La première manifestation, qui a réuni contre la politique gouvernementale plusieurs milliers de personnes sur la place de la Cathédrale de Riga, a dégénéré après quelques heures avec des lancers de pierres sur les façades de la Saeima (Parlement letton). Plus d’une centaine de personnes ont alors été interpellées.
La seconde, organisée après l’annonce de la fermeture pure et simple de l’hôpital de la ville de Bauska du fait des restrictions budgétaires nationales, a occasionné des embouteillages de plus d’une dizaine de kilomètres, en particulier au-delà de la frontière lituanienne. Elle a été interrompue par l’arrivée d’une unité spéciale de la police nationale.
Par leur caractère exceptionnel dans une société civile généralement taxée de passivité, ainsi que par l’écho qui leur a été donné dans la presse nationale, ces événements semblent refléter de profonds changements. Toutefois, le gouvernement s’est montré très critique à l’égard de ces manifestations et le journaliste Didzis Melbiksis, spécialiste des droits de l’homme, à l’instar de quelques autres de ses confrères, exprime son inquiétude face à la culpabilisation à outrance d’une population peut-être enfin prête pour l’activisme démocratique.
La démocratie en désordre
Didzis MELBIKSIS, www.politika.lv, 22 septembre 2009
Traduit du letton par Eric LE BOURHIS
L’important, c’est de trouver et de punir les organisateurs des manifestations illégales ainsi que ceux qui appellent à de nouvelles actions de protestation. Quant à ceux qui pensent obtenir des changements politiques grâce au «Parlement de la rue», ils doivent savoir que de telles activités ne vont pas renflouer les caisses de l’Etat. Voilà le message adressé par les autorités aux habitants de la Lettonie au lendemain des protestations de Bauska contre la fermeture de l’hôpital et suite à l’appel relayé sur Internet pour un grand rassemblement le 13 novembre prochain. « Il se trouve que la seule personne à s’exprimer clairement au sein du gouvernement est la ministre de l’Intérieur, qui a promis de ne faire preuve d’aucune complaisance envers les fauteurs de troubles. C’est un pouvoir à la tête sans cervelle qui ne sait que menacer », constate le journaliste Maris Zanders parmi d’autres commentaires[1]. Cette attitude du pouvoir confine au positivisme juridique absolu et crée de sérieuses failles dans le développement démocratique futur de la Lettonie. De plus, elle pose la question de savoir si nos hommes politiques comprennent un tant soit peu, et reconnaissent, que la population dispose de droits, juridiques comme moraux, face à l’Etat.
Bien qu’une partie de la population le croie (et que certains pensent même que c’est souhaitable), la démocratie, ce n’est pas la même chose que l’ordre absolu et la soumission totale des citoyens aux actes législatifs proclamés par les pouvoirs publics. Le système politique démocratique contiendra toujours une certaine dose d’irrégularité. Une organisation excessive, qui soumet les individus à un ordre universel, forme les conditions préalables à l’esclavage et non à la liberté[2]. Est-il nécessaire de rappeler où a mené, sous deux formes différentes, un tel amour de l’ordre au cours du 20e siècle ? La démocratie, ce n’est pas une sorte d’escabeau qu’il suffit de montrer du doigt en disant « Voilà, c’est ça, regardez et touchez!» Le philosophe Jacques Derrida, à propos de l’idéal de la démocratie, utilise le terme de «démocratie à venir »*. Toutefois, par cette expression, Derrida ne désigne aucun régime politique particulier mais plutôt la capacité de la démocratie à s’analyser et à s’évaluer elle-même, et conséquemment, à s’améliorer toujours et encore[3]. Telle la ville de Riga**, la démocratie n’est jamais réellement achevée. Sauf à l’instant où elle est déjà morte.
« Ici, pas le moindre problème en vue ! », rétorqueraient les apologistes du positivisme juridique. Car, d’après eux, les citoyens élisent leurs représentants au Parlement qui, à leur tour, adoptent de nouvelles lois et apportent des amendements à la législation existante. Il s’agit bien là d’une possibilité pour les citoyens de modifier les lois qui ne leur plaisent pas. Ce point de vue, à première vue correct et même juste, ne tient pas compte de deux difficultés. D’une part, il est tout à fait possible, avec l’aide des représentants élus, de mettre un terme à la démocratie ou du moins à certains de ses aspects. D’autre part, ce point de vue autorise sans limites la tyrannie exercée par une majorité sur une minorité. Il faudrait au moins s’efforcer d’éviter ces risques-là ! Dans ce contexte, il convient de s’interroger sur le rôle actif des citoyens dans un processus démocratique. Les citoyens ont-ils jamais le droit d’enfreindre la loi ? Il n’y a pas de réponse univoque à cette question et il ne peut y en avoir. Mais, plutôt que de s’efforcer de trouver une réponse, nous pouvons tenter de réfléchir aux raisons pour lesquelles apparaît une telle question.
Des démocraties sûres et des démocraties incertaines
Revenons tout d’abord aux événements de Bauska. La ministre de l’Intérieur, Linda Murniece (Nouvelle Ere), a indiqué, non sans ambiguïté, que le blocage de ponts et l’organisation de manifestations non déclarées, sont des enfreintes à la loi. Murniece considère que « l’action de protestation de Bauska n’était pas l’expression de la démocratie »[4]. Cette affirmation de la ministre est pour le moins périlleuse. Et l’inquiétude manifestée par la ministre à l’égard des enfants et des personnes âgées qui, en prenant part à cette action, « auraient pu eux-mêmes en souffrir » si celle-ci avait dégénéré, a entraîné son argumentation dans un fossé encore plus profond. Il se trouve que le pouvoir politique en Lettonie s’est attribué le droit exclusif de déterminer quand la liberté de manifestation des citoyens les menace eux-mêmes à tel point que cette démonstration de liberté est bannie des frontières ultimes de la démocratie.
La ministre de l’Intérieur n’a pas prêté attention au fait que la liberté de manifester présente deux visages. Le premier est lié « à la violence, à la rébellion et au comportement révolutionnaire ». Du point de vue de la sécurité, il est difficile de tracer une frontière nette entre manifestation et rébellion. Toute manifestation, d’une manière ou d’une autre, trouble l’ordre public. L’autre visage de la manifestation, lui, est caractérisé par les points de vue et les demandes exprimés[5]. Il est vrai qu’une manifestation typiquement lettone consiste à rester debout, silencieux, avec des pancartes dans les mains devant la Saeima ou le Conseil des ministres. Dans le meilleur des cas, un discours est prononcé mais c’est tout. Néanmoins cela ne signifie pas que quelque chose de plus, de plus actif, de plus bruyant que cette variante minimale soit antidémocratique. Il n’est pas raisonnable de diaboliser les personnes qui ont exprimé leur point de vue à Bauska, au prétexte qu’elles ont bloqué les ponts pour quelques heures. De plus, il ne faut pas oublier que le blocage des ponts de Bauska n’était qu’une broutille, si on le compare aux esclandres qui se produisent dans des pays européens à tradition démocratique plus ancienne. Une division aussi stricte entre, d’une part, des manifestations pacifiques de personnes actives politiquement et « bonnes » et, d’autre part, des émeutes organisées par des personnes méchantes et « mauvaises » n’est pas justifiée[6]. Joschka Fischer, devenu plus tard ministre allemand des Affaires étrangères, lançait des pierres sur la police dans les années 1970. Au nom d’une conviction politique. Nos représentants devraient y réfléchir avant d’accuser de comportement antidémocratique un futur ministre letton des Affaires étrangères.
Les chaînes de l’injustice légalisée
En effet, les modes d’expression de la démocratie, telle la liberté de manifester, ne sont pas toujours précisément encadrés par la loi. Cela confirme bien la capacité de la démocratie à se développer, à s’améliorer et, par là même, à améliorer ses actes législatifs. Une loi, par essence, n’est jamais une pure émanation de la justice[7]. « La justice ne se réduira jamais au droit, à la raison calculatrice, à la distribution nomique, aux normes et aux règles qui conditionnent le droit, jusque dans son histoire et ses transformations en cours, jusque dans son recours à la force coercitive, à la puissance du pouvoir »[8]. Les discordances entre la justice et la législation apparaissent les plus fortes sous des régimes totalitaires et autoritaires. Personne ne contestera que de nombreuses lois en Allemagne nazie étaient injustes.
Cependant, tout bien considéré, des lois injustes apparaissent également dans des sociétés justes[9]. Dans ce cas, les citoyens se trouvent devant un choix. Ils peuvent soit observer cette loi, bien qu’elle soit injuste, soit ne pas le faire. De même, ils peuvent tenter d’obtenir l’annulation ou l’amendement de cette loi, entre autres par des manifestations ou des actions de protestation. Et c’est là qu’il est intéressant d’observer comment réagit le pouvoir. Comme on le sait, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[10] permet de limiter le droit d’organiser des réunions pacifiques. Mais ces restrictions doivent répondre à des critères. Ceux-ci ne doivent pas seulement être inscrits dans la Loi, mais doivent aussi se révéler « nécessaires dans une société démocratique dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l'ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d'autrui ». Il ne s’agit donc pas seulement, par exemple, de l’ordre dans la rue. En réalité, il s’agit de ce qui est nécessaire à une société démocratique.
Quand le pouvoir confisque les droits des citoyens
De ce point de vue, la réaction trop brusque des autorités au blocage des ponts de Bauska et aux encouragements anonymes sur la toile en vue d’une manifestation pacifique (!) n’est pas raisonnable. On peut en dire autant de la réaction aux émeutes du 13 janvier dans la vieille ville de Riga suite auxquelles devraient être prononcées des peines d’emprisonnement de 8 à 15 ans. La liberté d’expression et de manifestation sont les droits fondamentaux qu’il n’est pas possible de brider dans un cadre législatif. Ce sont des droits moraux de base. Nous pouvons débattre de leur étendue ou de leur contenu précis mais le point de vue des autorités, et avec lui les lois adoptées ou amendées, ne peuvent pas être toujours justes. Ceux qui, par tous les vents et quelles que soient les saisons politiques et économiques, considèrent l’opinion des autorités sur la question de ces droits comme seule correcte, sont évidemment proches de l’idée que « les personnes ne disposent que des droits moraux que leur a conférés le gouvernement, ce qui signifie par ailleurs, qu’ils n’ont pas le moindre droit moral »[11].
En pleine crise économique, le plus dangereux est peut-être d’exagérer l’importance des questions de sécurité et de porter atteinte, en conséquence, aux droits et libertés démocratiques. En choisissant cette direction, nous atteindrions rapidement une situation qui était celle du Paraguay dans les années 1960-1970. Le Président Aldrefo Stroessner avait alors institué dans le pays un état d’exception dans un contexte de lutte contre le communisme. La Constitution du Paraguay garantissait à la fois les Droits de l’homme et un régime démocratique. Mais, du fait de l’état d’exception, l’intention est restée sur le papier –en vue d’un futur radieux, qui adviendra un jour, lorsque la liberté aura vaincu et que le communisme sera totalement écrasé. En Lettonie, la réponse typique à toute protestation qui se rapporte de près ou de loin au budget de l’Etat (et qu’est-ce qui, de nos jours, ne se rapporte pas au budget de l’Etat ?), est toujours un refus clair, puisque « il n’y a pas d’argent » et que « ce n’est pas lors des manifestations que l’argent apparaît ».
Il semble que nos hommes politiques n’aient pas entendu parler de la thèse d’Amartya Sen, selon laquelle aucune démocratie mettant en œuvre les droits politiques telles que libertés d’expression et de manifestation n’a jamais connu la famine… Nous ferions bien également d’écouter cette chanson de Jarvis Cocker,Cunts Are Still Running the World : « And if you don’t like it ? Then leave. Or use your right to protest on the street, Yeah, use your rights but don’t imagine that it’s heard »
Si les autorités souhaitent réellement être prises au sérieux et respectées par les citoyens, elles doivent elles aussi prendre au sérieux et respecter les droits juridiques et moraux dont les citoyens disposent face à l’Etat. Dans le cas contraire, il est possible que soit remis au goût du jour les mots de Søren Kierkegaard qui affirmait au 19e siècle que « ce siècle » est sous « le canon de la révolution ». Et tout cela peut se terminer de manière désagréable pour les uns comme pour les autres car il est difficile de parler de droits et de responsabilité dans une révolution. Dans une révolution, il y a des gagnants et des perdants.
[1] Maris Zanders, « Dienas apskats », Radio SWH, 14 septembre 2009.
[2] George Monbiot, Manifesto for a New World Order, The New Press, New York, 2004, p.115.
[3] Giovanna Borradori, Philosophy in a time of terror : dialogues with Jürgen Habermas and Jacques Derrida, The University of Chicago Press, Chicago et Londres, 2003, pp.120-121.
[4] « DP parbauda interneta izplatito aicinajumu uz piketu » (« La police de sécurité contrôle l’invitation diffusée sur Internet à un grand rassemblement le 13 novembre »), www.diena.lv, 7 septembre 2009.
[5] Thomas Bull, Demonstrationsfrihetens dubbla ansikte, in Janne Flyghed & Magnus Hörnqvist (dir.), Laglöst land, Ordfront, Stockholm, 2003, p.204.
[6] Ibid note 5, p. 206.
[7] Jacques Derrida, « Force of Law : The “Mystical Foundation of Authority” » in Jacques Derrida et Gil Anidjar (ed.), Acts of Religion, New York, Routledge, 2002, p.244.
[8] Jacques Derrida, Rogues: two essays on reason, Stanford University Press, Stanford, 2005, p. 149.
[9] Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Harvard University Press, 1978, p. 186.
[10] voir l’Article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : « Le droit de réunion pacifique est reconnu. L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l'ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d'autrui. »
[11] Ibid note 9, p. 185.
Texte original : http://www.politika.lv/temas/cilvektiesibas/17606/
Notes du traducteur :
*en français dans le texte
** L’auteur fait ici référence à une légende locale selon laquelle la reconnaissance de l’achèvement de la ville mènerait à sa perte. Voir à ce sujet l’article de Laura Stokmane « Riga inachevée » publié le 1er avril 2004 :
http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=453
Photo : Saeima, Eric le Bourhis (2009)
Auteur : Didzis MELBIKSIS (Politika)