Le théâtre yiddish en Roumanie, héritage d’un patrimoine commun

A première vue, les traces de l’effervescente vie culturelle juive sont rares aujourd’hui en Roumanie. Toutefois, la capitale Bucarest continue d’abriter l’un des derniers théâtres yiddish d’Europe, perpétuant ainsi une tradition inhérente tant à la culture juive qu’à l’histoire roumaine.


théâtre yiddish« Dissiper le brouillard concernant la contribution des Juifs au développement de la culture roumaine »[1], voilà le souhait de la communauté juive de Roumanie aujourd’hui. Ce « brouillard » recouvrant l’apport de la culture juive à la vie roumaine fait suite à l’exode des Juifs après la Seconde Guerre mondiale, mouvement d’émigration qui a fait perdre au pays, disent certains, « un peu de son âme ».

La Roumanie fut en effet, à l’instar de la Pologne ou de la Russie, un foyer important de la culture juive ashkénaze. Historiquement, ce sont principalement les régions du Nord, comme la Moldavie ou la Transylvanie, qui abritaient la majorité des communautés juives. Ainsi, dans certaines villes, comme à Iaşi ou à Sighetu Marmaţiei, la ville natale d’Elie Wiesel, les Juifs représentaient jusqu’à la moitié de la population et jouaient un rôle prééminent dans la vie tant économique que politique et culturelle.

« L’âme perdue » de la Roumanie

Après un siècle d’histoire tourmentée, la communauté juive de Roumanie est aujourd’hui très restreinte, cela, malgré le retour de quelques Juifs roumains émigrés. Et pour le voyageur en quête des traces de cette culture jadis effervescente, les signes sont au premier abord rares. Lorsqu’ils existent, ils semblent témoigner d’un temps révolu, symboles de cette « âme perdue ». La plupart des synagogues qui émaillaient autrefois les villes ont en effet été détruites, soit lors des pogroms du régime d’Antonescu, soit par les politiques de systématisation de Ceauşescu[2]. À Oradea, seule la synagogue orthodoxe est toujours entretenue, les autres semblent à l’abandon. À Iaşi, la grande synagogue, la plus vieille de Roumanie, située dans la rue des synagogues, est aujourd’hui bien seule ! Même à Bucarest, centre économique et intellectuel d’une communauté juive qui comptait près de 730 000 membres pendant l’entre-deux-guerres, la vie juive, jadis si dynamique, paraît figée. Le vieux quartier juif de Văcăreşti, à deux pas des grandes artères de la ville, a, il est vrai, beaucoup souffert des pogroms et destructions : n’y subsistent que la petite synagogue des tailleurs, qui abrite aujourd’hui le Musée juif, et le Temple Choral, toujours en activité. En revanche, aucune trace de vie culturelle à première vue.

Pourtant, à quelques pas du Musée se dresse un imposant bâtiment gris de la fin du XIXe siècle. Sur la façade donnant sur le boulevard, des lettres capitales rouges forment le nom « Teatrul Evreiesc », soit Théâtre juif. En longeant le bâtiment, la même inscription, flanquée à la gauche de sa traduction en yiddish, nous apprend qu’il s’agit d’un théâtre d’État. Le bâtiment, le théâtre Baraşeum, abrite en effet le Théâtre juif d’État de Bucarest, qui présente chaque semaine des pièces en yiddish. « Curiosité » pour le touriste ? Bien plus, car cette institution perpétue en fait la tradition du théâtre yiddish roumain, créée à Iaşi il y a plus d’un siècle.

Pomul verde, symbole du théâtre yiddish roumain

Le théâtre yiddish, élément de la culture ashkénaze hérité des fêtes de Pourim[3], s’est inscrit dès ses débuts dans le paysage culturel roumain. En effet, tradition jusqu’alors itinérante incarnée notamment par la troupe des Brodersänger[4], il prit un nouveau tournant lorsque, en août 1876, Avram Goldfaden ouvre la première scène yiddish professionnelle au monde, Pomul verde, à Iaşi. Les pièces s’inspiraient alors d’un répertoire traitant de la vie quotidienne et des mythes de la mémoire juive, interprétées dans un style satirique, influencé par la commedia dell’arte, servant la critique des travers de l’orthodoxie juive.

Le théâtre yiddish développa ainsi les idées progressistes de l’époque, dans le courant de la Haskalah[5]. Il a aussi pu servir de catalyseur, entre autres, à l’élaboration d’une identité culturelle yiddish moderne, incarnée notamment par des écrivains comme Cholem Aleikhem.

La naissance de ce théâtre yiddish fut saluée par beaucoup d’élites culturelles roumaines, alors même que s’officialisait le « problème juif » dans le pays. L’une des premières critiques journalistiques de Pomul verde émana de Mihai Eminescu, poète roumain connu pour avoir pris des positions antisémites dans certains de ses écrits[6], mais qui rend alors hommage au jeu des acteurs du théâtre yiddish. Du fait de cette renommée dépassant le cadre communautaire, ce dernier s’imposa assez rapidement comme un élément important de la scène théâtrale du pays, essaimant ainsi dans toute la Roumanie, dont à Bucarest. L’influence réciproque des deux traditions théâtrales, roumaine et yiddish, est d’ailleurs intéressante à observer: à cet égard, la venue à Bucarest, en 1923, de la troupe yiddish de Vilna fut un élément déterminant tant pour le théâtre yiddish que pour l’effervescence du paysage artistique roumain.

Méandres de l’Histoire, permanence d’une tradition

Patrimoine culturel commun, le destin du théâtre yiddish resta tout au long du XXe siècle lié à celui des Juifs de Roumanie. Pour preuve, le régime d’Antonescu établi en 1940 non seulement proscrivit le yiddish, mais aussi interdit aux artistes juifs d’exercer leur profession. Un « compromis » trouvé en 1941 autorisa néanmoins ces derniers à se produire, cela, uniquement dans le théâtre Baraşeum et exclusivement en roumain. Cette mesure, qui priva le théâtre yiddish de l’un de ses fondements identitaires, permit toutefois la permanence d’une vie culturelle juive, malgré l’antisémitisme et l’extermination de nombreux Juifs par l’État roumain.

En 1944, suite à la chute du régime d’Antonescu, les artistes juifs purent à nouveau jouer en yiddish. Cependant, le bilan de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle près de 400 000 Juifs roumains furent exterminés, se traduisit par une dévastation de la culture yiddish. Les survivants émigrèrent en nombre vers Israël, délaissant alors le yiddish pour l’hébreu.

Le théâtre juif du Baraşeum, nationalisé en 1948 par le régime communiste roumain, devint quant à lui le Théâtre juif d’État. Cependant, les communautés juives étant décimées, le public commença à manquer. La scène yiddish roumaine menaçait même de s’éteindre, comme en témoigne la fermeture de Pomul verde en 1963. Afin de faire face à ces nouveaux enjeux, le Théâtre de Bucarest décida d’installer des écouteurs permettant d’entendre la traduction en roumain des pièces présentées en yiddish et incorpora à son répertoire des pièces de la dramaturgie roumaine et internationale. Ainsi, la perpétuation de cette tradition juive roumaine résulte d’un effort continuel d’adaptation, tout autant que de préservation des éléments essentiels.

Héritage et renaissance : la culture yiddish s’expose

Aujourd’hui, le théâtre juif de Bucarest demeure, avec celui de Varsovie, l’un des derniers éléments vivants de la culture yiddish en Europe centrale et orientale. Néanmoins, depuis quelques années, plusieurs initiatives voient le jour, visant à exposer la culture juive et yiddish «hors des murs» des théâtres juifs, afin de faire (re-)découvrir une culture méconnue. Ces initiatives ne sont pas uniquement le fait de la communauté juive, bien au contraire, comme l’illustre la plupart des festivals organisés ces dernières années en Roumanie : le festival du théâtre juif qui s’est tenu à Iaşi en 2003, le festival de culture juive de Sighetu Marmaţiei en 2010 ou encore le festival de la langue et de la culture yiddish à Bucarest la même année témoignent de ce nouvel engouement roumain pour la redécouverte d’un patrimoine.

La culture juive constitue donc, par essence, « une partie de l’âme » de la Roumanie. C’est sans doute ce double héritage culturel qui encourage la préservation de ce patrimoine commun, faisant du théâtre, plus que jamais, un art « du vivant ».

Notes :
[1] «Contributia scriitorilor evrei la literatura romana», formule trouvée sur le site www.romanianjewish.org.
[2] Programme lancé par Nicolae Ceauşescu visant à réduire les différences entre les villes et les campagnes et se traduisant par la démolition systématique des anciens quartiers pour fonder une ville nouvelle.
[3] Fête juive commémorant les événements tirés du Livre d’Esther et dont les traditions populaires, inspirées des carnavals romains, se traduisent par des mascarades et des farces théâtrales.
[4] Artistes juifs itinérants qui jouaient des pièces de Pourim dans les provinces de Galicie, de Russie et de Roumanie.
[5] Né en Allemagne, ce mouvement de pensée juif des XVIIIe et XIXe siècles, influencé par le mouvement des Lumières, s’est étendu vers la diaspora d’Europe centrale et orientale.
[6] Matra Petreu, « La question juive dans les articles d’Eminescu », Synergies Roumanie, n°3, 2008. pp. 121-128.

* Clotilde GOUJART est diplômée en Relations internationales de l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

Photographie : © Clotilde Goujart