Les deux Parlements doivent les ratifier, aucune date n’est encore prévue. Cette tentative de normaliser les relations turco-arméniennes remettra sans aucun doute en question l’équilibre géopolitique régional.
Depuis ce qu’il est désormais convenu d’appeler « la diplomatie du football », suite à la visite du président turc Abdullah Gül à Erevan lors d’un match qualificatif en septembre 2008, la Turquie et l’Arménie ont, à l’instar de la nouvelle diplomatie russo-états-unienne, remis leur compteur à zéro. Ces deux voisins tentent de normaliser des relations longtemps bloquées par la Turquie qui, du fait du conflit au Haut-Karabagh, a fermé sa frontière avec l’Arménie en 1993. De son côté, l’Arménie entretient un lourd contentieux avec la Turquie depuis le massacre organisé de plus d’un million d’Arméniens en 1915, génocide toujours nié par Ankara. Placée sous double embargo azerbaïdjanais et turc, l’Arménie enclavée, alliée de la Russie, dépend donc de la Géorgie, qu’elle juge instable, et de l’Iran, lui-même isolé sur le plan international. Ce réchauffement lui permettrait d’ouvrir une « troisième fenêtre sur le monde »[1]. La réception de ces protocoles a fait couler beaucoup d’encre. Alors que la communauté internationale, Europe et Etats-Unis en tête, applaudit, les politiciens et populations turcs et arméniens (mais pas seulement) sont partagés.
Les signataires
Le gouvernement arménien, qui se veut pragmatique, affirme que l’Arménie tirera profit à long terme de ce rapprochement. L’affaiblissement de la Géorgie depuis le conflit d’août 2008 lui permet de se rêver interlocuteur incontournable dans la région, notamment pour le tracé des oléoducs en projet (Nabucco, ITGI). Malgré la promesse d’une reprise séparée des négociations avec l’Azerbaïdjan sur le conflit du Haut Karabagh, les partis d’opposition en Arménie Dachnaktsoutioun et Héritage, opposés au rapprochement sous cette forme, rejettent les protocoles. Toutefois, ces derniers ne disposent que de 23 sièges au Parlement, alors que le parti au pouvoir en détient 64 (sur 121). Selon le Dachnaktsoutioun (parti révolutionnaire historique), à l’origine de manifestations massives à Erevan, les deux protocoles mèneront irrémédiablement à faire de l’Arménie « un énième vilayet turc ». Outre la crainte d’une ingérence de la Turquie, super puissance économique régionale, ces opposants au rapprochement dénoncent la substitution d’une politique morale à visage humain (Moralpolitik) par une froide Realpolitik.
Par ailleurs, la Turquie cherche à prouver à la communauté internationale sa capacité à jouer un rôle de médiateur qui se veut incontournable dans la région caucasienne[2], à l’égale de la Russie, son partenaire économique et diplomatique. La feuille de route qu’incarnent les protocoles peuvent se comprendre comme une étape dans la nouvelle politique diplomatique engagée par le ministre des Affaires étrangère Ahmet Davutoglu, partisan du « zéro conflit » aux frontières turques. Paradoxalement, ce même ministre faillit faire capoter la séance de signature le 10 octobre: son discours, annulé au dernier moment, abordait le génocide des Arméniens en des termes non diplomatiques. C’est donc pratiquement grâce à l’intervention insistante d’Hillary Clinton (Etats-Unis) et de Sergueï Lavrov (Russie) que les protocoles ont été signés, dans une ambiance de crispation palpable.
Cet incident étouffé révèle toutefois bien des aspects dérangeants de cette normalisation « au forceps ». S’ils s’inscrivent dans une logique louable de Realpolitik censée mettre progressivement fin à l’embargo sur l’Arménie, ils n’évitent que partiellement les deux écueils majeurs que sont la reconnaissance du génocide des Arméniens et la sortie du conflit au Karabagh. En effet, alors qu’aucune mention n’y est faite du conflit gelé du Karabagh, dont la résolution n’est donc pas une condition préalable, les gouvernants turcs soulignent dans les médias la « conditionnalité » de sa résolution pour ratifier lesdits protocoles. Ces discours, destinés à rassurer les opposants au rapprochement, viennent envenimer une situation pourtant très fragile.
Les réfractaires
Les Arméniens opposés aux protocoles dénoncent un révoltant « jeu de dupes ». Selon l’historienne Claire Mouradian, « le nouvel 'axe Ankara-Moscou' qui se dessine en arrière-plan risque, comme en 1921, de sacrifier les intérêts du Caucase du Sud en général et de l'Arménie en particulier ». Outre la reconnaissance définitive de ses frontières et une brèche dans la solidarité entre Erevan et la diaspora, « la Turquie y a obtenu de faire de la réalité du génocide un sujet de controverse et un enjeu d'histoire et non plus de justice pour ce crime ultime, tandis que la promesse, encore à appliquer, d'ouverture des frontières lui vaut déjà un certificat de bonne conduite de l'Union européenne ». Toujours d’après elle, la Russie y trouve une occasion supplémentaire d'écarter les Etats-Unis et l'Europe du règlement des affaires régionales et d'alimenter encore les divergences entre les républiques, empêchant toute entente régionale qui seule pourrait conforter des indépendances déjà fragiles et toute relatives[3]. Une pétition toujours en circulation rassemble ces mécontents et dénonce le négationnisme turc décrit comme «consubstantiel» de l’Etat turc, tout en niant la légitimité des autorités arméniennes à brader à si bon compte l’histoire du génocide, « de l’héritage duquel la Diaspora reste dépositaire »[4]. A l’étranger, le mouvement « Stop the protocols » a été massivement suivi par les opposants de la diaspora (7 millions d’Arméniens, qui comptent pour 9 % du PIB arménien en 2009) au moment de la tournée mondiale du président arménien Serge Sarkissian, en quête de soutien international avant la signature. Ce dernier, impassible, a froidement rappelé que la question du génocide ne serait l’objet d’aucune spéculation.
Côté turc, l’opposition et une partie de la population turque se sont aussi inscrites en faux contre ce rapprochement, par solidarité avec l’Azerbaïdjan, alliée traditionnelle de la Turquie. Elles dénoncent la soif de «vengeance» des Arméniens arc-boutés sur les massacres du début du XXe siècle et accusés d’être eux-mêmes les « génocidaires » des Turcs et des Azéris. Les députés du parti minoritaire Mouvement nationaliste turc rejette les protocoles qui sacrifient la cause des « frères Azéris », amputés de 20 % de leur territoire par l’occupation du Karabagh. Mais là aussi, le parti au pouvoir, l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, domine le Parlement. Cependant, pour ne pas se couper totalement d’une population turque peu habituée à de tels discours perçus comme arménophiles, le gouvernement et les diplomates turcs répètent que l’ouverture des frontières est un processus de longue haleine et que rien ne sera fait sans négociations sur le statut du Karabagh, jouant ainsi sur les non-dits des protocoles. La ratification, supposée acquise, semble devoir d’abord passer par l’épreuve de son acceptation par les Turcs.
… et leurs voisins
A Bakou, les réactions au rapprochement turco-arménien ont choqué les Turcs : les drapeaux turcs du cimetière des martyrs ont été mis en berne, avant d’être finalement relevés. Pourtant le Premier ministre turc R. T. Erdogan et d’autres personnalités politiques turques n’ont eu de cesse de rassurer Bakou que la Turquie « tiendra sa promesse » sur le respect de son intégrité territoriale. Beril Dedeoglu, directrice des Relations internationales à l’université de Galatasaray, tempère toutefois : « Il est évident désormais que la Turquie ne soutiendra pas inconditionnellement l’Azerbaïdjan[5]». L’Azerbaïdjan, en guerre contre les Arméniens du Karabagh et devant faire face aux centaines de milliers de réfugiés de cette région, vit mal ce mariage arrangé qui pourrait lui faire perdre le Haut Karabagh, de facto indépendant. Des déclarations récentes avaient cependant laissé espérer une évolution positive des relations bilatérales entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan[6]. L’influence des Russes et des Turcs sur le devenir de ce conflit gelé pourraient alors reprendre dans ce nouveau contexte.
De son côté, le Haut Karabagh, enclave arménienne en Azerbaïdjan, indépendant de facto, est aussi divisé. Hovannès Guévorkian, représentant du Karabagh en France, explique que la classe politique locale se réjouit de ce rapprochement, par attitude pragmatique, parfaitement consciente que tout repose sur une confiance des plus fragiles envers la Turquie[7]. A l’opposé, plusieurs organisations représentant la société civile locale rejettent les protocoles, sans pourtant manifester comme les autres partisans du non. Si cette opposition semble passive, c’est surtout, précise H. Guévorkian, que le Haut Karabagh, en situation de guerre, cherche à éviter de prêter le flanc aux Azerbaïdjanais en exhibant des scissions politiques préjudiciables. Et de citer le rapport de la FIDH, selon lequel « on assiste dans cette République à une forme d’autocensure collective en matière de libertés individuelles au nom de l’intérêt national »[8]. L’opposition aux protocoles, prudente mais bien réelle, s’est ainsi contentée de lettres ouvertes en guise de protestation soft.
Enfin, pour l’Arménie enclavée, la Géorgie représente une zone de transit vitale. Privée d’accès à la mer, les échanges commerciaux en direction et en provenance d’Arménie passent par les routes et les ports géorgiens moyennant des taxes qui alimentent le budget géorgien. En cas d’ouverture de la frontière turco-arménienne, la Géorgie sera certainement lésée: contraction du transit via son territoire signifie fonte des revenus. Le gouvernement arménien se rêve déjà plateforme incontournable des échanges commerciaux entre l’Asie et l’Europe. Cette réalité économique effraye les analystes géorgiens. Les uns affirment que ce rapprochement est une stratégie commune à la Russie, la Turquie et l’Arménie afin d’affaiblir les deux républiques «rebelles» que sont la Géorgie et l’Azerbaïdjan. D’autres estiment que ce réchauffement est un projet américain, qui cherche à remplacer l’instable Géorgie par l’Arménie dans le but d’approcher l’Iran par l’Arménie.
Les deux protocoles, actes historiques, sont en attente d’une éventuelle ratification par les deux parlements, instances en principe représentatives des peuples turcs et arméniens. Difficile de prédire s’ils seront les protocoles de « l’espoir » ou de « la honte ». Dans le doute, l’Arménie et la Turquie doivent-elles suivre l’appel Ara Toranian, directeur de la revue Nouvelles d’Arménie, qui milite pour une politique audacieuse des uns et des autres, au nom du « Qui ne risque rien n’a rien » ?[9].
Notes :
[1] Serguey Markedonov, « Les protocoles de l’espoir » (en russe), polit.ru, 16.10.2009
[2] S. Tournon, « Une 'plateforme de Stabilité' pour un Sud Caucase mieux intégré », Regard sur l’Est, 19.08.2009.
[3] Entretien du 27 octobre 2009
[4] Voir le site votch.org, créé spécialement pour recueillir les signatures contre les protocoles
[5] Beril Dedeoglu “Opening to Syria, Armenia and beyond”, Today’s Zaman, 17.10.2009
[6] Sébastien Gobert, « Haut Karabagh: vers une paix russo-turque? », Regard sur l’Est, 15.06.2009.
[7] Entretien du 22 octobre 2009
[8] Fédération Internationale des Droits de l’Homme, « Azerbaïdjan : La République du Haut Karabagh : Autodétermination inachevée et impact sur les droits de l’Homme », 29.04.2003, sur leur site fidh.org
[9] Ara Toranian, « Qui ne risque rien n’a rien », Nouvelles d’Arménie, 7 octobre 2009.
Par Sophie TOURNON
Vignette : president.am