Le port pétrolier de Ventspils: une parabole des relations russo-lettones

À l’heure de la fermeture successive des oléoducs qui relient la Fédération de Russie à la Lettonie, quel est l’avenir du grand port d’exportation de pétrole de Ventspils ?


Par sa situation géographique, la Lettonie est une terre de transit. Elle se trouve notamment sur un axe d’exportation du pétrole russe qui a représenté plus de la moitié du transport maritime aux départs de ses ports entre 1991 et 2008 (plus de 400 millions de tonnes). Ce transport, qui génère taxes et investissements, et initie une activité de logistique et de maintenance des infrastructures, crée une forme de dépendance à l’égard de la Russie, qui contrairement au gaz, n’est pas liée à une consommation directe[1]. En effet, la quantité de pétrole en transit dépasse celle consommée sur place (32 millions de tonnes entre 1991 et 2008), et qui pour une grande part est importée de Lituanie: il s’agit de produits raffinés, destinés pour moitié au transport automobile.

Une transition réussie?

En Lettonie, les infrastructures du transit pétrolier remontent à l’époque soviétique. Les premiers terminaux pétroliers lettons sont inaugurés au début des années 1960 à Ventspils. Complétant l’acheminement par train, en 1968 est construit un oléoduc de pétrole brut d’une capacité de 16 millions de tonnes par an qui relie Polotsk en Biélorussie au port letton. Il s’agit d’une branche secondaire de Droujba, faisceau d’oléoducs qui approvisionnent l’Europe de l’Est, l’embranchement s’effectuant à Ounetcha en Russie. Un oléoduc de produits pétroliers est construit en 1971 sur le même parcours. Toutefois sa capacité de 5 millions de tonnes par an a toujours limité à moins de 10% la part correspondante de l’activité pétrolière du port. Enfin, en 1980, un nouvel oléoduc de pétrole brut, parallèle aux précédents jusqu’à la frontière lituanienne, est construit pour alimenter la raffinerie de Mazeikiai en Lituanie. Le tracé de ce «Corridor magistral pétrolier» franchit cinq frontières sur moins de 500 km. Entre-temps, la liaison Polotsk-Iaroslav a placé Ventspils au débouché du réseau d’oléoducs du nord-ouest de l’Union soviétique. Le record historique de transbordement est réalisé en 1983 avec 33 millions de tonnes.

Dans les années 1990, les ports d’exportation se retrouvent pour la plupart hors du territoire russe. Ventspils, dont l’activité est maintenue, reste le port privilégié pour l’exportation de pétrole brut sur la Baltique. Mais le secteur est réorganisé et privatisé. Naissent entre autres quatre entreprises: deux terminaux -Ventspils nafta, grande entreprise nationale pour le pétrole brut et Ventbunkers pour les produits raffinés-, un transporteur –LatRosTrans, détenu à 34% par l’entreprise nationale russe TransNefteProdukt et à 66% par Ventspils nafta- et une structure d’investissement, Latvijas Naftas Tranzits, détenue à 50% par Ventbunkers.


Terminal de transbordement des produits raffinés Ventbunkers à Ventspils (© Eric Le Bourhis, 2009).

Du fait de la fermeture temporaire mais répétée des oléoducs (Ounetcha-Polotsk de 1992 à 1994; oléoduc de produits raffinés Polotsk-Ventspils en 1998…), les terminaux pétroliers de Ventspils se réunissent en 1997 pour financer l’amélioration de leur accessibilité par le train, et les chemins de fer lettons assument une part croissante du transport de produits raffinés. Entre 1996 et 2000, le transport d’hydrocarbures au départ de Ventspils est d’environ 26 millions de tonnes par an, dont 14 de pétrole brut, acheminées par oléoduc, et 12 de produits raffinés dont 9 sont acheminées par train et 3 par oléoduc. Le corridor letton est alors regardé par la Banque mondiale comme le plus rentable et le mieux équipé. En 1998, devant les perspectives de développement de Ventspils et le faible diamètre des tubes, est lancé un projet de liaison directe par oléoduc avec la Russie qui ne sera toutefois jamais réalisé. Ventspils, en 2000, est encore le premier port de la mer Baltique. Avec 15% des exportations d’hydrocarbures en provenance de Russie, c’est également le deuxième port pétrolier russe.
Toutefois, les statistiques montrent que l’Estonie reprend progressivement une part de ce transport: dès 1998 et ce jusqu’à aujourd’hui, ses ports dépassent les ports lettons dans le transbordement de produits raffinés, et de 1999 à 2006, la Russie détourne une partie du pétrole brut vers ce pays[2].

La Russie privilégie le golfe de Finlande

Mais la réorientation du pétrole vers le golfe de Finlande ne s’arrête pas là. A partir de 1999, la Russie opère un resserrement progressif des terminaux d’exportation vers le territoire national, comme pour d’autres produits en transit. Primorsk (pour le pétrole brut) et Vyssotsk (pour les produits raffinés) sont choisis comme débouchés du Système d’oléoducs de la Baltique, qui devient alors le premier objectif de la politique russe d’exportation énergétique. Avec l’inauguration du terminal de Primorsk en 2001, le volume des exportations de pétrole brut depuis Ventspils est divisé par deux en un an. Puis, à l’heure de la privatisation et dans un contexte de négociations tendues, la Russie ferme de manière définitive, en 2003, l’oléoduc de pétrole brut Polotsk-Ventspils.
Du point de vue letton, les pertes sont grandes pour les deux parties. Ainars Slesers, ministre des Transports de 2002 à 2006, déclare alors: «Si la Russie accepte d’essuyer des pertes, c’est seulement pour montrer qui décide». Globalement, le transbordement de pétrole brut à Ventspils (les autres ports lettons n’en exportent pas) s’effondre à moins de 3 millions de tonnes, et la part du pétrole dans le transport maritime du port passe alors de 76% en 2001 à moins de 60% à partir de 2005. La crise de 2003 a ainsi révélé la fragilité du port de Ventspils où le pétrole ne coule plus; la Lettonie réalise alors que la plus grande entreprise de transport du pays, LatRosTrans, a perdu beaucoup de son importance.

Nonobstant, une nouvelle plate-forme ferroviaire est construite sur le port, Ventspils nafta est restructuré et la ligne de train Rezekne-Ventspils devient la grande voie lettone d’exportation du pétrole: elle représente la moitié du fret ferroviaire, en premier lieu pour le pétrole.
Mais, même au printemps 2007, lors de la signature du traité frontalier entre les deux pays dont les relations se sont largement améliorées, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, explique que si le raccordement de la Lettonie au Nord Stream est en bonne voie, le retour du pétrole dans le tube Polotsk-Ventpils, en revanche, n’a pas d’avenir. «Les entreprises russes ne montrent pas d’intérêt particulier pour ce projet» puisque la Russie entend utiliser au maximum ses propres côtes[3].
Globalement, si la part du ferroviaire dans le transit pétrolier a augmenté, entre 2000 et 2007 la part du pétrole dans le transport ferroviaire a décru de 50% à 37%, et dans le transport maritime de 60% à 37%, ce que les décisions russes n’ont fait qu’accentuer.

En 2006, le ministère letton des Transports, dans les Principes au développement des transports 2007-2013, avait clairement identifié le risque de fermeture du tube de produits raffinés Polotsk-Ventspils et c’est précisément ce qui se produit en juillet 2009, lorsque la Biélorussie ferme l’oléoduc de produits raffinés pour des raisons techniques: selon elle, l’opérateur russe, Zapadtransnefteprodukt, n’a réparé avant la date limite imposée du 17 juillet que le quart du millier de défauts constatés. Il est vrai que l’oléoduc est en mauvais état: deux défauts sur la section biélorusse ont occasionné en 2007 de graves pollutions, dont le déversement de 120 tonnes de pétrole dans un affluent de la Daugava; deux nouvelles fuites ont par ailleurs été constatées en Lettonie durant les quatre premiers mois de 2009. Alors que Riga montre sa hâte de voir l’oléoduc réparé, le dossier semble aujourd’hui bloqué à Minsk, dans un contexte de boycott russe de produits biélorusses et de conflit entre la Russie et la Biélorussie[4].

Dès lors, la fermeture du tube devient un prétexte pour le ministre russe des Transports, Igor Levitine, pour annoncer que «La Russie a pris la décision (…) de déplacer le transit pétrolier vers le port d’Oust-Louga. Cette année, la Russie fera partir d’Oust-Louga le premier tanker de produits raffinés». Il s’agit de la seconde phase –hâtée- du projet russe de contournement des Etats baltes et de la Biélorussie, dont la construction a commencé en juin 2009. Support d’une reconfiguration progressive du transit de pétrole russe en région baltique, elle comprend la construction d’oléoducs reliant Oust-Louga à Ounetcha et à la raffinerie de Kirichi, ainsi que la construction à terme d’une raffinerie sur le site même d’Oust-Louga. Aussi, à la question de savoir si le trafic pourrait reprendre à Ventspils, le ministre répond: «Ventspils a perdu les avantages qui justifiaient que la Russie exporte ses marchandises précisément par ce point. (…) Je pense que cette question n’est plus aussi actuelle qu’auparavant»[5].

Le désengagement de l’Etat letton à Ventspils

A vrai dire, les années 2000 ont vu le désengagement progressif de l’Etat à Ventspils, dans les faits et dans les discours. Les parts de l’Etat dans le capital de Ventspils nafta ont été vendues aux enchères en 2006 après trois ans de débat. La Russie s’était alors montrée intéressée, ce qui avait soulevé un grand vent de panique dans l’opinion publique, créé des désaccords entre ministères et entre actionnaires du secteur, et fait de Ventspils un problème national: fallait-il négocier avec la Russie ou appeler l’Ouest à l’aide?
C’est alors qu’Ainars Slesers avait fait connaître son célèbre point de vue sur la nécessité d’un rapport pragmatique à la Russie. En réalité, considérant qu’il s’agissait d’un conflit des actionnaires dans lequel l’Etat ne doit pas s’immiscer, il est l’un des principaux instigateurs de l’abandon de Ventspils. Selon lui, la cession des parts de l’Etat à des investisseurs russes n’était pas problématique: Ventspils était encore utile à la Russie, et celle-ci reprendrait le transit à un moment ou à un autre. Point de vue soutenu de façon générale par les grands entrepreneurs du pays, en particulier par l’oligarque et maire de Ventspils, Aivars Lembergs. De même, suite à une réunion ministérielle à Moscou en 2005, Valdis Dombrovskis, conseiller du ministre de l’Economie (et actuel Premier ministre), expliquait, au sujet du transit, que la Russie pourrait utiliser la Lettonie «comme les Etats-Unis utilisent l’Irlande». Finalement, ce fut Euromin Holdings, une entreprise chypriote liée à la Russie, filiale du groupe néerlandais Vitol, qui racheta ces parts.

Délaissant partiellement Ventspils à des intérêts russes non maîtrisés, l’Etat soutient probablement davantage le port de Riga, comme cela apparaît dans le Plan de développement national 2007-2013 (ministère du Développement régional, 2006) qui favorise à tous les points de vue la croissance et le développement de la capitale. Ce port multifonctionnel est le plus grand port d’importation du pays depuis 1991. Le fait que ses exportations (principalement des containers et des produits pétroliers non traditionnels) soient en croissance continue depuis 1995 et que l’ancien ministre des Transports ait été choisi en juillet 2009 comme premier adjoint au maire de Riga et comme président du port autonome de Riga n’est certainement pas le fruit du hasard. Les déclarations récentes de ce dernier quant au développement futur du port de Riga confirment le pari fait par la Lettonie sur celui-ci pour conserver sa part du transit russe.

Le Plan national des transports pour la période 2007-2013 prenait bien en compte le développement des ports russes, et même s’il reconnaissait la place prépondérante du pétrole russe dans le transit, il n’y voyait aucune perspective de développement. Les objectifs imposés portaient sur la recherche de compétitivité, la recherche de nouveaux clients en Eurasie et le développement du container. Les deux grands ports nationaux se voyaient ainsi assigner des cibles éloignées du transit pétrolier: développement du trafic passager à Ventspils et croissance globale du port à Riga.

Les projets de diversification de Ventspils

Devenu bon gré mal gré un repoussoir au développement du port de Riga, Ventspils n’a plus qu’une solution: trouver de nouveaux partenaires, chose ardue lorsqu’on sait que la quasi totalité des voies d’exportation passe par la Russie et que Moscou se garde le premier choix –la Russie a en particulier jusqu’à aujourd’hui imposé au transit chinois de passer par Saint-Pétersbourg.
Dans ce contexte, l’Asie centrale est vue de Lettonie comme un partenaire potentiel d’importance. En témoigne le voyage du gouvernement letton en 2008 au Kazakhstan, en Ouzbékistan, et au Turkménistan, dont le thème était bien sûr la possibilité d’établir des relations bilatérales sous l’œil bienveillant de Moscou.

Toutefois, et le fait est nouveau, les deux dernières options qui émergent en 2009 pour Ventspils contournent la Russie. En avril 2009, en effet, la raffinerie lituanienne de Mazeikiu nafta (renommée depuis Orlen Lietuva) manifeste son intention d’exporter des produits pétroliers par les ports lettons de Ventspils et Riga, par oléoduc ou par train. «Nous voulons réduire nos dépenses de logistique car la situation actuelle, alors que nous transportons nos produits pétroliers [par train] jusqu’à Klaipeda […], est trop coûteuse. Nous cherchons des alternatives plus économiques et espérons que l’exportation par la Lettonie sera moins chère» annoncent alors les dirigeants de l’entreprise. Le ministre lituanien de l’Energie, Arvydas Sekmokas, explique également l’intérêt que peut représenter le port de Ventspils pour la raffinerie lituanienne. Ventspils serait en effet relié à la raffinerie par un oléoduc dont l’utilisation permettrait l’importation de pétrole brut ou l’exportation de produits pétroliers[6].

D’autre part, le ministre des Transports, Kaspars Gerhards, lors de sa visite en Azerbaïdjan en août 2009, a invité ouvertement ce pays à utiliser les capacités de transit de pétrole de Ventspils. Une étude en cours tenterait de démontrer la faisabilité d’un parcours de transit via la Géorgie, la mer Noire, l’Ukraine (oléoduc Odessa-Brody) et la Biélorussie, facilitée par l’hostilité actuelle –à différents degrés- que manifestent ces trois pays à l’égard de la Russie[7].

[1] En 2004, les sources de l’énergie consommée en Lettonie étaient des sources renouvelables locales (34,5%, dont 28,5% de bois, 5,5% d’hydroélectrique), des hydrocarbures (28,5%), du charbon (1,5%), du gaz russe (31%) et de l’électricité importée (3,5%).
[2] www.pub.stat.ee
[3] Aivars Ozolins, «L’intérêt de la Lettonie pour la Russie», Diena, 21 avril 2007.
[4] «L’approvisionnement de Ventspils en combustible diesel est interrompu du fait d’un conflit entre la Russie et la Biélorussie», Diena, 22 juillet 2009.
[5] Juris Palders, «Selon le ministre russe des Transports, il faut utiliser la crise», Neatkariga Rita Avize, 29 juillet 2009.
[6] «Pour faire des économies, Mazeikiu nafta veut réorienter ses exportations vers Ventspils et Riga», BNS, 15 avril 2009.
[7] Ilze Eida, «On va chercher des possibilités d’élargir la coopération avec l’Azerbaïdjan», revue de presse du ministère letton des Transports, 7 août 2009.

Source graphiques : Latvijas Statistika.
Photographie : Eric Le Bourhis (2009)