance de leur stratégie après la mort d’A.Maskhadov en février 2005.

Toutefois, ces violences ne peuvent être isolées de leur contexte social et politique: dé-russification plus ou moins importante selon les régions, conditions socio-économiques défavorables, corruption généralisée, concurrences entre réseaux clientélistes, et surtout pratiques autoritaires des dirigeants locaux. Elles coïncident également avec la montée des nationalismes en réaction aux guerres russo-tchétchènes, à la présence militaire russe[5] et à une islamisation de plus en plus poussée de ces sociétés. L’islam est devenu une force de contestation sociale[6]. On assiste à la pénétration de plus en plus poussée de formes radicales de l’islam et à la multiplication des Djamaats, ces communautés territoriales organisées autour d’un chef et qui peuvent s’allier de manière circonstancielle. Toutes n’ont pas recours à la violence, mais certaines sont associées aux actions de guérilla et actes de terrorisme qui secouent la région.

La multiplication des Djamaats au Caucase du Nord relève d’un double mouvement simultané: d’une part l’évolution de la religiosité et le retour d’une certaine forme d’organisation traditionnelle; d’autre part la montée de la contestation sociale contre l’État et les organes incarnant l’islam officiel. Cette tendance illustre ainsi la déconnexion de plus en plus grande entre les populations de ces Républiques et leurs dirigeants locaux et une crise de légitimité qui, depuis le début de l’année 2009, semble atteindre son paroxysme.

[1] «Medvedev critique une Russie "arriérée"», Le Monde avec AFP, 11 septembre 2009.
[2] «Ingush Police got Tip about Deadly Blast», The Moscow Times, 18 août 2009.
[3] Gaidz Minassian, «Le Caucase du Nord est-il au bord de l’explosion?», Le Monde, 18 août 2009.
[4] «Rights Groups Highlight Continuing Abuses in the North Caucasus», Eurasia Daily Monitor, A Jamestown Foundation Publication, 5 juin 2009.
[5] Sebastian Smith, Allah’s Mountains. The Battle for Chechnya, Londres, New York, Tauris Publishers, 2001.
[6] John Dunlop et Rajan Menon, «Chaos in the North Caucasus and Russia Future», Survival, 48(2), juin 2006, pp.97-114.

* Aurélie CAMPANA est politiste, Université de Laval (Québec), Chaire de recherche sur les conflits et le terrorisme.

Photo: www.chechnya.gov.ru