Le Nabucco, un projet voué à l’oubli

Depuis plusieurs mois, la Pologne peine à rallier ses partenaires européens autour de son projet d’acheminement de gaz de la mer Caspienne vers l’Europe : le Nabucco. Celui-ci n’intéresse plus personne. Plus que jamais, dans sa quête de l’indépendance énergétique, la Pologne voit ses ambitions déboucher sur un projet mort-né.


Bastien MerotLa Pologne semble mettre en veilleuse son plan de transport du gaz d’Azerbaïdjan via le port ukrainien d’Odessa, qu’elle a longtemps mis en avant dans les discussions avec ses partenaires européens. Et pour cause, les difficultés ne cessent de s’amonceler autour d’un projet qui, au départ, était censé assurer à Varsovie une plus grande indépendance énergétique.

Une année mouvementée

En 2010, des événements ont fortement hypothéqué les chances de voir un jour le Nabucco surgir de sous terre. Tout d’abord, en Ukraine, le projet n’est plus à l’ordre du jour. Le retour au pouvoir à Kiev du leader pro-russe Viktor Ianoukovitch, après sa retentissante victoire à l’élection présidentielle du début du mois de février, a permis aux autorités ukrainiennes de régler leur différend gazier avec leur grand voisin. L’Ukraine a pu bénéficier de prix avantageux en échange d’une concession de taille: en cédant à la Russie le stationnement de sa base militaire à Sébastopol, en Crimée, jusqu'en 2042, soit 25 ans de plus que prévu, V.Ianoukovitch a obtenu un rabais de 30 % sur les prix du gaz russe.

Rien ne dit que Kiev ne fera pas d’autres « cadeaux » à son puissant voisin russe. La déclaration de Boris Kolesnikov, le vice-président du Parti des régions, la formation au pouvoir, en dit long sur les intentions du gouvernement ukrainien. Selon ce dernier, l’Ukraine « a toutes les chances de devenir le principal pays de transit » du South Stream[1].

De même, les récents bouleversements qu’a connus la Pologne ne sont guère propices à la mise en œuvre du Nabucco. Les conservateurs, qui ont beaucoup misé sur ce projet, présenté comme un outil important dans la politique orientale polonaise, ont perdu du terrain face à leurs rivaux libéraux. Les rangs du parti Droit et Justice des frères Lech et Jaroslaw Kaczynski ont été décimés dans le crash de l’avion présidentiel dans la région de Smolensk, le 10 avril 2010. Outre le président L. Kaczynski, des figures connues pour leur opposition à un rapprochement avec la Russie, comme le vice-président de la Diète Krzysztof Putra ou l’ex-ministre de la Défense Aleksander Szczyglo, ont péri dans l’accident.

Gare au diktat énergétique de la Russie 

Varsovie ne cache pas son ambition de convaincre ses partenaires européens de réduire la dépendance du continent, surtout de sa partie centrale et orientale, à l’égard du gaz russe. Pour ce faire, le pays plaide depuis plusieurs années pour la construction du projet Nabucco. Ce gazoduc de 3 400 kilomètres doit relier les pays producteurs de la mer Caspienne à l’Autriche via la Turquie, sans passer par la Russie, pour rejoindre plus tard le sol polonais grâce à une bretelle que projette de construire le groupe gazier polonais PGNiG[2]. Le pipeline est appelé à approvisionner le sud de l’Europe ainsi que la partie centrale du continent, en gaz et pétrole de gisements se trouvant en dehors de la Russie. De cette façon, la dépendance de l’Europe à l’égard du gaz russe serait grandement réduite.

Les propositions polonaises sont mises à rude épreuve par la Russie. Le tube Nabucco, dont la mise en service était initialement prévue pour 2013, est soumis à des critiques virulentes. Nombre d’experts ne le jugent pas rentable, à moins d’être aussi alimenté par du gaz russe ou iranien. Selon le Département américain de l’énergie, « Aucun des trois pays nouvellement indépendants et riverains de la Caspienne, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan et le Kazakhstan, n’atteint 2 % des réserves mondiales de gaz ». (Mais par ailleurs, les données de British Petroleum[3] indiquent des réserves de gaz mondiales de 4,3 % pour le Turkménistan fin 2009). Cette lacune arrange les pourfendeurs du Nabucco, souvent des personnalités liées aux projets de Gazprom. Le géant énergétique russe est impliqué dans la construction de deux «tuyaux»: South Stream, qui reliera la Russie à la Hongrie et à l’Italie, et Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne.

La discorde gagne l’Union européenne

L’un des objectifs des États européens est d’assurer leur approvisionnement gazier, ce qui pousse certains membres de l’Union européenne à s’engager dans des partenariats avec la Russie, suscitant ainsi l’ire de la Pologne. En même temps, depuis le début, le projet défendu par Varsovie pour la construction du Nabucco rencontre les réticences de plusieurs pays en Europe qui n’acceptent pas la nécessité de la construction du pipeline.

Moscou, qui souhaite conserver le monopole de Gazprom sur la vente de gaz à l'Europe, défend bec et ongles son projet de construction du pipeline South Stream pour relier la mer Caspienne jusqu’en Bulgarie, en passant par la mer Noire. L’énergie serait ainsi acheminée jusqu’au sud de l’Italie. Même si le South Stream demeure en concurrence directe avec Nabucco, l’Italie y voit une façon efficace d’assurer son approvisionnement en gaz naturel. Le partenariat italo-russe bénéficie, du reste, du soutien du gouvernement de Silvio Berlusconi qui s’est attelé à convaincre l’Union européenne de la fiabilité du projet. Moscou compte sur l’aide de Rome pour convaincre l’UE de débourser pour le South Stream ses fonds destinés au projet Nabucco (environ 200 millions d’euros).

Un autre État membre de l’UE affiche ouvertement son intérêt pour le second projet de Gazprom: l’Allemagne. Avec près de 40 % de ses approvisionnements provenant de Russie, l’Allemagne est le pays européen qui a le plus à gagner à entretenir de bonnes relations avec Moscou. Ses entreprises sont déjà liées à Gazprom et participent au consortium Nord Stream présidé par l’ex-chancelier Gerhard Schröder. Il est donc de notoriété publique que l’Allemagne est très intéressée par la finalisation du projet. La chancelière Angela Merkel a multiplié les déclarations en faveur du projet germano-russe, comme à la mi-octobre 2007 quand elle annonça : « Nord Stream est un projet politiquement désirable. »

Ce projet, qui relie l’Allemagne à la Russie sous la Baltique en évitant la Pologne et la Biélorussie, empoisonne les relations entre Berlin et Varsovie. Pour Berlin, Nord Stream est censé assurer de façon fiable les importations européennes. Les Allemands considèrent aussi que le Nord Stream est stratégique, alors que le Nabucco est traité comme une voie de diversification parmi d’autres. L’Allemagne estime que les trois grands « tuyaux » à l’étude ou en construction doivent recevoir un soutien européen.

La solidarité européenne face aux visées russes 

À Bruxelles, on plaide pour un renforcement des interconnexions gazières et la mise en place d’un marché intérieur qui réduiraient les risques de coupure. Les pays ayant des stocks importants aideraient les zones plus vulnérables en temps de crise. Ce plan prévoit le versement de 250 millions d’euros à la Banque européenne d’investissement (BEI) pour des prêts aux entreprises engagées dans Nabucco, dont le coût est estimé à 8 milliards d’euros.

Bien qu’elle cherche à tout prix à diversifier ses sources, l’Union européenne tire encore un quart de ses approvisionnements en gaz naturel de la Russie. C’est plus de 40% du total de ses importations. De peur d’un renforcement de la dépendance vis-à-vis de la Russie, l’UE a décidé de revoir sa politique énergétique, telle que résumée dans l’Analyse stratégique de la politique énergétique de la Commission européenne[4], rendue publique le 10 janvier 2007. Suivant cette logique, le 13 novembre 2008, la Commission européenne a élaboré un document intitulé « Garantir l’avenir énergétique », englobant un ensemble de mesures répertoriées comme essentielles pour la sécurité énergétique de l’UE dans un livre vert sur les réseaux d’énergie, dont un plan d’interconnexion pour la région balte, ainsi que des interconnexions gazières et électriques adéquates traversant l’Europe du Centre et du Sud-Est selon un axe nord-sud. Sous la pression de la Russie, qui y a vu une menace, les pays de l’UE ne sont pas parvenus à mettre en application ces directives. Par conséquent, le tracé du Nabucco tarde à montrer ses contours.

Il est évident que les pays membres de l’UE ont des intérêts divergents en matière de politique énergétique. Au mois d’avril 2008, Claude Mandil a proposé un rapport sur la sécurité énergétique, intitulé « Sécurité énergétique et Union européenne », dans lequel il estime que « deux interconnexions sont particulièrement indispensables pour l’exercice de la solidarité responsable et doivent recevoir une impulsion décisive : l’alimentation en gaz de la Pologne et l’alimentation en énergie des pays baltes »[5]. Selon l’ancien directeur général de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la finalisation du Nord Stream passe par la construction d’une bretelle de quelques dizaines de kilomètres reliant l’est de l’Allemagne à l’ouest de la Pologne. « Il semble que cette idée soit au point mort, chaque partie soupçonnant l’autre des plus noires arrière-pensées », regrette-t-il.

Les critiques du rapport Mandil ciblent particulièrement le gouvernement polonais. D’après lui, Nabucco « a été décrit de façon simpliste et agressive par plusieurs voix européennes puissamment encouragées par les États-Unis comme le moyen pour l’Europe d’échapper aux crises associées à la domination de Gazprom ». Cette approche, d’après Mandil, n’a pas eu l’effet escompté.

Les arguments de Varsovie

Une partie de l’explication se trouve peut-être dans les chiffres : les importations de gaz russes sont égales à zéro en Espagne, mais représentent quasiment 100 % des importations de gaz en Pologne. Les craintes polonaises ont été ravivées par la propension de la Russie à utiliser ses exportations de gaz comme moyen de pression sur ses voisins, notamment l’Ukraine et la Biélorussie. Moscou y perçoit une sorte de « levier politique ». Lorsque l’Ukraine vit l’élection d’un gouvernement pro-occidental, Gazprom s’empressa d’augmenter les prix du gaz qu’il lui livrait, la menaçant même de couper ses approvisionnements, menaces mises à exécution dès janvier 2006. En Pologne, les querelles épisodiques qui s’en suivirent entre la Russie et l’Ukraine sur le prix du gaz russe sont restées dans les mémoires.

Dans sa stratégie de revendication d’une véritable solidarité européenne, la partie polonaise se base sur la clause du Traité modificatif de Lisbonne sur la sécurité et la solidarité énergétique. Avant le sommet de l’UE de décembre 2007, le Premier ministre Tusk déclara : « Il faut convaincre tous nos partenaires au sein de l’UE pour qu’ils traitent très sérieusement la clause, ainsi que l’intention, comprises dans le Traité modificatif sur la solidarité énergétique ». Le paragraphe adopté en octobre 2007 prône la responsabilité et la solidarité au sein de l’UE, deux vertus qui tardent à s’installer durablement dans la politique énergétique européenne, même si l’article 11b du traité sur l’Union européenne stipule : « Les États membres œuvrent de concert au renforcement et au développement de leur solidarité politique mutuelle. Ils s’abstiennent de toute action contraire aux intérêts de l’Union ou susceptible de nuire à son efficacité en tant que force de cohésion dans les relations européennes ». L’article 11b est systématiquement brandi par la partie polonaise dans ses revendications.

La perception polonaise de la dépendance énergétique

Les réticences de la Pologne à l’égard des projets russes sont significatives. Aucun autre pays d’Europe orientale et centrale ne s’oppose aux projets de Gazprom avec le même degré de virulence que la Pologne. À titre de comparaison, la Hongrie a adhéré au projet de construction du South Stream prôné par Moscou, même si la société magyare MOL a pris des engagements envers le projet Nabucco.

Si Varsovie s’oppose avec une telle véhémence au Nord Stream, cela est lié à la stratégie de Gazprom qui exige à chaque fois de détenir une position majoritaire dans ses partenariats, ce qui accroît le risque d’une pression sur les gouvernements nationaux de la part de Moscou. Zeyno Baran, la directrice de l’Hudson Center for Eurasian Policy, suggère qu’« en entrant dans des sociétés mixtes avec des sociétés et entreprises publiques européennes du secteur de l’énergie, Gazprom tisse des liens commerciaux solides avec des entités exerçant une profonde influence en matière de politique intérieure ».

En outre, la Pologne estime que le gazoduc South Stream, contournant l’Ukraine par le sud, est une menace directe pour Nabucco, jugé prioritaire et stratégique par ce pays. En effet, l’éventualité de la construction du South Stream et de sa capacité à répondre à une part substantielle des futurs besoins à court et moyen termes des pays consommateurs pourrait décourager les investisseurs de miser sur Nabucco. Pour les Polonais, c’est toute la politique énergétique de leur pays qui est menacée.

La classe dirigeante est consciente que le transport des hydrocarbures est une carte entre les mains du Kremlin, d’où les demandes incessantes pour une action commune de l’Union européenne en matière de sécurité énergétique. Lorsque, dans les derniers mois de l’année 2007, Gazprom a essayé d’acquérir un réseau de 300 stations-service en Pologne dans le cadre d’une société à capital mixte avec la firme British Petroleum (BP), le Premier ministre de l’époque Jaroslaw Kaczynski a réagi avec vigueur : « Chaque expansion de Gazprom est, en ce moment, dangereuse ».

Le Nabucco, une idée abandonnée?

Plus de deux mois après la catastrophe aérienne qui a coûté la vie à une grande partie des élites polonaises, l’intronisation à la tête de l’État polonais, le 20 juin, de Bronislaw Komorowski, un fidèle allié du Premier ministre Donald Tusk, laisse présager une sortie de l’impasse «gazière». Certains y voient l’avènement d’une nouvelle ère dans les rapports polono-russes, les libéraux polonais étant plus enclins à coopérer avec le tandem Allemagne-Russie. La signature, dans les derniers jours du mois d’août, d’un accord gazier à long terme entre Gazprom et PGNiG pour des livraisons et du transit de gaz pourrait constituer un prélude à un rapprochement sur la ligne Varsovie-Moscou.

Dans les médias polonais, le Nabucco n’a plus la côte. Le récent appel de Piotr Naimski pour la mise en œuvre du Nabucco prend l’allure d’un cri de désespoir. L’entretien avec l’ancien conseiller du défunt président Lech Kaczynski a été publié le 10 juillet 2010 par le journal conservateur Nasz Dziennik, l’un des rares titres polonais qui daigne encore rappeler l’importance que revêt, pour l’État polonais, la construction du Nabucco. Néanmoins, c’est un secret de polichinelle que, pour Varsovie, les propositions de Gazprom sont une occasion alléchante de renflouer durablement les caisses de l’État. De là à prédire au Nabucco une mort précoce, il y a un pas que nombre d’observateurs pourraient allègrement franchir…

Notes :

[1] South Stream, d’une longueur de 2 000 kilomètres, a été lancé conjointement par la société russe Gazprom et l’entreprise italienne Eni. L’itinéraire de la branche nord devrait aller de la Bulgarie à la Hongrie en passant par la Serbie, puis gagner le nord de la péninsule alpine via l’Autriche et la Slovénie. Le Nord Stream, par contre, a été lancé conjointement par l’Allemagne et la Russie en contournant la Pologne et le Belarus.
[2] Le projet est soutenu par un consortium international de six compagnies, notamment la société allemande privée RWE, la firme hongroise MOL, ainsi que la compagnie OMV, contrôlée en grande partie par l’État autrichien.
[3] www.bp.com/liveassets/bp_internet/globalbp/globalbp_uk_english/reports_and_publications/statistical_energy_review_2008/STAGING/local_assets/2010_downloads/statistical_review_of_world_energy_full_report_2010.pdf.
[4] Communication de la Commission au Conseil européen et au Parlement européen: Une Politique Énergétique pour l’Europe, 1er et 10 janvier 2007 ; conclusions de la Présidence du Conseil européen de Bruxelles les 8 et 9 mars 2007, 2 mai 2007
[5] Rapport Mandil, « Sécurité énergétique et Union européenne : propositions pour la Présidence française », p. 15, consultable sur le site:
www.premier-ministre.gouv/IMG/pdf/8-04-21_Mandil_Rapport_au_Premier_ministre_final.pdf

Photographie : © Bastien Merot.

* Arezki Sadat est journaliste spécialisé dans les questions liées à l'Europe centrale et orientale.

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