La Pologne qui, depuis 1991, entretient une coopération privilégiée avec la France et l'Allemagne au sein du Triangle de Weimar a-t-elle des raisons de s'inquiéter ? Que s'est-il passé à Deauville, le 18 octobre 2010 ? Un « brainstorming », un « sommet tripartite » ou une simple « rencontre » ? Pour ménager les partenaires européens, on a rarement vu un tel acharnement à minimiser la portée d'un événement. C'est que l'allure bien formelle des discussions aurait pu blesser certains orgueils.
La Pologne va-t-elle bouder ses partenaires du Triangle de Weimar après Deauville ? Il faut dire que la Russie a profité de la réunion pour annoncer sa participation au sommet de l'OTAN de Lisbonne. Et les projets de défense polonais, que la France et l'Allemagne ont longtemps vus d'un mauvais œil, sont loin de plaire aux Russes. De là à émettre l’hypothèse que la rencontre de Deauville est un complot contre la Pologne, il n'y a qu'un pas.
La défense primordiale
La Pologne, qui perçoit son adhésion à l'OTAN en 1999 comme un symbole fort, a depuis fait preuve d'un atlantisme inconditionnel, notamment en acceptant que des éléments du bouclier anti-missile proposé par G. W. Bush soient installés sur son territoire. Suite à l'arrivée de Barack Obama à la tête des Etats-Unis, le projet a été remanié, pour prendre racine en Europe du Sud. Initialement prévu pour protéger le continent européen d'une éventuelle attaque en provenance d'Iran, ce projet de sécurité a fortement contrarié la Russie. Le Kremlin y a vu un épisode comparable à celui des missiles Pershing, mettant en danger son territoire. La nouvelle version, excluant la mise en place d'une force de frappe en Pologne et se concentrant sur des radars aériens, paraît plus au goût de Moscou. Le nouveau bouclier anti-missile voulu par B.Obama sera plus éloigné de ses frontières. La rencontre de Deauville et la participation russe au sommet de l'OTAN ont indéniablement été la première foulée vers un accord de sécurité entre Russie et Union européenne. De quoi déranger la Pologne, d'autant plus que la défense joue un rôle majeur dans sa coopération avec l'Allemagne et la France.
A la différence des autres forums européens, le Triangle de Weimar accorde une place mineure aux questions économiques et à la signature de contrats d’affaires[1]. Après le sommet du Triangle de Weimar de 2006, la France et l'Allemagne se sont en revanche réjouies de l'envoi de nouvelles troupes polonaises en Afghanistan et ont réaffirmé leur soutien à cette intervention militaire[2]. Lors de leurs rencontres, les trois chefs d’État se préoccupent en effet bien plus de questions de défense. Dès lors, on comprend bien l'importance toute particulière qu'a prise la rencontre de Deauville du point de vue polonais.
Mais le Triangle de Weimar, qui fête cette année ses 20 ans, est-il réellement en danger après cette « impolitesse » des chefs d'État allemand et français ?
La béquille d'un duo fragile
Août 1991, crépuscule du communisme européen. La Pologne s'est affranchie du giron de l'URSS et rencontre les leaders de la Communauté européenne à Weimar. A l'époque, les relations germano-polonaises sont tendues. Les démons du passé hantent les représentants du gouvernement polonais[3] : le chancelier allemand Helmut Kohl a en effet un peu trop tardé à reconnaître la ligne Oder-Neisse[4] pour que la confiance soit totale entre les deux voisins.
Mais l'intégration de la Pologne à la Communauté européenne est un projet suffisamment important pour que chacun soit bien conscient de la nécessité d’améliorer les relations germano-polonaises. Un modèle de coopération s'impose à tous : l'Allemagne et la France, anciens frères ennemis. La France est donc invitée à Weimar en août 1991 pour devenir la « béquille » de ce duo fragile. Ainsi naît le Triangle.
Mais la vie du Triangle s’avère rapidement mouvementée. Par exemple, lorsqu'Aleksander Kwasniewski, Président polonais de 1995 à 2005, affiche son soutien à l'intervention américaine en Irak, le président français Jacques Chirac exprime son désaccord en soulignant que la Pologne et les autres pays d’Europe centrale ayant exprimé le même choix ont « perdu une occasion de se taire ». De même, l'absence du président Lech Kaczynski lors du sommet de Weimar de 2006 est une conséquence de la publication de caricatures acerbes des frères Kaczynski dans le Tageszeitung[5]. Ces deux événements marquent les points d'achoppement de la coopération trilatérale. Mais l'arrivée de Bronislaw Komorowski au pouvoir, en août 2010, annonce une détente des relations de la Pologne avec l'ensemble des pays de l'Union européenne et pourrait redonner un nouveau souffle au Triangle. La béquille n'est pas toujours celle que l'on croit. A l'heure où le couple franco-allemand se tourne le dos, la Pologne peut-elle sauver le trio ?
Créer une impulsion positive
Le Triangle de Weimar a aussi pour vocation d'être précurseur en matière d'intégration et de politique européennes. Ainsi, le Traité constitutionnel européen a été au centre des discussions de la rencontre trilatérale de 2005. Juste avant le refus français, les trois pays avaient donc déclaré leur soutien inconditionnel à ce traité. Avec comme volonté de créer une impulsion positive aux choix européens.
A l'instar de nombreuses institutions européennes, le Triangle a engagé une « décentralisation » de ses activités. Des organisations régionales et locales sont ainsi directement impliquées dans un travail de coopération trilatérale. Par exemple, la Fondation de Genshagen[6] était originellement un lieu de rencontre et de travail franco-allemand. Depuis quelques années, ses séminaires et cycles de conférences se sont élargis au voisin polonais. Des universitaires et des haut-fonctionnaires des trois pays échangent fréquemment, avec comme sujet de prédilection la construction européenne.
À cela s'ajoutent les nombreuses coopérations inter-régionales, comme celle existant entre le Nord-Pas-de-Calais, la Silésie et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Ces régions profitent des fonds européens pour stimuler les initiatives trilatérales, incluant par exemple des rencontres de jeunes, mais proposent également des projets aux administrations européennes des trois pays. Les initiatives du Triangle de Weimar sont à double-sens. Elles viennent aussi bien des institutions européennes pour aller vers les collectivités locales que l'inverse. De nombreux projets (séminaires universitaires, rencontres de jeunes) se font sous l'égide du Triangle. Toutes ces activités franco-germano-polonaises s'intègrent au projet européen.
La France insiste particulièrement sur les coopérations locales à portée culturelle. Un moyen, peut-être, de détourner les bonnes volontés d'une coopération politique plus profonde ?
Une coopération méconnue
Car les bienfaits de l'existence et la pertinence du Triangle de Weimar se répandent bien plus dans les sociétés allemandes et polonaises que dans la société française. Les élites politiques françaises manqueraient-elles d’enthousiasme à faire connaître cette coopération ? En Pologne, le retentissement médiatique du premier sommet, mais aussi de tous les sommets suivants, est sans commune mesure avec le silence médiatique français concernant Triangle.
En effet, cette relation privilégiée qu’a générée le Triangle de Weimar est bien peu connue en France, alors que les ressortissants polonais sont globalement plus au courant de l'existence de cette coopération trilatérale. « Les Polonais considèrent [la France] comme un voisin sentimental », expliquait Bronislaw Geremek[7]. Or, on peut douter que la société française ressente cette même proximité à l’égard de la Pologne. Le rôle de la France dans cette coopération est même peut-être surestimé, alors que certains analystes n'hésitent pas à affirmer que les relations entre l'Allemagne et la Pologne n'auraient pas pu s'améliorer sans l'égide de la France.
La Pologne n'a nul besoin de l'égide d'un pays d'Europe occidentale pour forger des relations diplomatiques avec les pays qui incarnent son passé douloureux. Selon Dorota Dakowska, professeur à l'Institut d'études politiques de Strasbourg, le temps des frictions avec la Russie est révolu. La crise qui aurait pu éclater après la catastrophe de Smolensk a été brillamment évitée par les diplomates russes et polonais. Bronislaw Komorowski amorce bien une nouvelle ère dans les relations diplomatiques de la Pologne. Les tensions qui auraient pu apparaître après la rencontre de Deauville sont d'un autre temps.
[1] Lors des réunions du Triangle de Weimar, le budget européen peut être abordé, mais les relations économiques ne le sont pas. On assiste alors plutôt à des déclarations de principe en la matière. Voir la déclaration tripartite à l'issue du sommet de Nancy en 2005 : http://www.ambafrance-uk.org/6e-sommet-tripartite-du-triangle.html.
[2] http://www.ambafrance-pl.org/france_pologne/spip.php?article2034.
[3] Tadeusz Mazowiecki est alors Premier ministre et Lech Walesa - Président de la République.
[4] Depuis la conférence de Potsdam, la ligne Oder-Neisse marque la frontière entre l'Allemagne et la Pologne. Ce tracé a longtemps été source de tensions entre la RFA et la Pologne. L'Allemagne réunifiée reconnaît cette frontière en novembre 1990, en reprenant les termes acceptés par la RDA dans le Traité de Görlitz. http://www.universalis.fr/encyclopedie/ligne-oder-neisse/.
[5] En 2006, le journal allemand Tageszeitung publie des caricatures des frères Kaczynski, alors au pouvoir en Pologne, les représentant en « frères patates ». http://www.taz.de/1/archiv/archiv/?dig=2006/06/26/a0248.
[6] La Fondation de Genshagen a son siège au Château de Genshagen, dans le Land de Brandenbourg. Ce lieu de rencontres européennes privilégie deux domaines d’intervention, le dialogue artistique et culturel en Europe et le dialogue européen. http://www.stiftung-genshagen.de/.
[7] Interview de Bronislaw Geremek par Serge Thines, 11 juin 2008, Centre virtuel de la connaissance sur l'Europe, à retrouver sur www.ena.lu.
* Pauline HOFMANN est titulaire d'une licence d'allemand et étudiante en journalisme. Source photo : www.elysee.fr