Longtemps perçus comme des alliés naturels au sein de l’Union européenne, les quatre pays membres du groupe de Visegrád (V4, réunissant Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie) affichent aujourd’hui des positions de plus en plus divergentes, notamment face à la guerre d’ampleur en Ukraine.
Si la Pologne et la République tchèque se sont jusque récemment illustrées par leur soutien résolu à Kyiv, en accord avec le reste de l’UE, la Hongrie et la Slovaquie ont défendu au cours des dernières années des positions ambivalentes, voire critiques à l’égard des choix européens. Ces divergences, nourries par des trajectoires politiques et des calculs géopolitiques distincts, mettent à l’épreuve la viabilité du V4 en tant que groupe de coopération régionale.
Une rupture stratégique en Europe centrale
Ancrées dans des considérations historiques, stratégiques et économiques, ces divergences redéfinissent les équilibres politiques en Europe centrale alors que l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a profondément reconfiguré les dynamiques diplomatiques européennes : si l’UE était déjà traversée par de multiples tensions internes, cette guerre a permis à la fois d’afficher une indéniable unité communautaire, tout en mettant en lumière une fracture particulièrement marquée au sein du V4.
D’un côté, la Pologne et la République tchèque ont soutenu fermement Kyiv (du moins jusqu’aux élections des 3-4 octobre 2025 en République tchèque), appelant à une réponse européenne coordonnée et s’inscrivant dans un ancrage atlantiste assumé. De l’autre, la Hongrie de Viktor Orbán et, depuis fin 2023, la Slovaquie sous le gouvernement de Robert Fico, ont adopté une posture de prudence voire d’opposition explicite à certaines orientations européennes, en particulier sur les livraisons d’armes à l’Ukraine, les sanctions à l’encontre de Moscou et l’élargissement de l’OTAN. Ce clivage, désormais structurel, affaiblit le groupe de Visegrád en tant que cadre de coordination régionale cohérente, et soulève la question de sa pérennité à moyen terme.
Dès février 2022, la Pologne s’est imposée comme un soutien central de Kyiv, accueillant plus de 1,9 million de réfugiés ukrainiens ayant demandé l’asile, une protection temporaire ou une protection nationale. En parallèle, Varsovie a plaidé pour un durcissement des sanctions contre la Russie, prônant notamment un embargo sur les importations de pétrole brut russe par voie maritime (celui-ci est entré en vigueur en décembre 2022). Varsovie a évalué cette guerre à travers le prisme de son histoire : la Russie est traditionnellement vue comme une menace existentielle pour la Pologne, héritage de siècles de tensions avec l’Empire tsariste puis l’Union soviétique. Cette approche a conduit le gouvernement polonais à investir massivement dans la défense du pays, affichant l’ambition de consacrer 5 % de son PIB aux dépenses de défense d’ici 2026. L’arrivée au pouvoir de Donald Tusk en décembre 2023 a en outre marqué une inflexion, non sur le soutien à l’Ukraine, mais sur la posture de la Pologne au sein de l’UE : son gouvernement, soucieux de rétablir l’État de droit après huit années de gouvernance du PiS (Droit et Justice), cherche depuis à regagner la confiance de Bruxelles tout en renforçant l’ancrage atlantiste du pays. Des tensions persistent toutefois, émanant de certaines institutions encore influencées par le PiS. Ainsi, depuis la victoire de la coalition pro-européenne lors des élections législatives d’octobre 2023, la Pologne n’est pas parvenue à lever les blocages liés à la présidence d’Andrzej Duda, en poste depuis 2020 et dont les prérogatives incluent un droit de veto législatif. L’élection de Karol Nawrocki en juin 2025 a inauguré une nouvelle phase de cohabitation entre un Président conservateur, proche du PiS et eurosceptique, et un gouvernement engagé dans une stratégie de rapprochement avec Bruxelles et Kyiv.
Stratégies hongroise et slovaque : une posture de distanciation face à la ligne euro-atlantique
La Hongrie de Viktor Orbán prétend, elle, maintenir une posture de relative « neutralité » vis-à-vis de la guerre en Ukraine. Budapest refuse en fait tout envoi d’armes à Kyiv et s’oppose à certaines sanctions européennes contre la Russie, notamment l’interdiction des importations de pétrole russe via l’oléoduc Droujba ; avec la Slovaquie, elle a d’ailleurs obtenu une exemption sur cette interdiction. L’alignement partiel sur Moscou s’explique en effet notamment par une dépendance énergétique structurelle : en 2020, la Hongrie importait près de 85 % du gaz qu’elle consomme de Russie. Les circonstances faisant loi, cette dépendance tend à se réduire : en mars 2024, Budapest a signé un accord avec l’opérateur croate de pipelines JANAF pour acheminer 2,1 Mt de pétrole via la Croatie d’ici fin 2025, remplaçant ainsi près d’un tiers de ses importations traditionnelles en provenance de Russie.
Mais, au-delà de ces considérations économiques, la position hongroise s’inscrit surtout dans une vision géopolitique plus large. V. Orbán, défenseur d’un « illibéralisme » assumé, accuse l’Europe occidentale de prolonger le conflit en Ukraine à travers la conception d’un « plan de guerre » visant à maintenir l’engagement de l’armée ukrainienne dans un conflit prolongé avec la Russie. Il prétend donc assumer une approche pragmatique, fondée sur le maintien d’un canal de communication avec Moscou et Pékin, estimant qu’une Europe trop alignée sur Washington risquerait de voir ses intérêts propres marginalisés.
Cette posture a accru les tensions avec les partenaires européens. Depuis 2022, Budapest a été abondamment critiqué pour ses blocages répétés des aides militaires à l’Ukraine et son opposition à l’élargissement de l’UE. En décembre 2024, les relations entre Varsovie et Budapest se sont encore tendues, lorsque la Hongrie a accordé l’asile à l’ancien vice-ministre polonais de la Justice Marcin Romanowski, poursuivi par le gouvernement Tusk.
Ce recentrage stratégique s’observe également en Slovaquie, selon des modalités différentes. Après avoir soutenu Kyiv durant les premiers mois de la guerre, la Slovaquie a opéré un revirement avec le retour au pouvoir de R. Fico à l’automne 2023. Rejetant l’« escalade » militaire et dénonçant les effets des sanctions européennes sur l’économie slovaque, R. Fico a interrompu les livraisons d’armes à l’Ukraine et appelé à une position « plus équilibrée » vis-à-vis de Moscou, au nom d’une rhétorique souverainiste qui masque difficilement un positionnement favorable à un compromis avec la Russie. Cette ligne politique suscite en outre de fortes tensions internes, notamment avec la présidente sortante Zuzana Čaputová, qui incarne une ligne pro-européenne et solidaire de Kyiv. L’élection en mai 2025 de son successeur Ivan Korčok, ancien diplomate atlantiste, pourrait accentuer cette division au sommet de l’État et freiner l’alignement stratégique avec la Hongrie.
À l’inverse, la République tchèque, fidèle à son ancrage euro-atlantique, s’est jusqu’ici positionnée comme l’un des piliers du soutien militaire à l’Ukraine. Le gouvernement de Petr Fiala a rejoint dès janvier 2024 une initiative conjointe d’achat de munitions, en partenariat avec plusieurs États membres, et a depuis plaidé pour une ligne dure à l’égard de Moscou. La convergence avec Varsovie sur les questions de sécurité, d’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN, ainsi que sur la nécessité d’une posture ferme vis-à-vis de la Russie, a placé Prague dans un tandem stratégique clair avec la Pologne, à rebours de la dynamique slovaco-hongroise. Toutefois, la performance du populiste de droite Andrej Babiš lors les élections législatives des 3-4 octobre 2025 pourrait faire basculer Prague dans le camp de Bratislava et de Budapest, plus favorable aux idées de Moscou.
Les répercussions de la guerre sur la coopération régionale et européenne
Si les divergences ne se limitent pas à une opposition sur la guerre en Ukraine, celle-ci met néanmoins en question la viabilité du groupe de Visegrád. Autrefois perçu comme un espace de coopération sur les questions économiques et migratoires, ce bloc régional se trouve aujourd’hui fragilisé par l’absence de consensus entre ses membres.
Force a été de constater le net réalignement de la Slovaquie sur la Hongrie depuis le retour au pouvoir de R. Fico en tant que Premier ministre. Celui-ci a immédiatement interrompu les livraisons d’armes à Kyiv depuis les stocks d’État, a appelé à un cessez-le-feu rapide et a décidé de bloquer le 18ème paquet de sanctions européennes contre la Russie (sommet européen de Bruxelles le 26 juin 2025). Ce rapprochement stratégique entre Hongrie et Slovaquie incarne l’émergence d’un front centre-européen favorable à une forme de « désescalade » diplomatique et de recentrage national, qui s’oppose à l’approche atlantiste et sécuritaire jusqu’ici portée par le tandem polono-tchèque. Ainsi, Bratislava a d’abord décidé de ne pas rejoindre la Coalition des volontaires qui s’est structurée au cours de l’été 2025 en soutien à Kyiv et a rejeté l’hypothèse d’une participation slovaque à une éventuelle mission de paix en Ukraine.
Cette recomposition régionale a des conséquences directes sur les rapports de force au sein de l’UE. La Pologne cherche à consolider son rôle de leader régional en plaidant pour une accélération du processus d’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN, un engagement réaffirmé par D. Tusk lors du sommet de Vilnius en juin 2025 mais fragilisé à la fois par l’élection de K. Nawrocki et par le revirement prévisible de Prague, qui pourrait l’isoler des partenaires du V4.
Sur la scène européenne, c’est la Hongrie qui se trouve actuellement la plus marginalisée, du fait de son opposition aux sanctions contre la Russie et de son conflit prolongé avec Bruxelles sur le respect de l’État de droit. En effet, 10,4 Mds€ de fonds européens sont gelés depuis 2022 dans le cadre de la Facilité pour la reprise et la résilience (RRF), faute de réformes jugées suffisantes en matière de justice et de lutte contre la corruption.
Une recomposition durable des alliances en Europe centrale ?
Les dissensions qui traversent aujourd’hui le groupe de Visegrád reflètent une reconfiguration des alliances en Europe centrale. Si la Pologne et la Hongrie partageaient autrefois une méfiance commune envers le fédéralisme européen, cette convergence s’est effritée : depuis l’arrivée de D. Tusk, Varsovie a réintégré une posture euro-compatible et atlantiste, rompant avec la logique souverainiste du PiS. Dans le même temps, Budapest s’enferme dans une critique frontale des institutions de l’UE. La Slovaquie semble plus hésitante au regard des règles de fonctionnement de l’UE, défendant une neutralité stratégique et refusant d’inscrire la région dans une logique d’affrontement prolongé. Les dernières élections en République tchèque pourraient rebattre les cartes au sein de ce V4 dont la cohérence peine de plus en plus à convaincre.
Vignette : Sommet des Premiers ministres du V4 à Košice (Slovaquie, novembre 2022). Copyright : gov.pl.
* Macha Toustou est étudiante en Master de Relations Internationales parcours politique internationale (co-habilité entre Sorbonne Université et Paris Panthéon-Assas).