Le sport au pays des Soviets. Un éclairage à travers le journal L’Auto durant l’entre-deux-guerres

Père biologique du célèbre titre sportif L’Équipe, le quotidien L’Auto jette dans l’entre-deux-guerres des regards furtifs sur le sport en URSS. Ce désintérêt manifeste porté au sport pratiqué à l’Est recouvre en fait une problématique éminemment politique. Si bien qu’au gré des bouleversements internationaux de la seconde moitié des années 1930, L’Auto doit revoir sa position. 


Dans la fabrique d’une culture sportive de masse en France, l’imprimé fondé en 1900 par Henri Desgrange occupe une position monopolistique. Ce succès s’accompagne d’un apolitisme clamé encore et toujours par ses contributeurs. Une posture pourtant difficile à tenir au moment d’évoquer le sport en URSS. Le sujet est épineux, les mots sont comptés et couchés avec soin. La raison? Une institution créée en 1921, l’Internationale Rouge Sportive[1], dépendante des orientations idéologiques politiques du Komintern[2] à partir de 1923, et qui régit entièrement le sport soviétique jusqu’en 1937.

Les Spartakiades internationales, concurrence des Jeux olympiques

Après la Grande Guerre, les Jeux olympiques sont dénoncés par les gauches européennes comme des olympiades «bourgeoises», chauvines et nationalistes. L’URSS prépare un tout autre type de compétition internationale, les Spartakiades, du nom de l'esclave romain Spartacus, figure historique. L’objectif est de faire apparaître les progrès et le caractère révolutionnaire de la culture physique en URSS[3]. Quand le premier volet s’ouvre en 1928, l'attitude de L'Auto est très réservée. La première mention faite de l’événement précise que «Cette Spartakiade serait organisée pour concurrencer les Jeux olympiques d’Amsterdam»[4]. Le droit de réponse accordé un mois plus tard à M.Meunier, secrétaire de la Fédération sportive du travail –la section française de l’IRS-, est publié dans un registre critique. Le journaliste ironise sur l’incohérence des propos tenus par le dirigeant, en contradiction avec le discours véhiculé depuis Moscou. Par ailleurs, seules l’annonce d’une réunion pré-olympique à la FST et l’étude d’un programme de préparation des athlètes précèdent l’événement. Quant au déroulement de la Spartakiade, il ne donne lieu qu’à un entrefilet évaluant le nombre de participants et de spectateurs massés sur la place Rouge avant le coup d’envoi des épreuves.

Une deuxième Spartakiade est prévue au début des années 1930 à Berlin. L’Auto reste muet à ce sujet, et le demeure lorsqu’au niveau national les manifestations sportives ouvrières de Lyon (juillet 1932) et Strasbourg (août 1933) préparent l’édition internationale à venir. Seulement, dès l’année 1933 se pose de manière accrue le problème de la représentation internationale pour l’organisation d’une telle compétition. Le régime national-socialiste d’Adolf Hitler anéantit la section sportive ouvrière allemande, tandis que les fédérations autrichienne et tchécoslovaque du sport rouge sont touchées. En janvier 1934, le Conseil suprême de la culture physique doit annoncer la suppression des épreuves. Dans le journal sportif, la seule référence à la Spartakiade berlinoise se fait à travers les comptes-rendus du congrès de la Fédération internationale d’athlétisme, qui interdit à ses affiliés d’y participer, une fois de plus en raison du caractère concurrentiel qu’elle revêt face à aux Jeux olympiques de Los Angeles de 1932. Sans nul autre commentaire, d’ordre sportif ou politique.

Sport et politique, une frontière respectée?

Suivie par des envoyés spéciaux de la presse occidentale, la Spartakiade est l’une des rares occasions pour le sport soviétique de se révéler à un public sortant du cadre restreint et orienté du sport rouge. En effet, ce dernier reste une entité à part généralement ignorée par la presse traditionnelle qui s’intéresse aux Jeux olympiques, aux prouesses d’athlètes de leur pays ou aux grands matches internationaux de football. Au cœur de L’Auto, il est peu surprenant de voir surgir le nom des Spartakiades, mais dans un cadre intrinsèquement sportif où il est simplement fait mention d’une performance réalisée lors de cet événement par un athlète reconnu au sein des fédérations dites bourgeoises. La presse sportive semble donc faire le choix de ne pas relayer les manifestations du sport rouge sous prétexte de défendre l'apolitisme du sport. Si les journaux de droite ne sont pas plus bavards, c’est parce qu’au cours de l’entre-deux-guerres, ils cultivent un anticommunisme croissant. Finalement, les journalistes qui se déplacent dans les stades du sport soviétique travaillent presque exclusivement pour la presse de gauche. Paul Guitard rédige par exemple des articles pour L'Humanité lors de la Spartakiade moscovite de 1928.

Le silence gardé à propos des Spartakiades par L’Auto permet de s'interroger sur son rôle dans la transmission des informations sportives d’un événement à caractère propagandiste. La logique apolitique supposerait que l’épisode soit relaté sans rapporter les aspects politiques. Les athlètes soviétiques n’ont rien à envier à leurs rivaux occidentaux, et des comparaisons pourraient légitimement être opérées à ce niveau. Or, il n’en est rien, puisqu’aucun compte-rendu ne vient alimenter les colonnes du quotidien sportif durant la compétition. Face à ce constat, il est possible d’avancer que la véritable raison de cette censure est une question de concurrence médiatique[5]. Pour s'imposer comme le journal sportif incontournable, L'Auto décide de suivre la voie de la neutralité, qui est alors pour ce quotidien une façon de se distinguer d’une presse plus politisée. Ici, le choix de l'apolitisme répondrait donc à une logique purement économique. Par cette voie, l’entreprise de presse ne nourrit pas de débat et contourne le risque de perdre une partie de son lectorat.

L’Auto au pays des Soviets: entre fascination et défiance

Du 7 au 30 août 1934, Robert Perrier –une plume aiguisée du quotidien– dresse un vaste portrait de l’URSS sportive intitulé «Le sport au pays des Soviets»[6]. D’emblée, le constat est rude et partial: «Je ne ferai pas une découverte en déclarant que l’URSS est gouvernée par un système dictatorial, auprès duquel ceux de Mussolini et de Hitler sont d’une relative douceur». Le journaliste s’étonne alors des mots du président du Conseil supérieur géorgien de l’Éducation physique qui pointe les prétendues carences du système politique et social occidental. De manière générale, il importe de remarquer le découplage opéré dans les interprétations politique et sportive de l’action soviétique. La première laisse transparaître animosité et perplexité de la part du quotidien. Les sentiments d’ordre, de cloisonnement et de décalage civilisationnel dominent les discours. En ce qui concerne la seconde, l’utilisation des loisirs de l’ouvrier est perçue comme faisant l’objet d’un souci constant des dirigeants de l’Union soviétique. Dans ce domaine, les conclusions et suggestions destinées aux dirigeants du sport français sont univoques et incisives.

En réalité, un problème de taille subsiste. Il s’agit de celui de la reprise des relations sportives internationales. Ayant partie liée avec les organisations du sport ouvrier du monde entier, l’URSS s’est moralement engagée à ne jamais participer aux meetings internationaux des fédérations dites «capitalistes». Les contacts avec le sport bourgeois restent très limités pour deux raisons principales: l’URSS n’est membre d’aucune fédération sportive internationale officielle, et souffre également de l’ostracisme de gouvernements de certains pays qui refusent de délivrer des visas aux sportifs soviétiques. Faisant état des difficultés rencontrées par le sport travailliste en Europe occidentale, en termes d’effectifs et de dynamisme, L’Auto pousse un cri d’alarme et condamne cet «illogisme déconcertant». L’interview réalisée un an plus tard auprès de M.Andreïev –président du Conseil supérieur ukrainien de l’Éducation physique– venant confirmer la faiblesse des travaillistes, traduit encore plus cette nécessité. L’Auto précise que le rapprochement à effectuer ne doit pas être le simple apanage des dirigeants soviétiques. Désormais, le regard des Occidentaux sur l’oursese doit changer!

Stratégie du «Front uni» et changement de perception

Après l’annulation de sa Spartakiade allemande, l’IRS charge la FST d’organiser à Paris à l’été 1934 un «Rassemblement international des sportifs contre le fascisme et la guerre». Le revirement tactique effectué par l’Internationale communiste en mai 1934 se concrétise donc sur la scène sportive. Le changement de cap est perceptible. L’Auto consacre à l’événement une couverture fournie et régulière. Si le quotidien se garde de commenter la visée politique de cet événement, il s’intéresse en premier lieu à la valeur sportive des athlètes soviétiques. Il en vient même à associer la valeur de leurs réalisations physiques au projet socialiste! L’IRS procède à une nouvelle appréciation de l’olympisme tout en menant la lutte contre la tenue des Jeux de 1936 à Berlin. C’est dans cette optique que le projet de l’Olympiade populaire de Barcelone est lancé. Il s’agit non seulement de la première manifestation sportive à laquelle sont conviées les sections des deux Internationales sportives ouvrières –IRS et ISOS–, mais aussi du premier événement auquel entendent participer des athlètes affiliés aux grandes fédérations internationales. À l’aube de cette manifestation, le Rassemblement annuel de Garches, fête du Parti communiste et du journal L’Humanité, qui n’avait jamais fait l’objet d’un article dans les colonnes de L’Auto, revêt un caractère particulier que le quotidien relaie avec ferveur. Si le journal relève bien l’absence de messages politiques clairement identifiables au mouvement ouvrier, il tempère l’idée d’un contre-projet olympique, dimension pourtant incontestable de l’Olympiade populaire. À partir du 20 juillet, alors que le correspondant Paul Guitard –un talent lyrique emprunté au journal… L’Humanité– doit transmettre l’actualité des Olympiades catalanes, la désillusion est grande. Le 19 juillet, Barcelone devient le lieu de la confrontation entre l’armée rebelle et les forces fidèles à la Seconde République espagnole. Le début de la guerre civile marque la fin du rêve olympique.

En somme, L’Auto fait l’impasse, jusqu’au milieu des années 1930, sur les grandes manifestations du mouvement travailliste international. La réticence à livrer ces commentaires est partielle puisqu’il est possible de discerner, çà et là, le calendrier des événements de l’IRS. Il reste cependant qu’afin de chasser la dimension propagandiste qui émane de ces événements, le quotidien sportif ne relaie que sommairement ce mouvement sportif d’un autre genre, qu’il considère avec retenue. Ce n’est qu’en toute fin de période, avec le rapprochement du sport ouvrier international face à la terreur fasciste, que ces domaines retiennent une attention plus soutenue. Dès lors, les commentaires peuvent librement s’affermir à l’égard de l’URSS, laquelle conservera une situation sportive ambivalente jusqu’à sa participation aux Jeux olympiques de 1952 à Helsinki.

Notes :
[1] L’IRS regroupe les structures sportives ouvrières européennes, à l’exception de celles affiliées à l’Internationale Sportive de Lucerne (ISL) fondée en 1920, et qui devient l’Internationale Sportive Ouvrière Socialiste (ISOS) en 1928.
[2] Cette organisation engage dès 1919 une active propagande en faveur des idées du communisme et de la dictature stalinienne.
[3] André Gounot, «Face au sport moderne. 1919-1939», in J.Vigreux et S.Wolikow [dir.], Cultures communistes au XXe siècle, La Dispute, Paris, 2003, pp.203 à 218.
[4] Cet article s’appuie sur plusieurs exemplaires de L’Auto parus entre 1927 et 1936.
[5] Yannick Deschamps, Un mouvement sportif communiste perçu par les Français, les Spartakiades (1928-1934), Mémoire de master 1, Juin 2011, pp.106-107.
[6] Vingt-trois papiers consécutifs sont ainsi consacrés au sport des Soviets.

Vignette : Eric Le Bourhis, Irbene (Lettonie), 2013.

* Doctorant à l’université de Bourgogne sur le thème De L’Auto à L’Équipe: une histoire politique à dimension internationale (des années 1930 aux années 1950). Participe aux travaux du groupe de recherche «Histoire du quotidien sportif L’Auto (1900-1944)» au Centre Georges Chevrier.