Littérature hongroise, littérature «juive hongroise»?

En 2010, c’est en pleine campagne électorale, alors que le FIDESZ allait emporter une victoire lourde de conséquences pour l’avenir démocratique de la Hongrie, que l’écrivain et prix Nobel Imre Kertész a choisi de publier la traduction hongroise de sa correspondance avec la critique allemande Eva Haldimann.


La maison natale de Theodore Herzl à BudapestCe recueil de lettres envoyées de 1977 à 2002 dévoile sa décision de quitter la Hongrie pour s’installer à Berlin à la fin des années 1990. Une décision fille de la lassitude croissante de l’écrivain face au climat antisémite de la vie publique hongroise[1].

La population juive de Hongrie, majoritairement budapestoise, compte entre 80 et 100 000 personnes, un nombre exceptionnel dans l’ancien bloc de l’Est[2]. La renaissance d’une culture juive contemporaine avait été amorcée dès les années 1980 et la libération de la vie communautaire juive après 1989 a vu se multiplier les recherches académiques et les débats identitaires. La redécouverte d’une littérature enfouie, écrite par des écrivains hongrois juifs et d’origine juive entre la fin du XIXe siècle et 1944 (date de la Shoah en Hongrie), a été lancée par ces maisons d’édition et, avant tout, ces revues qui, créées au moment de la transition, se revendiquent clairement comme « juives » ou « juives-hongroises ». Celles-ci peuvent s’appuyer sur un lectorat juif ou, plus largement, cultivé, mais aussi sur des écrivains de plusieurs générations[3], ayant mis au cœur de leur écriture des problématiques liées à la judéité et au passé juif hongrois.

Toutefois, depuis les années 1990, la redécouverte de cette littérature de l’avant-1945, comme la présence d’écrivains contemporains écrivant sur la judéité, ont suscité une série de polémiques qui mettent la société hongroise aux prises avec un travail de mémoire lacunaire et avec des apories sur son histoire culturelle propre.

La « renaissance » de la littérature juive-hongroise selon Múlt és Jövő

Fin 1988, est publiée l’anthologie Múlt és Jövő qui, tirée à 14 000 exemplaires, réunit essentiellement nouvelles et poèmes d’auteurs juifs hongrois et européens de l’avant-Shoah. Dès 1990, la revue éponyme, sous l’égide de l’auteur János Kőbányai, devient un trimestriel. En 1994 est lancée la maison d’édition du même nom, qui se donne entre autres tâches la redécouverte d’une « littérature juive-hongroise ».

De 1911 à 1944, Múlt és Jövő avait été la revue pestoise du sionisme culturel, écrite en hongrois, proche dans l’esprit de la berlinoise Ost und West, sous la direction d’un intellectuel issu du monde des yechivot[4] et venu à Budapest étudier la poésie hébraïque, József Patai. János Kőbányai, auteur en 2010 d’une thèse de doctorat sur la première Múlt és Jövő, en fait le lieu de la modernité culturelle juive, aux dépens de la littérature, bien plus large et de grande qualité, des écrivains assimilés. Indiquons ici que ce jugement est émis par un homme qui a fait son aliyah[5] il y a quelques années.

En 1989, la revue offrit deux programmes dans son premier numéro. L’un, par le biais de la reproduction d’un discours de 1920 par J.Patai, réinitiait le mot d’ordre de « renaissance juive », d’après celui lancé par Martin Buber, à Berlin, en 1900, en vue d’une redécouverte des traditions juives. Le second consistait en trois extraits du journal de J. Kőbányai, intitulés « Être un Juif hongrois », exposant les buts de la revue: revaloriser la conscience identitaire juive hongroise, coordonner et aviver une renaissance culturelle, éclairer le passé par la reproduction d’œuvres tombées dans l’oubli et bâtir un pont entre culture hongroise et culture juive hongroise. Outre J. Patai, la revue s’attribua en 1996 un second père spirituel en la personne du poète et critique Aladár Komlós, inventeur dans l’entre-deux-guerres du concept mal aimé de « littérature juive-hongroise ».

Les impasses de la « littérature juive-hongroise »

Lorsque A. Komlós tenta, en 1936, de donner une définition de ce concept, il décida d’y inclure tout auteur de langue hongroise et d’origine juive, au contraire de J. Patai, qui circonscrivait cette littérature à celle des écrivains juifs se penchant sur des thématiques juives. La théorie d’A. Komlós s’inscrivait dans un contexte de remise en cause de la légitimité de la participation des écrivains juifs à la littérature de langue hongroise. Toutefois, A. Komlós s’était lui-même déjà heurté à une levée de boucliers. Ainsi, le poète Miklós Radnóti revendiquait au contraire une appartenance à une « nation des poètes », où les caractéristiques sociales de l’écrivain ne comptent guère. En effet, semblable littérature juive-hongroise doit reposer sur la prééminence de l’approche sociologique sur l’évaluation esthétique.

Les mêmes débats sur cette «littérature à trait d’union» se sont noués en 1996, au moment même où J. Kőbányai rééditait les œuvres critiques d’A. Komlós, lors d’un colloque rassemblant intellectuels et universitaires. Or, nul consensus ne fut atteint sur ce que signifiait cette littérature « juive-hongroise », qui menaçait d’impliquer l’existence d’une littérature de langue hongroise à deux têtes, l’une juive, l’autre… « magyare » – ou, plutôt, non juive, car que faire alors des écrivains « ethniquement » allemands ou slaves, à l’instar du grand poète du romantisme hongrois, Sándor Petőfi, d’origine slovaque et serbe ? Une étude de la littérature se fondant sur une approche sociologique rivée aux critères ethniques risquait de faire des écrivains juifs les lieux de manifestation d’une « essence » juive bien difficile à cerner[6]. Le débat est resté lettre morte, chacun poursuivant comme il l’entendait.

L’antisémitisme au cœur des querelles littéraires

L’antisémitisme n’est pas né de nouveau après 1989, même si le phénomène a alors bénéficié de deux facteurs: le désir, toujours d’actualité, de mettre entre parenthèses le passé communiste, créant d’une certaine manière une (arbitraire) continuité entre la fin des années 1930 et l’après-1989 ; et le phénomène de compétition des mémoires. Avec la mise à bas de la phraséologie des « victimes du fascisme », émergea la question des victimes du communisme et, dans son sillage, toute une guerre de symboles. La levée des tabous rendit au mythe du judéo-bolchevisme une nouvelle santé dans une société hongroise ignorante du passé juif et de la Shoah, encore largement comprise en 1989 comme un crime allemand.

Les débats de la vie littéraire post-1989 ont été traversés par ces enjeux, notamment avec le retour d’un grand débat datant des années 1930, à savoir celui des « populistes-urbains », qui avait vu deux groupes d’écrivains se diviser autour de la « question juive ». Ces écrivains populistes, en quête d’authenticité socio-littéraire, dénonçaient la culture de Budapest comme non magyare, en opposition au vivier des campagnes, et estimaient que les écrivains juifs dénaturaient la littérature et la langue hongroises. Si elle a changé depuis les années 1990, l’extrême droite actuelle continue de se nourrir de ces idées pour attaquer les gouvernements en les accusant de manquer de traditions. L’actuel parti Jobbik assume de vigoureuses thèses antisémites –et anti-roms– alliées à une quête de troisième voie entre anticapitalisme et anticommunisme.

Le monde littéraire, toutefois, est resté plutôt uni lorsque des hommes de son milieu ont déclaré leur antisémitisme. C’est l’une des conclusions à retenir d’une polémique devenue célèbre, suscitée en 1990 par Sándor Csoóri, qui voulut réinstaurer une dichotomie « eux/nous » par-dessus une liste de prétendus « bons » écrivains juifs –ironie, les écrivains morts en déportation ici cités étaient tous des Juifs convertis…–:
« Depuis la Commune, l’ère de Horthy et l’époque des périls [euphémisme pour Shoah – note de l’auteure], la possibilité même d’une fusion spirituelle a disparu. Il y avait, naturellement, comme il y en aura toujours, des Antal Szerb, des Radnóti, des György Sárközi, des István Vas, des György Harag, des Otto Orbán, des György Konrád, des György Faludy et des Tamás Zala. Aujourd’hui, cependant, ce sont des ambitions assimilatrices inverses qui se font de plus en plus sentir : c’est la judaïté hongroise libérale qui désire ‘assimiler’ la magyarité à son style et à son mode de pensée et elle a pu bâtir à ces fins un tremplin parlementaire sans précédent ».

Alors, une grande polémique par voie de presse, avec plus de 180 interventions, a vu des écrivains non-juifs, comme Péter Esterházy, s’engager dans une lutte contre l’antisémitisme. Imre Kertész a démissionné de l’Association des écrivains hongrois, laquelle, à l’instar du président hongrois Árpád Göncz, lui a manifesté une solidarité inébranlable[7].

Le cas Kertész

On connaît la réaction mitigée d’une partie de la presse hongroise conservatrice lors de la remise du prix Nobel à Imre Kertész en 2002 : elle en vint à suggérer que « la juiverie internationale », bénéficiant de son « excellent réseau », avait favorisé I. Kertész, dont l’œuvre ne pouvait être tenue pour hongroise, puisqu’il écrivait sur Auschwitz… Ce débat malsain n’avait pas attendu le Nobel : en 1999, alors que l’écrivain était invité à la Foire littéraire de Francfort, le chef du parti d’extrême droite, István Csurka, avait déclaré que la Hongrie était représentée par « la littérature juive de Budapest » –ce qui avait suscité une déclaration d’identité remarquable de I. Kertész : « Sans doute, il y a des ignorants étrangers qui aiment mes livres et peuvent en ce cas penser lire de la littérature hongroise. […] (D’ailleurs, mes œuvres sont publiées en 13 langues, le hongrois serait la quatorzième) »[8].

Sur I. Kertész s’est cristallisée en effet une partie des enjeux autour de la place des Juifs dans la littérature hongroise, place cruciale depuis la fin du XIXe siècle, puisque des Juifs ont non seulement compté parmi les grands écrivains de langue hongroise, mais aussi joué un rôle économique de premier plan dans la vie littéraire, avant les lois antijuives de 1938-1939 (maisons d’édition, organes de presse, mécénat…).

Ces polémiques renouent aussi avec les clivages culturels de l’avant-guerre. Et l’atmosphère politique actuelle (Garde hongroise, parti d’extrême droite Jobbik qui parade sous le drapeau Árpád, tribunes de football accueillant des slogans antisémites, culture populaire reprenant le rock’n’roll dissident en l’associant à un folklore médiéval réinterprété à la sauce ethnique participe à la diffusion d’une « psychose des années 1930 ». Il n’est pas anodin qu’en 2010, Múlt és Jövő ait lancé un appel à ses contributeurs, leur demandant s’ils estimaient que la revue culturelle devait entrer dans l’arène politique, au vu des résultats de l’élection. Désormais, la « renaissance » d’une culture juive hongroise se heurte à la fuite à l’étranger –de Jérusalem à Berlin– des personnalités culturelles à même de la défendre.

Notes :
[1] Imre Kertész, Haldimann-levelek, , Budapest, Magvető 2010.
[2] Michael Silber, «Budapest», in Gershon David Hundert (dir.), The YIVO Encyclopedia of Jews in Eastern Europe, Yale University Press, New Haven et Londres, 2008, vol.1, pp.260-274. Voir également l’article incisif de György Vári sur les deux communautés rivales de Budapest: «A Mazsihisz és kihívója - Igazodók», Magyar narancs, n°37, 16 septembre 2010, www.magyarnarancs.hu/index.php?gcPage=/public/hirek/hir.php&id=22180.
[3] Parmi ces écrivains, mentionnons, outre ceux évoqués dans l’article, György Konrád ou Péter Nadás, eux aussi traduits en français, et, parmi la plus jeune génération, László Márton, Gábor Schein ou Géza Röhrig.
[4] Il s’agit de centres d’études talmudiques.
[5] Ce terme hébreu, signifiant littéralement «montée», désigne l’immigration des Juifs en Israël.
[6] Aladár Komlós, «Egy megírandó magyar-zsidó irodalomtörténet elé», Libanon, 1936, n°1, pp.2-7. Les actes du colloque de 1996 ont été publiés: Petra Török, A határ és a határolt. Töprengések a magyar-zsidó irodalom létformáiról, Yahalom Országos Rabbiképző Intézet, Budapest, 1997. Sur ces questions, voir Clara Royer, Le Royaume littéraire. Quêtes d’identité d’une génération d’écrivains juifs de l’entre-deux-guerres, Honoré Champion, Paris, 2011.
[7] Sur ce débat, voir Monika Kovács, «Kategorizáció és diszkrimináció. Az antiszemitizmus, mint csoportnyelv», Világosság, mai 2003, pp. 52-59.
[8] Imre Kertész, «Megdöbbenés, csupa megdöbbenés», Élet és Irodalom, n°8, 8 octobre 1999. Voir aussi Magdalena Marsovszky, «Imre Kertész and Hungary Today», in Louise O.Vasvári et Steven Tötösy, Imre Kertész and Holocaust Literature, Purdue University Press, West Lafayette, Indiana, 2005, pp. 148-161.

* Clara ROYER est maître de conférences, Cultures d’Europe centrale, Université Paris-Sorbonne (Paris IV).

Photographie : La maison natale de Theodore Herzl à Budapest. © Céline Bayou, 2011