Le pari réussi du soft power russe en Amérique latine

Si l’on entend beaucoup parler de l’influence russe en Afrique, il est plus rarement question de la stratégie de Moscou en Amérique latine. Pourtant, un net renforcement des liens y est observable, en particulier depuis 2014, qui s’appuie notamment sur un soft power russe efficace.


Les présidents argentin Alberto Fernández et russe Vladimir Poutine lors de leur rencontre au Kremlin, le 3 février 2022 Dans un contexte de sanctions occidentales suite à l’annexion de la Crimée par la Russie, les partenaires russes et latino-américains se sont bien trouvés. En quelques années, les échanges économiques se sont approfondis, et les ventes d’armes russes dans la région ont augmenté. Simultanément, Moscou a mis en œuvre une stratégie de soft power qui s’organise autour de deux axes principaux : une réflexion politique sur le monde et un investissement dans la culture et l’éducation.

Une réflexion politique sur le monde

Parce que l’Amérique latine est perçue comme une région importante pour les États-Unis, elle suscite également l’intérêt de la Russie qui souhaite y renforcer sa présence afin notamment d’y déployer son narratif géopolitique : son investissement en termes de réflexion sur la politique étrangère et sur l’état du monde vise à y réduire l’influence des Occidentaux, et plus particulièrement des États-Unis.

Le discours de Moscou sur la fin de l’hégémonie occidentale et la montée d’un monde multipolaire trouve un écho en Amérique latine. C’est le cas, notamment mais pas seulement, dans des pays traditionnellement liés à la Russie, tels que Cuba, le Venezuela et le Nicaragua. Cette connexion se reflète dans les discours de dirigeants latino-américains. L’ancien président chilien Sebastian Piñera (2010-2014 puis 2018-2022) estimait ainsi que « nous avons besoin de leadership et de collaboration multilatérale »(1), tandis que le président argentin Alberto Fernández note que les pays sont désormais « unis par le multilatéralisme ou dominés par la polarisation »(2). Ce dernier est généralement très critique concernant l’attitude de Washington vis-à-vis des pays d’Amérique latine : il estime ainsi que l’Organisation des États américains (OEA) a été utilisée comme gendarme pour faciliter un coup d’État en Bolivie en 2019(3) ; les États-Unis se seraient à cette occasion appropriés la direction de la Banque inter-américaine de développement, pourtant historiquement détenue par l’Amérique latine. Dans la région, la défiance ne cesse de croître à l’égard des États-Unis, accusés de s’imposer unilatéralement dans des décisions concernant l’Amérique latine et le monde.

Fait nouveau, des États dont les dirigeants déployaient traditionnellement une politique étrangère favorable à Washington sont en train de changer de bord. C’est le cas de la Colombie où, pendant des décennies, le pouvoir est resté aux mains de dirigeants pro-américains, tels Alvaro Uribe ou ses proches (dont Ivan Duque) ; or, le dernier scrutin, en juin 2022, a mené au pouvoir Gustavo Petro, nettement plus critique à l’égard de Washington. Cette évolution ne va pas sans inquiéter le gouvernement américain : on l’a constaté d’abord sous la présidence de Donald Trump, qui parlait de rétablir la doctrine Monroe et définissait ses adversaires en Amérique latine comme une « troïka de la tyrannie » (id est Cuba, le Nicaragua et le Venezuela), employant un vocabulaire de la guerre froide. La présidence de Joe Biden n'est pas moins inquiète de ces virages, ce dont attestent par exemple les commentaires des élites politiques rapportés par les médias et ceux des médias eux-mêmes lors de l’élection de Gustavo Petro.

Enfin, plusieurs États d’Amérique latine sont, d’une certaine façon, redevables à la Russie, car cette dernière leur a vendu son vaccin Sputnik V lors de la pandémie de Covid. Ainsi, l’Argentine, le Nicaragua, la Bolivie, le Paraguay et le Venezuela ont commencé par administrer ce vaccin à leurs populations, bien avant que les Occidentaux soient en mesure de proposer un quelconque soutien. Moscou est alors apparu comme un partenaire fiable. Le Président argentin a ainsi remercié à plusieurs reprises la Russie pour la vente de son vaccin, affichant cette redevabilité.

Un investissement dans la culture et l’éducation

L’investissement de la Russie via son soft power permet d’encourager l’imprégnation de ses idées dans les sociétés d’Amérique latine.

Cela passe d’abord par l’influence médiatique. La version espagnole de Russia Today a été lancée en 2009 et connaît une croissance rapide. Elle a désormais une audience proche de celle des médias américains dans la région, qui y ont pourtant historiquement une position forte. En 2018, l’audience de RT en Amérique latine s’est élevée à 17 millions de téléspectateurs, ce qui est trois fois plus qu’en 2015. Par ailleurs, certaines émissions locales promeuvent des valeurs et des visions compatibles avec celles de la Russie : c’est le cas, par exemple, de l’émission « Conversando con Correa », animée par l’ancien président de l’Équateur Rafael Correa et au cours de laquelle l’ex-chef d’État reçoit des personnalités politiques majeures en Amérique latine : l’ancienne présidente argentine et actuelle vice-présidente Cristina Kirchner, l’actuel président argentin Alberto Fernández, mais aussi Gustavo Petro, trois ans avant son élection à la tête de la Colombie...

Ce soft power russe passe également par la culture et la promotion de la langue russe en Amérique latine. La fondation Rousskiï Mir, créée en 2007 par décret présidentiel afin de promouvoir la langue russe à travers le monde, dispose de dix centres dans la région (deux en Argentine, un au Brésil, un au Pérou, un en Équateur, un au Costa Rica, un au Guatemala, un au Nicaragua, un à Cuba et un au Mexique). Rossotroudnitchestvo, agence fédérale pour la diaspora russe à l’étranger et la coopération internationale culturelle et en sciences humaines créée en 2008, dispose quant à elle de trois centres (en Argentine, au Pérou et au Chili) et a installé des représentations au sein des ambassades de Russie au Brésil, au Venezuela, à Cuba, au Mexique et au Nicaragua. En outre, l’Institut Pouchkine de langue russe a ouvert des filiales en Équateur, au Pérou et à Cuba. Le nombre de Latino-Américains qui apprennent le russe est ainsi en augmentation constante, même s’il reste somme toute encore modeste (on estime à 30 000 le nombre d’apprenants). L’Institut organise également des échanges lors de festivals régionaux, tels que la Feria Internacional del Libro à la Havane et la Feria Internacional del Libro à Mexico.

L’éducation se révèle un autre élément stratégique alors que, dans de nombreux pays d’Amérique latine, les études s’avèrent très coûteuses. De plus en plus de bourses sont octroyées aux étudiants latino-américains, dont la présence en Russie ne cesse d’augmenter : alors que 1 600 Latino-Américains étudiaient en Russie en 2011, leur nombre est passé à 4 400 en 2017. Ces étudiants sont majoritairement originaires d’Équateur, du Brésil et de Colombie. En 2017, l’augmentation du nombre d’étudiants latino-américains en Russie a été de 28 %, ce qui est le taux le plus haut parmi tous les étudiants étrangers en Russie. Ces bourses sont une véritable opportunité pour ces étudiants, leur offrant la perspective de meilleurs emplois, dont certains en Russie ou dans leur pays d’origine au sein d’entreprises russes. Par ailleurs, en 2019, la Russie a affirmé sa volonté d’étendre sa présence culturelle dans la région, en allouant un montant de 6 millions de roubles (soit environ 86 000 €) à un projet visant à promouvoir le système éducatif russe en Amérique latine, plus précisément dans quatre pays : le Chili, le Pérou, l’Argentine et la Bolivie. Cette stratégie d’investissement dans l’éducation s’appuie également sur la promotion du système éducatif russe : une exposition baptisée « Estudiar en Rusia » a été organisée en 2015 dans divers États du Mexique, suivie en 2018 d’une deuxième exposition intitulée « La educacion y la ciencia en Rusia », cette fois en partenariat avec douze universités russes. La stratégie semble s’être révélée payante, puisqu’en l’espace de trois ans seulement, le nombre d’étudiants mexicains en Russie a augmenté de 83 %.

Quelle(s) réaction(s) face à la guerre en Ukraine ?

Dans le contexte de guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine, cette stratégie de soft power peut évidemment influer sur le positionnement des pays latino-américains. En 2014, la Bolivie, Cuba, le Nicaragua et le Venezuela avaient refusé de voter une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’annexion de la Crimée ; l’Argentine, le Brésil, l’Équateur, le Paraguay, le Salvador et l’Uruguay s’étaient alors abstenus. En Argentine, un parallèle avait été fait par certains avec la situation prévalant avec les Malouines.

En février 2022, quelques jours avant que la Russie lance son « opération militaire » contre l’Ukraine, le président brésilien Jair Bolsonaro s’est rendu en Russie, suivi de peu par le Président argentin qui a alors estimé que son pays devait être la « porte d’entrée » de la Russie en Amérique latine. Depuis, les dirigeants latino-américains (Argentine, Mexique) ont exprimé leur inquiétude liée à cette guerre et appelé Moscou et Kyiv à négocier. Les pays latino-américains ont d’ailleurs majoritairement soutenu les résolutions des Nations Unies condamnant l’agression russe en Ukraine en mars (à l’exception de la Bolivie, du Nicaragua, de Cuba et du Salvador qui se sont abstenus, et du Venezuela qui n’a pas pu voter) et en octobre 2022 (sauf le Nicaragua qui a voté contre, une abstention de Cuba, Bolivie, Honduras, et la non possibilité de vote pour le Venezuela). Mais il n’est pas question de sanctions contre la Russie. Le président brésilien nouvellement élu Lula affirmait, quant à lui, en mai 2022 que Volodymyr Zelensky était « aussi responsable » de la guerre que Vladimir Poutine, critiquant l’attitude « bizarre »(4) du premier, tout en rappelant que la Russie n’aurait pas dû envahir l’Ukraine. Cuba, le Venezuela et le Nicaragua ont de leur côté publiquement dénoncé l’attitude de l’OTAN, estimant que son élargissement vers l’Est avait mené à la situation actuelle. Si les autres États de la région n’affichent pas de soutien à Moscou, leur relative neutralité ne les empêche pas de continuer à coopérer avec la Russie. Signe révélateur, les étudiants latino-américains présents en Russie y sont restés.

 

Notes :

(1) Discours du président chilien Sebastian Piñera à l’Assemblée générale des Nations Unies, 22 septembre 2022.

(2) Discours du président argentin Alberto Fernández datant du 9 juin 2022, lors de la cérémonie de fin du Sommet des Amériques (rencontre formelle des chefs d’État des pays d’Amérique du Nord, Centrale, du Sud et des Caraïbes. Voir Florencia Golender, « Unidos por el multilateralismo o dominados por la polarizacion, el contundente discurso de Alberto Fernandez » (Unis par le multilatéralisme ou dominés par la polarisation, le discours fort d’Alberto Fernandez), Crónica, 10 juin 2022.

(3) Op. Cit., Note 2.

(4) « On dirait qu’il fait partie d’un spectacle. Il est à la télé matin, midi et soir. […] Nous devrions lui dire sérieusement : tu es un bon humoriste, mais on ne va pas faire une guerre pour que tu puisses te donner en spectacle. Et nous devrions dire à Poutine : tu as plein d’armes, mais tu n’as pas besoin de les utiliser contre l’Ukraine. Allons discuter ! », interview « Lula talks to TIME about Ukraine, Bolsonaro, and Brazil’s Fragile Democracy », Time, 4 mai 2022.

 

Vignette : Les présidents argentin Alberto Fernández et russe Vladimir Poutine lors de leur rencontre au Kremlin, le 3 février 2022 (source : ministère argentin des Affaires étrangères, du commerce international et du culte).

 

* Emma Vazel est diplômée de Sciences Po Toulouse et étudiante de M2 en relations internationales à l’INALCO.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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