Le Kirghizstan, dans l’antichambre de la démocratie?

Le Kirghizstan est connu pour ses attraits touristiques, notamment le lac Issyk-Kul, mais il demeure encore l’un des pays les plus pauvres de cette région et a vu sa renommée ébranlée par les tragiques événements qui ont secoué le pays entre mars et juin 2010.


Ce petit territoire enclavé aux confins des hauts plateaux (90 % du relief s’élève à plus de 1 500 mètres d’altitude) jouxte, au sud, la province chinoise du Xinjiang et le Tadjikistan; au nord - le Kazakhstan ; à l’est - l’Ouzbékistan. La vallée de la Ferghana, riche en minerais et source de tension avec le voisin ouzbek, s’étend aussi sur une partie de son territoire. Le Kirghizstan est également l’un des passages importants du trafic de drogues et d’armes en provenance d’Afghanistan, et de biens de consommation chinois. Un contexte à l’origine de bien des maux et des troubles qui agitent cet Etat depuis la fin du 20ème siècle.

Trois révolutions, trois pouvoirs, une démocratie ?

Comme la plupart de ses voisins, l‘Etat kirghize s’est construit, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, sur la captation des revenus de ses ressources minérales: or, uranium, charbon, pétrole et eau. Ce fonctionnement, où sphères économiques et politiques sont imbriquées, bloque le développement économique depuis dix ans. Chaque coup d’Etat, en 2000, 2005, puis en 2010, a été le fruit d’un mécontentement populaire grandissant face à la mainmise de quelques clans sur les richesses nationales.

En 2005, alors que la Révolution des Tulipes se voulait « démocratique » et annonçait la fin des abus d’Askar Akaev, les proches du nouveau Président issu du sud du pays, Kurmanbek Bakiev, ont à leur tour pris le contrôle de la manne minière.

Depuis lors, outre des faits de corruption notables, le coût de la vie n’a cessé d’augmenter, alimentant une nouvelle insatisfaction des Kirghizes. Fin 2009, les impôts sur les petites et moyennes entreprises ont été augmentés. Début 2010, de nouvelles taxes sur les télécommunications sont apparues. Le plus grand fournisseur d’électricité du pays, privatisé en 2009 au bénéfice d’un proche de K. Bakiev, a doublé ses prix. Le tarif du gaz de ville a, quant à lui, été multiplié par quatre, alors que les hivers sont extrêmement rudes. Comme en 2005, la rue a fini par se faire entendre, conduisant, une nouvelle fois, au renversement du pouvoir en place, le 7 avril 2010.

Aussitôt propulsée à la tête du gouvernement provisoire, Roza Otounbaeva a été nommée porte-parole du Front uni (rassemblant tous les partis d’opposition). Connue pour avoir été un membre influent du Parti communiste pendant l’ère soviétique, elle avait obtenu le premier poste d’ambassadeur du Kirghizstan aux Etats-Unis ; et a été l’une des assistantes du Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. Cette assise internationale lui donne une certaine légitimité face aux deux grands partenaires du Kirghizstan, les Etats-Unis et la Russie, sans être pour autant suffisante pour obtenir un franc soutien de leur part. Dès son arrivée, elle a annoncé qu'une nouvelle Constitution, visant à renforcer les pouvoirs du Parlement, serait soumise à référendum le 27 juin 2010, et que des élections démocratiques auraient lieu avant la fin de l’année.

Pourtant, dans la nuit du 10 au 11 juin, le pays bascule dans la guerre civile. Le gouvernement provisoire tarde à réagir, pris par ses engagements de non-violence (lors des émeutes du mois de mars, K. Bakiev avait ordonné de tirer sur la foule, faisant entre 70 et 90 morts. Un traumatisme que le gouvernement provisoire n’oubliera pas et qui paralysera son action). Ensuite, les ordres donnés à l’armée et à la milice, le 11 juin, ne sont pas tous suivis d’effet, surtout dans le sud du Kirghizstan. Après un appel vers Moscou resté sans réponse, Roza Otounbaeva finit par mobiliser les réservistes kirghizes du nord, au risque d’intensifier les tensions interethniques. Le couvre-feu est décrété le 13 juin. Il prend fin le 25. Depuis Minsk où il s’est réfugié le 16 avril, Kurmanbek Bakiev appelle au calme et au boycott du référendum. Au total, 400 000 personnes auraient été déplacées pendant ces semaines d’anarchie. Les dernières estimations font état de 200 morts environ et de plus d’un millier de blessés..

Malgré ce drame humain, le référendum a plébiscité à 90 % la nouvelle Constitution (avec une participation de 70 %). R. Otounbaeva est ainsi devenue Présidente légitime de la République kirghize jusqu’à la fin 2011.

Retour sur image: le Kirghizstan en Asie centrale

Le Kirghizstan est peuplé de 5 millions d’habitants, dont la moitié vit dans le sud. 66 % sont Kirghizes, 14 % - Ouzbeks, 12 % - Russes et environ 6% Tadjiks et Ouïgours. Ces différentes ethnies sont pour la plupart musulmanes sunnites et vivent ensemble depuis des siècles. Les Kirghizes sont, traditionnellement, un peuple rural et nomade, tandis que les Ouzbeks sont majoritairement citadins et commerçants.

Le régime soviétique semble avoir créé à partir des années 1920 le terreau des futures tensions : d’une part, via la définition de frontières territoriales, laissant à dessein des poches d’ethnies minoritaires dans chacun des nouveaux Etats d’Asie centrale; d’autre part, via une discrimination politique, les Kirghizes d’origine ouzbèke étant de facto privés d’accès aux postes clés du pouvoir politique.

Les premières tensions entre Ouzbeks et Kirghizes remontent aux années 1980, tandis que les premiers affrontements ont lieu en 1990, à Och. Les Ouzbeks, qui représentaient alors environ 30 % de la population, s’inquiètent de leur statut de minorité et souhaitent voir leur langue reconnue officiellement, au même titre que le russe et le kirghize. Les Kirghizes, eux, réclament au Comité central du PC des terres, occupées par les Ouzbeks, pour construire de nouveaux logements. La décision de Moscou répond aux demandes des Kirghizes, mais délaisse les revendications ouzbèkes. Certains analystes considèrent que le KGB aurait laissé la situation se dégrader à dessein, pour éviter que la république pacifique du Kirghizstan ne se transforme en démocratie. Moins d’une génération plus tard, il n’est pas difficile de raviver les mémoires pour exacerber les tensions et déstabiliser le pays.

Les témoignages renforcent aujourd’hui l’hypothèse d’une orchestration des massacres des mois de mai-juin 2010: l’apparition rapide d’armes au sein de la population, le versement d’argent aux initiateurs des pogroms, la présence de snipers… Reste à déterminer qui exactement a initié ces pogroms et dans quel but.

Le Kirghizstan au cœur d’enjeux régionaux et internationaux

Le Kirghizstan est le seul pays d’Asie centrale à accueillir à la fois des bases militaires américaine et russe. Dans le cadre de la « guerre globale contre le terrorisme », les Etats-Unis avaient, en effet, installé, trois mois après les attentats du 11 septembre 2001, une base de l’US Air Force à Manas. Peu après, la Russie avait ouvert sa propre base militaire, non loin de là. K. Bakiev a largement joué de la rivalité entre les deux Etats, au point de, finalement, agacer les deux puissances intéressées.

Lors de son arrivée au pouvoir, Roza Otounbaieva a invité les Etats-Unis à prendre position contre le régime de son prédécesseur; appel laissé sans réponse, probablement en raison de la proximité de Washington avec le pouvoir précédent et de la complexité de la situation. Simultanément, la nouvelle chef d’Etat a sollicité l’aide de Moscou mais le Kremlin a, lui aussi, refusé d’intervenir. La Russie a tout de même proposé au Kirghizstan 300 millions de dollars au titre d’une aide immédiate à la stabilisation.

Situation plus complexe avec le voisin ouzbek

Depuis 1992, la priorité de Tachkent est à la stabilisation et au renforcement du pouvoir interne. Les diasporas ouzbèkes chez les voisins sont perçues avec défiance. Les tensions avec le Kirghizstan se sont même intensifiées en 1999, après la seizième tentative d’attentat contre le Président Islam Karimov. A la suite des émeutes d’Andijan, en mai 2005, les relations entre les deux voisins se sont encore détériorées.

L’enjeu principal pour I. Karimov demeure cependant la question de l’eau: le Kirghizstan souhaite construire une usine hydroélectrique à Kambar-Ata (en février 2009, les autorités russes s’étaient engagées à la financer à hauteur de 1,3 milliard d’euros), pour développer sa capacité et son indépendance énergétiques. L’Ouzbékistan est farouchement opposé à ce projet, y voyant une menace pour l’approvisionnement en eau de toute la partie orientale de son territoire, et en particulier de la riche vallée de Ferghana.

Réaction de l’Ouzbékistan pendant les émeutes de juin 2010

Pendant les émeutes d’Och et Djalal-Abad, se tenait à Tachkent un sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai. A cette occasion, et conformément à l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), l’Ouzbékistan, comme la Russie, ont choisi de ne pas s’interposer dans un conflit de nature nationale.

L’Ouzbékistan a tout de même ouvert ses frontières, brièvement, du 12 au 14 juin 2010. Entre 50 000 et 75 000 réfugiés ouzbeks (femmes et enfants uniquement) ont été accueillis dans des camps et, pour certains, dans des familles, à Andijan, Ferghana et Namangan, près de la frontière kirghize. Aucun d’entre eux n’a été autorisé à sortir de cette zone. D’un commun accord, semble-t-il, avec le gouvernement provisoire kirghize, tous ont été « renvoyés » au Kirghizstan, deux jours avant le référendum.

L’instabilité politique et la faiblesse du pouvoir à Bichkek est perçue à Tachkent comme une menace réelle pour la sécurité de l’Ouzbékistan. A cet égard, cette crise ne contribue pas à apaiser la défiance d’I. Karimov envers un voisin doté de velléités démocratiques.

La carte des influences régionales sera sans doute redessinée dans les mois à venir. Les soutiens de la Russie et des Etats-Unis, mais également de la Chine (prête à financer, au besoin, les infrastructures du pays) seront déterminants pour l’avenir du Kirghizstan. En effet, le gouvernement provisoire paraît bien faible, composé d’un patchwork d’opposants au Président sortant privés de véritable levier économique (les caisses de l’Etat ont été vidées par K. Bakiev avant son départ). La coalition formée à la suite des élections législatives du 10 octobre va permettre d’apprécier la viabilité d’un régime parlementaire dans un pays où la corruption des députés est une tradition bien ancrée.

 

Par Géraldine LEMBLE-PAVLOV

Sources principales :
www.ferghana.ru
http://kommersant.ru

Photographie : Place Ala-Too à Bichkek (© Samuel Carcanague, 8 avril 2010).

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