Le sport soviétique dans la Russie contemporaine: quelle(s) mémoire(s)?

Le sport soviétique est encore auréolé de gloire dans la Russie contemporaine. Il agit comme une continuelle référence pour mesurer les performances des sportifs russes et le système d’éducation physique. Cependant, comme tout ce qui concerne le passé soviétique, sa mémoire se révèle équivoque. 


École de sport à Astrakhan, code du sportif.«Nous croyons très fort dans les héros du sport/Nous avons besoin, comme de l’air, de la victoire»[1]. Ces paroles tirées de la chanson soviétique Geroï Sportarésonnent particulièrement dans la Russie actuelle. En 2013, 77% des Russes interrogés se disaient fiers des résultats sportifs de leur patrie et le sport était considéré comme le deuxième objet de fierté nationale[2]. Les films portant sur les exploits sportifs se multiplient: Match (2012), Legenda n°17 (2013), Tchempiony (2014), sans oublier celui sur le gardien de but Lev Iachine dont le tournage a commencé.

Continuelle référence…

Lorsqu’ils ont évoqué les résultats de l’équipe russe aux Jeux olympiques de Sotchi dans les dernières semaines de janvier 2014, tant Vladimir Poutine que Vitaliï Moutko[3], le ministre russe des Sports, sont restés humbles, soulignant la qualité de leur équipe, la nécessité de démontrer leur maîtrise sportive, tout en restant modestes en ce qui concerne les pronostics de médailles. Cette attitude peut s’expliquer par l’ombre des succès soviétiques. Lors des derniers Jeux, à Pékin, à Vancouver ou à Londres, la référence au palmarès soviétique et aux résultats passés s’est avérée constante. Au lendemain des JO de Pékin en 2008, le porte-parole du comité national olympique russe se lamentait de l’évolution du sport russe. Guennadiï Chvets en appelait alors au retour des anciennes structures, celles qui par le passé avaient fait la gloire de l’URSS: une discipline militaire, une préparation rigoureuse, l’honneur de la patrie[4]. Si, depuis Pékin, le système sportif s’est restructuré et remobilisé, des voix se sont fait entendre pour déplorer les résultats russes à Vancouver où la Russie n’avait remporté que trois médailles d’or, son pire résultat tous JO confondus. Le même discours se répétait après ceux de Londres.

Le sport soviétique conserve une aura importante en Russie et agit comme un foyer d’identification des Russes à l’URSS. La légende dorée du sport soviétique se structure autour de certains principes: le prestige des succès sportifs et des victoires contre de puissants adversaires, le patriotisme des sportifs et leur abnégation, la qualité technique des pratiquants et du système d’entraînement, la gratuité du sport et sa diffusion sociale. Ainsi, lors de la projection du film Legenda n°17 le 18 avril 2013, le grand hockeyeur Vladislav Tretiak a souligné qu’à l’époque, «on était heureux de la victoire et on ne jouait pas pour de l’argent», ce que soutient le coach de patinage artistique, Tatiana Tarassova. «L’argent n’était pas alors la seule motivation»[5]. Un autre exemple, anecdotique, permet de démontrer cet attachement nostalgique à l’éducation physique soviétique, à son standard: le développement récent à Moscou d’une chaîne de clubs de fitness baptisée SSSR (URSS). Son slogan donne le ton: «Au club de fitness URSS, nous nous occupons de la santé de la nation»[6]. Il reprend ainsi les antiennes de la culture physique soviétique, l’amélioration de l’hygiène et de la condition physique de la population, joue avec ses symboles (affiches, devises) mais s’appuie également sur des souvenirs positifs de la préparation physique en URSS.

La geste soviétique: les figures imposées

Ces références au sport soviétique dans la Russie contemporaine se constituent comme une geste autour de certaines figures, de certains hauts-faits, constamment réactivés. Le journaliste Aksel Vartanian a proposé de nombreux articles dans le quotidien Sovetskiï Sport sur ces épisodes.

Si les champions soviétiques sont encore présents dans les manifestations (à l’exemple de la championne Lidia Skoblikova lors de la cérémonie en l’honneur de la flamme olympique sur la place rouge en octobre 2013 et de la cérémonie d’ouverture le 7 février 2014) et lors du relais de la flamme olympique, un certain nombre de gloires soviétiques sont retombées aujourd’hui dans l’anonymat ou l’oubli. Quels Russes se souviennent de la patineuse Maria Issakova, une des premières championnes du monde soviétique, ou de l’haltérophile Grigoriï Novak qui a battu records du monde sur records du monde à la fin des années 1940? Seules quelques figures cristallisent la mémoire du sport soviétique, parmi lesquels les hockeyeurs Valeriï Kharlamov ou Vladislav Tretyak, le footballeur Lev Iachine, la gymnaste Larissa Latynina ou encore la championne de patinage artistique Irina Rodnina. Leur palmarès et leurs performances expliquent ce constant intérêt, leur trajectoire ultérieure également. Larissa Latynina, après sa brillante carrière sportive, est devenue entraîneur de l’équipe olympique soviétique. Irina Rodnina est députée. Le biopic récent consacré à Kharlamov souligne également les valeurs qui sont attribuées à ces Soviétiques, souvent issus du commun: abnégation, force de la volonté humaine, capacité à se dépasser pour la victoire, amour de la patrie.

La mémoire du sport soviétique en Russie actuelle se structure également autour d’événements comme les défilés des journées de culture physique ou d’épisodes glorieux durant lesquels l’équipe d’URSS a démontré son talent et sa supériorité technique. Bien évidemment, les Jeux olympiques ont marqué les esprits, que ce soit ceux d’Helsinki –où les Soviétiques ont surpris l’opinion publique internationale par leurs performances– ou les suivants de 1956 à 1988[7] –lors desquels les Soviétiques ont dominé le classement des médailles. Certains épisodes restent inscrits dans les mémoires, comme la finale victorieuse de football à Melbourne en 1956 ou le match de basket d’anthologie contre les États-Unis en 1972 durant lequel Aleksandr Belov marque le panier de la victoire à trois secondes de la fin. Dans la geste sportive soviétique, ils tiennent cependant un rôle mineur par rapport aux victoires de football. C’est le cas par exemple du match contre la République fédérale d’Allemagne de 1955[8], de la victoire du club de football Dinamo de Kiev lors de la coupe des vainqueurs de coupes en 1975 et en 1986 ou en hockey avec la «Série du siècle» de 1972 contre les Canadiens, ces sports ayant un véritable succès populaire. Les rencontres URSS–États-Unis, nombreuses en athlétisme, boxe, haltérophilie, n’ont pas intégré ce panthéon des matchs. Des rencontres peu glorieuses comme le match sanglant de water-polo contre les Hongrois à Melbourne en 1956 sont aussi laissés de côté.

L’organisation des JO de Moscou en 1980 occupe une place particulière, surtout pour les habitants de la région de Moscou. En raison de l’accueil des délégations étrangères, elle a constitué une parenthèse et nombreux sont les habitants en ayant conservé les souvenirs –timbre, billet, sac en plastique, mascotte Michka. La ville fut à cette occasion ravalée, nettoyée (tout en étant fortement contrôlée), les vitrines des magasins achalandés de produits finlandais (des chewing-gums, jusque-là introuvables, furent durant ces deux semaines disponibles).

Des mémoires plus ambiguës

Cette légende dorée du sport, revivifiée depuis le début des années 2000, doit composer avec une vision plus grise, portée par exemple par les supporters des clubs du Spartak ou du Torpedo. Le Dinamo, club fondé en 1923 par des membres de l’OGPU, la police politique, était subventionné, durant la période soviétique, par la police, les services de la sécurité d'État et, à cause de cela, devait faire face à l’hostilité d’une partie de la population dans les stades. Cette rancœur à l’égard du Dinamo demeure. Le Spartak, financé par les syndicats des coopératives alimentaires et du commerce, bénéficiait au contraire d’un soutien populaire plus large et jouit encore de ce capital de sympathie.

Quelques sportifs incarnent la répression du régime, comme les frères Starostin, joueurs et dirigeants du Spartak, arrêtés en 1942 et condamnés en 1943 à douze ans de travaux forcés en camp[9]. Edouard Streltsov, footballeur star du Torpedo de la fin des années 1950, est encore aujourd’hui considéré comme une victime par une grande partie des amateurs de football. À la suite de multiples errements (états d’ivresse répétés, viol), il fut condamné à douze ans d’emprisonnement. Aujourd’hui encore, les supporters du Torpedo soutiennent que tout cela n’est qu’un complot ourdi par le pouvoir, sanctionnant les refus répétés de quitter son club d’origine pour celui de l’armée, le CSKA, ou pour le club des services de la sécurité d’État, le Dinamo. Cependant, ces figures sont peu nombreuses et les sportifs, les entraîneurs et les dirigeants du monde sportif, victimes des purges de 1937-1938 ou de déportations, tout comme ceux dont l’existence a été broyée par le système de production d’athlètes, connaissent une postérité beaucoup plus limitée.

La mémoire du sport soviétique ne se différencie pas outre-mesure de la mémoire historique. Revivifiée au cours des dernières années, elle se concentre sur les figures et les événements qui démontrent la puissance, la gloire et la supériorité technique mais, en comparaison avec les succès actuels, elle souligne aussi la difficulté du régime à organiser un système de production d’athlètes aussi abouti que celui mis en place en URSS.

Notes :
[1] Muslim Magomaev, Geroï Sporta, A. N. Pahmutova, N. Dobronravov, 1972.
[2] Vserossiïskiï tsentr izoutchenia obchtchestvennogo mnenia , «Istoria, sport, naouka: tchem gordiatsia rossiane?», 29 juillet 2013.
[3] «Vitalij Moutko: v Sotchi ou nas boudet molodaïa i perspektivnaïa komanda», RIA Novosti, 23 janvier 2014 http://ria.ru/fcp_sport/20140123/990985804.html; «Poutin: tchislo zanimaiouchtchaiassia sportom rossian oudvoilos iz-za Sotchi», RIA Novosti, 18 janvier 2014 http://ria.ru/sochi2014/20140118/989935372.html.
[4] Guennadiï Chvets, «Zolotye zouby sovetskogo sporta», Ogoniok, n°50, 8-14 décembre 2008.
[5] Kira Latoukhina, «Linia N11», Rossiïskaïa Gazeta, 19 avril 2013.
[6] .
[7] Au classement des médailles, les Soviétiques sont dépassés par les États-Unis en 1968 et l’équipe soviétique ne participe pas aux JO de 1984.
[8] Manfred Zeller, «The Second Stalingrad: Soccer Fandom, Popular Memory and the Legacy of the Stalinist Past» in Nikolaus Katzer et alii (eds), Euphoria and Exhaustion, modern sport in soviet culture and society, Frankfurt/ New-York: Campus Verlag, 2010, p.201-224.
[9] Robert Edelman, «Le Football sous Staline: Le Spartak au Goulag, 1937-1945», in Georges Bensoussan et aliiSport, corps et sociétés de masse: le projet d’un homme nouveau, Paris: Armand Colin, 2012, p.229-241.

Vignette : École de sport à Astrakhan, code du sportif. Photo: Sylvain Dufraisse, juin 2011.

* Agrégé d’histoire, doctorant en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.