Le serbo-croate : langue morte ou vivante ?

La dislocation de l'ancienne Yougoslavie a entraîné celle de sa langue, le serbo-croate. Le bosniaque, le croate et le serbe sont des symboles nouveaux pour des identités nouvelles.


Dans la perspective volontariste d'affirmer son existence, chaque Etat issu de la Yougoslavie socialiste nomme à présent sa propre langue. Telle est la logique de tout pays souverain. C'est dans ce processus que les langues bosniaque, croate, serbe ou monténégrine sont devenues des instruments réels d'identification nationale. La langue est le symbole de la culture, de l'identité. Avec derrière elle une longue tradition d'écriture, la langue est le reflet de l'histoire. Aujourd'hui, la Serbie parle le serbe, la Croatie le croate, la Bosnie-Herzégovine trois langues : le bosniaque, le serbe (en « République serbe ») et le croate (en « Herceg-Bosna »). Tout citoyen de ces espaces peut donc à l'heure actuelle se définir comme polyglotte.

Une langue, puis deux, puis trois, puis quatre ?

Les ressemblances entre les trois langues sont pourtant bien plus nombreuses que les différences. C'est pourquoi au sens linguistique, on peut dire que le serbo-croate est UNE langue. L'écriture cyrillique des Serbes et des Monténégrins reste certes difficile pour les Croates qui utilisent l'alphabet latin, mais l'intercompréhension demeure encore presque parfaite à l'oral.Lors des « Accords de Novi Sad » de 1954, le serbo-croate était établi en tant que langue unique avec deux prononciations. Les textes officiels de l'ancienne Yougoslavie étaient donc tous écrits en serbo-croate. Il n'en demeure pas moins que chaque République avait son dialecte régional, sa spécificité linguistique qui tendra au fil des années à devenir spécificité symbolique d'identités différentes.

En 1967, était publiée par les chaires universitaires croates la « Déclaration sur le nom et la situation de la langue littéraire », qui revendiquait la publication des textes émanant des organes fédéraux dans LES QUATRE LANGUES littéraires des peuples yougoslaves : serbe, croate, slovène et macédonienne. Le sentiment d'appartenance à travers la langue se dessinait déjà. Quand le nationalisme gagne la langue, celle-ci passe d'un moyen de communication à un instrument d'identification, voire un instrument de division. Car en traitant des langues, on traite des gens qui les parlent.

Le serbe et le croate au service des pouvoirs

La langue croate est la langue officielle de la Croatie, mais aussi celle des Croates de Bosnie. Selon la même logique de répartition linguistique, la langue serbe est la langue officielle des Serbes de Serbie, de Croatie et de Bosnie.

En affirmant parler croate et non pas serbo-croate ou plutôt croato-serbe (comme on l'appelait à Zagreb), les Croates s'identifient comme Croates et non plus comme Yougoslaves. De même, en éliminant l'épithète croate, les Serbes affirment leur identité nouvelle. Il s'agit en effet pour chaque Etat de choisir une variante différente, la plus éloignée possible de celle des « autres ». C'est à partir de 1991 que le serbo-croate commence à se débarrasser des tournures qui unifiaient cette même langue et que les traits distinctifs tant du serbe que du croate se renforcent, de façon à ce que les deux langues « deviennent » de plus en plus différentes. S'il s'y applique, un Croate peut rendre son discours difficile à comprendre pour un Serbe, qui peut en faire tout autant.

Des « dictionnaires de différences » commencent à paraître. Ainsi en 1999, de nombreuses universités européennes reçoivent le Dictionnaire différentiel des langues serbe et croate. On y trouve une série de mots prétendument utilisés en Serbie mais qu'aucun Serbe n'a jamais entendus. Ainsi « décourager » se dirait en serbe « dekurazovati » (qui dit cela en Serbie ?), en croate « obeshrabriti ». Certes, les différences lexicales existent : le Croate dira « kruh » (pour « le pain »), le Serbe « hleb ». Mais ne tombons pas dans une vulgarisation d'utilisation archaïque ou néologique de termes depuis longtemps oubliés ou pas encore nés. Il reste néanmoins vrai que chaque Etat prône de plus en plus son unicité lexicale. Les enfants croates apprennent par exemple à l'école qu'un avion ne se dit plus « avion » (trop yougoslave et international), mais « rakoplov », littéralement « chose flottant dans l'air » en croate.

C'est dans ce registre linguistique que Miro Kacic publie en 2000 Le croate et le serbe - Illusions et falsifications. Il y insiste sur les différences entre LES langues serbe et croate. Depuis les années 80, et plus encore 90, les livres de grammaire et dictionnaires unilingues croates affluent. Citons, entre autres, le Cours pratique de croate littéraire édité à Zagreb en 1979, La formation de mots en croate littéraire / Esquisse d'une grammaire, paru en 1986, La syntaxe du croate littéraire / Esquisse d'une grammaire, édité également à Zagreb en 1991. En Serbie aussi, les dictionnaires unilingues ou bilingues de ces dernières années incluent dans leur titre l'adjectif serbe uniquement.

Une nouvelle langue est née : le bosniaque

Les Bosniaques/Musulmans définissent leur langue maternelle comme étant le bosniaque, qui est d'ailleurs devenue l'une des trois langues officielles de la Bosnie-Herzégovine. Il s'agit là d'une création toute récente qui date des lendemains des « accords de Dayton ». Comme pour le serbe et le croate la politique linguistique vise à rendre la langue bosniaque différente. Les « turquismes » déjà présents dans l'ancienne variante vont ainsi se développer pour faire de cette nouvelle langue un nouveau moyen d'identification.

Et le monténégrin ?

Au Monténégro, nombreux sont ceux qui affirment que la langue monténégrine existe bien et constitue une entité séparée du serbe. Pourtant cette République fait encore partie de la configuration politique et linguistique yougoslave. Certes, les différences entre les parlers serbe et monténégrin existent. Ainsi, le Serbe appellera son grand-père « ded », le Monténégrin, lui, dira « djed ». Mais une différence de prononciation et d'accent est-elle suffisante pour créer une autonomie linguistique ? Que la volonté d'indépendance au Monténégro soit grande, cela est certain. Que la volonté, voire la reconnaissance d'une langue propre aide à cette indépendance, cela n'est pas moins sûr. Il serait difficile de dire aujourd'hui à un Croate ou un Serbe nationalistes qu'ils parlent serbo-croate. Car si le serbo-croate était le symbole d'une nation, le serbe, le croate, le bosniaque et le monténégrin sont à présent les symboles de nouvelles identités.

Mais s'il est vrai que le terme « serbo-croate » n'est plus utilisé dans les documents officiels d'aucun Etat issu de l'ancienne Fédération yougoslave, il peut être intéressant de relire les paroles du grand écrivain croate Miroslav Krleza : « Le croate et le serbe sont la même langue que les Croates nomment le croate, et les Serbes le serbe ».

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Entretiens
« Quelle est votre langue ? »

Aleksandar, étudiant serbe
Je parle serbe, j'ai toujours parlé serbe. A l'école, on avait officiellement des cours de serbo-croate, mais on disait tous qu'on allait en cours de serbe. Je suppose qu'en Croatie les élèves disaient eux aussi qu'ils allaient en cours de croate.

Le serbo-croate n'existe plus. La Croatie est un Etat indépendant avec sa Constitution et sa langue, le croate. Qui en Croatie parle aujourd'hui serbo-croate au croato-serbe ? Avant la guerre, il était possible de parler serbo-croate, aussi parce qu'il était possible de communiquer.

Si le serbo-croate était le symbole de l'ancienne Yougoslavie, alors la langue serbe est à présent le symbole de la Serbie et de l'actuelle Yougoslavie. Toute langue est à mon sens représentative d'un peuple. Si j'étais amené à parler avec un Croate, je m'efforcerais de parler une langue compréhensible, sans utiliser un jargon local. J'ai 28 ans, je connais donc des termes purement croates pour les avoir appris à l'école où lors de mes voyages en Croatie. Mais les enfants d'aujourd'hui apprennent à l'école des mots qui n'existaient même pas il y a dix ans. Et à ce rythme, on verra bientôt naître des dictionnaires bilingues serbo-croates et croato-serbes.

Maja, étudiante croate
En ce qui me concerne, je suis Croate et je parle croate. Je partage les opinions d'Aleksandar, mais appliquées à ma langue. Il est vrai que lorsque Aleksandar et moi communiquons, on pourrait dire qu'on parle serbo-croate. Mais chacun de nous parle sa propre langue, croate et serbe, même si au bout du compte on arrive à un mélange qui pourrait se nommer le serbo-croate. Mais je tiens à parler ma langue, quitte à utiliser des termes nouveaux qui la constituent. Car c'est elle qui demain me représentera ici et ailleurs.

Milos, étudiant serbe
Moi, je parle serbo-croate. Il s'agit d'une langue et d'une seule qui ne peut pas se diviser en deux, trois, quatre sous prétexte de la présence de dialectes et variantes régionales. A ceux qui utilisent leur langue comme moyen d'identification, je dis que l'histoire, la littérature, et même le drapeau sont peut-être des moyens de reconnaissance plus plausibles. La langue est aujourd'hui instrumentalisée par l'Etat, qui lui-même utilise le peuple. Aujourd'hui, le serbo-croate est à mon sens inscrit dans une réalité linguistique qui ne peut s'effacer.

Par Veronika VUKADINOVIC
Vignette : « hleb » ou « kruh » (Pohoto libre de droits, attribution non requise).
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