Le Donets en 1920 ou la dixième province belge?

La Russie de 1900 est sur la voie de l'industrialisation. Notamment grâce aux investissements étrangers. Dans le bassin du Donets se recrée alors une petite Belgique.


Scène frappante à la gare de Slaviansk en 1900: un globe-trotter belge attend son train sur le quai, quand il entend avec surprise un travailleur liégeois entonner une chansonne wallonne. Rencontre exceptionnelle? Pas tellement, si l'on sait qu'à cette époque, vingt mille Belges vivaient en Russie, la plupart engagés dans des entreprises minières ou métallurgiques du bassin du Donets. Avec plus de 166 entreprises, la petite Belgique est le premier investisseur étranger dans le vaste Empire de tsars: 41% des capitaux étrangers étaient d'origine belge. Parmi les nombreuses entreprises de tramways, les usines métallurgiques et les ateliers de textiles, un secteur frappe l'œil: les mines de fer, les charbonnages et la création du Donbass suivant "la fièvre russe" qui régnait sur la bourse de Bruxelles dans les années 1890.

Dès 1850, le gouvernement russe met en place un programme ambitieux de développement industriel. Ayant stabilisé la valeur du rouble, la Russie mène une politique commerciale protectionniste, équilibrée par d'immenses commandes de fer et d'acier liées à l'achèvement du réseau ferroviaire. Le but est d'attirer les capitaux étrangers -et le savoir-faire. La découverte des gisements de charbon et de minerai de fer dans le bassin du Donets facilite les choses. En 1877, le métallurgiste écossais John Hughes fonde une premiére entreprise dans les steppes. Le succès du pionnier est tel qu'un village de 6.000 ouvriers, baptisé Yuzovka (l'actuelle Donetsk) apparaît sur la carte.

En même temps, la Belgique, un des premiers pays européens à adopter une économie industrielle fondée sur le charbon, la métallurgie et la technologie des chemins de fer, sort elle-même d'une longue période de crise (1873-1882). Pour les investisseurs déçus, mais aussi pour les ingénieurs et les entrepreneurs, cet eldorado vient au bon moment. La première à réagir est la firme Cockerill, grand exportateur en Russie, qui voit son marché principal menacé par les tarifs de plus en plus prohibitifs. En 1886, elle fonde la Société Dniéprovienne du Midi de La Russie. Trois ans plus tard, les premiers rails sortent de l'usine à Enakievo, près d'Ekaterinoslav (Dniepropetrovsk), bientôt surnommé le "Seraing russe".

La Dniéprovienne est un joint-venture avec une aciérie russo-polonaise, ce qui garantit à Cockerill un marché de 25% des rails dans l'empire. L'entreprise connaît un succès formidable: sur une capitalisation de 13 millions de francs-or belges les actionnaires reçoivent 5,5 millions en dividendes pendant les cinq premières années, 13 millions vers 1900). Afin de consolider sa position, Cockerill crée l'entreprise minière Almaznaïa (près de Krivoï Rog) et les Chantiers navals de Nicolaieff. Les bonnes nouvelles font première page dans les journaux boursiers belges, et le cours des actions Dniépro à Bruxelles passe de 500 à 6700 francs-or belges.

La fièvre de l'or noir

En 1892, une nouvelle crise financière en Belgique provoque un véritable exode vers le bassin du Donets. La Société générale, les aciéries d'Angleur, Espérance-Longdoz, Ougrée et la Providence se hâtent vers la Russie pour copier la formule Cockerill et achètent des concessions minières. La France aussi, comme le Royaume-Uni et l'Allemagne, déjà bien établi en Russie sur le plan des finances et du commerce, entrent la course industrielle.

Lougansk, Kharkov et Ekaterinoslav, les noms évoquent chez les investisseurs un optimisme qui ressemble à celle de la fièvre de l'or en Californie… ou pourrait-on mieux le comparer au boom des actions technologiques des années 1990? Contrairement à la Dniéprovienne, les entreprises des années 1890 ne sont pas assurées de commandes garanties par l'Etat, alors que la compétition pour les gisements et l'impatience des actionnaires poussent les prix des concessions vers la hausse … mais le cours des actions grimpe lui aussi.

En 1899, les investisseurs étrangers contrôlent 45% de l'économie russe. Le pourcentage s'élève à 72% dans les secteurs des mines et de la métallurgie. Le bassin du Donets est l'incontestable centre des activités économiques, regroupant presque la moitié des entreprises étrangères, en majorité belges: 17 charbonnages et mines de fer et 38 usines métallurgiques avec des succursales minières. Un recensement de l'industrie minière relève que les cinq entreprises belges principales emploient plus de 22.000 mineurs.

Sur le plan financier aussi, la prépondérance belge au Donets est impressionnante: 62% des capitaux étrangers investis dans la région sont d'origine belge. Les 55 entreprises belges citées représentent 27% des investissements étrangers en Russie, soit 12% du capital total investi dans l'économie russe. Les métallurgistes belges contrôlent 65% de la production russe d'acier et ont fait du Donbass un centre de l'industrie lourde en Russie.

La petite Belgique du Dousbass

Phénomène d'abord économique, la présence belge dans le bassin du Donets a aussi un effet profond sur le développement social et culturel. Avant 1890, les steppes de la Russie méridionale étaient vides, peuplées sporadiquement de bandes de Cosaques. Entre 1890 en 1900, la population de Ekaterinoslav triple, celle de Yuzovka est multipliée par cinq. Autour des entreprises, les logements des ouvriers se transforment en villages, équipés d'écoles, d'églises et des hôpitaux -comme le réclame la loi russe. Pour les ingénieurs et contre-maîtres belges, les entreprises construisent des villages séparés avec des maisons "style belge" à deux étages, des jardins, des parcs et des promenades, des théâtres, des casinos, un billard, un champs de tir, des facilités pour le tennis et -dans le cas du Yacht Club de la Dniéprovienne- pour le canotage.

De cette stricte séparation entre ouvriers russes et cadres belges, découle les conflits sociaux à venir. Quand le gouvernement est forcé en 1900 de suspendre les commandes d'acier, le rêve russe des investisseurs belges devient un cauchemar. Les énormes installations tout juste d'être achevées ne servent plus à rien, le prix de l'acier, de la fonte et du charbon diminue fortement et le cours des actions chute-l'Almaznaïa perd 90% de sa valeur boursière.

La Russie entre dans une crise longue et douloureuse. Plusieurs entreprises belges font faillite ou sont reprises par la concurrence. Les relations sociales entre une classe ouvrière russe mécontente et les cadres étrangers isolés ne cessent de détériorer, même si les événements de 1905 passent relativement inaperçus dans cette région isolée. La première guerre mondiale, l'occupation de la Belgique et la révolution bolchevique en 1917 mettront fin à la présence belge dans le Donets, laissant un héritage industriel toujours visible.

 

Bibliographie

W. Peeters & J. Wilson. L'industrie belge dans la Russie des tsars. Liège-Bruxelles, 1999;
W. Peeters "Ilots belges dans le steppes russes" dans A. Morelli Les emigrants belges Bruxelles, 1998;
E. Stols, Montagnes russes. Berchem, 1989; J.P. McKay, Pioneers for Profit. Chicago, 1970;
W.L. Blackwell, The beginnings of Russian industrialisation 1800-1860. Princeton, 1960;
J. Cordeweener, Contribution à l'étude de la crise industrielle du Donetz. Bruxelles, 1902.Russie méridionale. Bruxelles, 1907.

Par Wim PEETERS