Le corridor transcaspien ou l’espoir du commerce eurasiatique

Depuis 2014 et le début de la guerre de la Russie en Ukraine, les échanges commerciaux entre la Chine et l’Europe se redirigent depuis le corridor du Nord vers le corridor transcaspien, une route multimodale traversant l’Asie centrale et le Caucase du Sud. En plus d’offrir une alternative favorable à l’essor des influences turque et chinoise dans la région et défavorable à celle de la Russie, elle est aussi un enjeu d’intégration et de développement pour les pays qu’elle traverse.


Carte du Corridor transcaspien (Copyright : Tanvir Anjum Adib / Creative Commons). Le corridor transcaspien, ou médian (Middle Corridor), est une route commerciale imaginée dans les années 2010 par la Turquie, qui comprend alors que les nombreuses atteintes à l’ordre mondial et l’augmentation des tensions géopolitiques nécessitent d’accroître la connectivité globale. Celle-ci représente un terrain de rivalité mais aussi un moyen de surveiller et contrôler divers enjeux sécuritaires. Pour Ankara, il s’agit aussi d’encourager la coopération régionale et l’alignement des intérêts des pays participants. C’est pourquoi la Turquie fonde son initiative sur la connexion des réseaux ferroviaires, maritimes, routiers, aériens, énergétiques et numériques existants en Asie centrale et dans le Caucase du Sud, parmi lesquels la ligne ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, le gazoduc de Bakou-Tbilissi-Erzurum, le tunnel Eurasia ou encore les ports d’Alat (Azerbaïdjan), d’Aktau (Kazahkstan) et de Turkmenbashi (Turkménistan).

L’initiative gagne un nouveau souffle en 2013, avec la création par le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et la Géorgie d’un Comité de coordination pour le développement de la TITR (Trans-Caspian International Transport Route). En 2016 est fondée l’Association TITR, que rejoignent la Turquie – qui espère s’imposer en hub logistique incontournable grâce à sa position géographique de porte d’entrée en Europe – ou encore la Chine, dans le cadre de son initiative des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) dans laquelle elle commence à investir massivement.

Ce corridor, qui relie l’Asie du Sud-Est et la Chine à l’Europe, traverse aujourd’hui le Kazakhstan par rail, la mer Caspienne par bateau, puis l’Azerbaïdjan et la Géorgie jusqu’à l’Europe en passant par la Turquie (par rail), l’Ukraine, la Roumanie et la Bulgarie (après être passée par la mer Noire). Il fait concurrence à deux principales routes commerciales préexistantes : le corridor du Nord (Northern corridor) ou corridor russe, qui traverse la Russie depuis la Chine pour atteindre l’Allemagne, et la Route maritime (Ocean route), de l’océan Indien (en traversant le détroit de Bab-el-Mandeb et le canal de Suez) jusqu’en mer Méditerranée (via la Grèce et l’Italie).

Stratégie d’intégration et de développement en Asie centrale

Les pays d’Asie centrale ont initialement manifesté une certaine réticence face au projet transcaspien en raison de leur dépendance asymétrique vis-à-vis de la Russie. Mais, après l’invasion de la Crimée en 2014 et, plus encore, avec celle à grande échelle de l’Ukraine en 2022, le corridor du Nord qui se déploie presque uniquement sur le territoire russe s’est trouvé marginalisé, notamment sous l’effet des sanctions internationales. Dès lors, cette initiative est apparue à ces pays comme une opportunité de renforcer leur autonomie stratégique, leur développement économique et leur intégration au commerce mondial.

De fait, leur positionnement le long du corridor et le rôle clé qu’ils doivent jouer dans les processus de transbordement et d’acheminement en font des hubs logistiques incontournables : ce statut leur permet de renforcer leur autonomie stratégique et, à terme, de réduire leur dépendance vis-à-vis de la Russie. Leur intégration à cette route commerciale facilite la mise en place de nouvelles stratégies de développement, qui reposent à la fois sur les nouveaux flux commerciaux qu’ils vont capter (comme l’imaginent le Kazakhstan et le Turkménistan qui ambitionnent d’utiliser le dynamisme du corridor pour exporter des hydrocarbures de la mer Caspienne), et sur des investissements étrangers, principalement chinois, pour renforcer leurs infrastructures (c’est surtout le cas en Azerbaïdjan et en Géorgie, l’objectif étant d’augmenter leurs capacités de transit pour assurer leur rôle pivot dans l’avenir stratégique et commercial du corridor).

 

Carte du Corridor transcaspien (Copyright : Tanvir Anjum Adib / Creative Commons).

Carte du Corridor transcaspien (Copyright : Tanvir Anjum Adib / Creative Commons).

Rapprocher la Chine et l’Europe, loin du contrôle russe

En 2022, la Chine s’est impliquée dans le projet du corridor transcaspien en rejoignant l’Association TITR et en l’inscrivant dans la BRI. Initialement conçu comme un moyen de diversifier ses routes commerciales et de faciliter son accès au marché européen, le corridor médian s’impose à la Chine comme une alternative crédible au corridor russe pour les échanges commerciaux eurasiatiques. La visibilité dont il a bénéficié à travers l’« abandon » progressif du corridor du Nord à partir de 2014 a permis d’évaluer les avantages de cette voie : elle s’avère plus rapide que les autres, entre 10 et 15 jours de trajet contre 15 à 20 jours pour le corridor russe et 35 à 40 jours pour la route maritime. Elle est aussi la seule alternative « terrestre » dont puisse bénéficier la Chine pour accéder au marché européen sans avoir à passer par le corridor russe. Enfin, il s’agit pour la Chine d’un moyen d’assurer la continuité de ses exportations vers l’Europe de façon plus contrôlée : les marchandises passent par des pays dans lesquels elle s’implante graduellement, lui permettant d’y exercer une influence grandissante.

Le corridor médian concourt ainsi à ses objectifs économiques et commerciaux (Pékin espère tripler les flux de marchandises transitant par ce corridor d’ici 2030), mais aussi politiques et stratégiques, en développant la BRI dans les pays d’Asie centrale.

Pour l’Union européenne, les enjeux sont avant tout sécuritaires. Ils reposent sur les conclusions tirées au lendemain de l’invasion d’ampleur de l’Ukraine : la dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou est trop importante et le corridor russe, qui transporte une grande partie du commerce eurasiatique, est situé dans un environnement trop inflammable. Le corridor transcaspien apparaît comme une alternative crédible :  il offre une autre option de route qui permet de mieux sécuriser les flux commerciaux et énergétiques eurasiatiques, tout en retirant à la Russie une part importante de son rôle de maillon stratégique de la chaîne d’approvisionnement. En intégrant l’Asie centrale dans le flux commercial eurasiatique, cette route permet aussi à l’UE d’accéder à de potentiels nouveaux flux énergétiques et de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie en diversifiant ses sources d’approvisionnement en énergie.

Les limites à la crédibilité de long terme du corridor médian

Si le corridor transcaspien semble en bonne voie de devenir un atout majeur du commerce eurasiatique, les pays impliqués dans l’initiative doivent toutefois encore investir pour le transformer en alternative crédible sur le long terme.

Ce corridor est certes plus rapide que les autres, en partie en raison de sa multimodalité qui lui confère l’avantage de ne pas avoir à contourner des obstacles comme la mer Caspienne ou la mer Noire. Mais les coûts importants de transbordement des marchandises pèsent sur les transporteurs. De même, si les pays de transit nourrissent de grands projets de développement, les infrastructures actuelles ne sont pas adaptées à une croissance plus importante des flux : le volume de marchandises transitant par le corridor médian a augmenté brusquement à partir de 2022, multiplié par 2,5 pour atteindre 1,5 million de tonnes ; le nombre de conteneurs a également doublé pour atteindre le nombre de 50 000 ; le volume de fret sur la mer Caspienne a suivi la même dynamique. Actuellement, ce volume ne représente que 5 à 10 % de celui transitant par le corridor russe, alors même que ce dernier a décliné de 34 % depuis 2022. Pourtant, les installations le long du corridor ont déjà du mal à suivre et de nombreux incidents, majoritairement des retards, ont été déclarés.

Le corridor transcaspien suscite un intérêt d’autant plus soutenu que la dégradation continue de la situation géopolitique conduit les acteurs à éviter la voie via la Russie. Mais les pays d’Asie centrale et ceux du Caucase du Sud ne sont pas exempts de tensions, ce qui ne favorise pas la coopération, pourtant nécessaire au bon fonctionnement de ce corridor. Alors que les harmonisations administratives sont indispensables pour faciliter le passage des marchandises aux frontières, on constate que les procédures de transbordement restent compliquées, nuisant à la rapidité des acheminements.

Ces difficultés limitent la capacité de l’alternative transcaspienne à devenir une solution de long terme. C’est d’autant plus le cas qu’émergent de nouvelles voies concurrentes, comme les nouvelles routes polaires : accessibles en été grâce à la fonte des glaces, ces itinéraires via le détroit de Béring et, demain peut-être, via le pôle Nord, offrent des distances d’acheminement réduites, parfois de moitié, et une possibilité de concurrence à toute épreuve. Selon les modèles climatiques actuels, elles pourraient toute l’année à partir de 2050. Cela laisse au corridor transcaspien le temps de devenir incontournable.

 

Références :

Tuba Eldem, 28 octobre 2022. « Russia’s War on Ukraine and the Rise of the Middle Corridor as a Third Vector of Eurasian Connectivity », Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP), 28 octobre 2022.

« Report: Realising the Potential of the Middle Corridor », OECD, 13 décembre 2023.

TITR - Trans-Caspian International Transport Route Association.

 

Vignette : Carte du Corridor transcaspien (Copyright : Tanvir Anjum Adib / Creative Commons).

 

* Lola Gomes est étudiante en master de Relations internationales et japonais à l’INALCO, spécialisée sur l’Asie de l’Est et l’Asie centrale.

Pour citer cet article : Lola GOMES (2025), « Le corridor transcaspien ou l’espoir du commerce eurasiatique », Regard sur l'Est, 22 décembre.

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