L’Église et les identités polonaises

Alors que les tensions s’exacerbent en Europe centrale et orientale autour des questions de souveraineté et d’identité, la définition des identités polonaises se pose de manière aiguë. Pour comprendre ces identités multiples, il convient d’en passer par l’histoire et, notamment, par le rôle joué par l’Église dans leur formation et leur évolution.


Pieter Soutman, König Sigismund III. von Polen, 1624, Wikimedia Commons.Dans de nombreux pays, la mondialisation engendre des tensions liées au maintien de la souveraineté nationale, voire de l’identité. Or, dans la plupart des cas, l’identité nationale se révèle plurielle, complexe, fruit de processus entremêlés. En ce qui concerne la Pologne, la question identitaire, régulièrement posée par les autorités et située au cœur d’enjeux européens, est désormais mobilisée autour de la guerre en Ukraine. Comprendre l’identité – ou plutôt les identités – polonaise(s) apparaît d’autant plus complexe que ce pays est l’objet de nombreux stéréotypes, notamment au regard du rôle joué par l’Église. Un détour historique s’avère donc nécessaire pour tenter d’expliquer le rôle joué par cette Église dans la formation et le maintien des identités polonaises, parmi d’autres facteurs également importants.

 Le rôle de Sigismond III Vasa

Le début du XVIIème siècle fut marqué par le règne de Sigismond III Vasa, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie de 1587 à 1632, et roi de Suède et grand-duc de Finlande de 1592 à 1599. Celui-ci mena une politique, soutenue notamment par les jésuites, marquée par une volonté d’exclusivisme catholique. Une partie de la noblesse menée par le chancelier Jan Zamoyski s’y opposa toutefois : celui-ci fut l’un des principaux architectes de l’union de Brest qui réunifia en 1596 les Églises catholique et orthodoxe de la République. Si certaines spécificités liturgiques furent maintenues, cette union eut pour résultats concrets l’intégration du clergé orthodoxe dans la structure de l’Église romaine et sa soumission au Pape, ainsi que l’instauration d’une égalité entre sujets orthodoxes et catholiques. Cette réforme, menée dans un contexte extrêmement complexe(1), eut des conséquences variées. Elle contribua à l’aliénation à la Couronne d’une partie des sujets ruthènes, orthodoxes et attachés à leurs rites, notamment une frange de la paysannerie et des cosaques, menés par une partie du clergé orthodoxe, et eut pour effet l’accroissement de l’instabilité dans les confins ukrainiens, dans lesquels éclatèrent des émeutes. En décembre 1596, Sigismond publia donc un édit obligeant les populations orthodoxes à reconnaître les évêques uniates, aveu vraisemblable du rejet qu’ils suscitaient.

Le soutien actif de Sigismond à la Contre-Réforme, une fois devenu roi de Suède, lui aliéna progressivement les Suédois protestants. Il fut pour cette raison déposé par la Diète de Suède au profit de son oncle Charles IX, en 1599. Cela entraîna une longue guerre entre Suède et Pologne, de 1600 à 1611, pour la succession de Suède et les provinces d’Estonie et de Livonie. Ce premier conflit fut suivi de trois autres, en 1617-1618, 1621-1625 et 1626-1629, tous liés aux mêmes causes, à ceci près qu’avec l’éclatement en 1618 de la Guerre de Trente Ans le facteur religieux prit une importance croissante. En 1629, la République fut contrainte par le traité d’Altmark de céder la Livonie à la Suède.

Enfin, troisième élément marquant du règne de Sigismond III, son fils fut élu tsarévitch à Moscou en 1610, à la suite de l’extinction de la lignée des Riourikides, à la mort de Fédor Ier, fils d’Ivan IV le Terrible. Sigismond refusa toutefois que son fils se convertisse à l’orthodoxie et choisit de prendre lui-même le trône moscovite. Cette décision relança la guerre polono-russe de 1605-1618, laquelle vit les troupes polonaises prendre Moscou. De 1605 à 1609, les armées privées des magnats furent à l’œuvre ; la déclaration de guerre officielle n’intervient qu’en 1609, après l’alliance de Moscou avec la Suède.

La recherche d’une homogénéité religieuse

Dans l’ensemble, Sigismond mena une politique dynastique cohérente, en accord avec ses convictions et son zèle religieux profonds, mais qui ne semble pas avoir pleinement correspondu aux conditions locales. Il abandonna la politique « impériale », qui impliquait le respect des coutumes locales et des religions au profit d’une politique unificatrice, que l’on peut avec précautions comparer avec celle de Louis XIV : Sigismond chercha l’homogénéité religieuse dans l’ensemble de ses États, alors que la variété confessionnelle de la République, à plus forte raison si l’on y ajoute la Suède et la Moscovie, aurait sans doute nécessité une politique de tolérance, basée par exemple sur le texte de la Confédération de Varsovie, qui garantissait la liberté de religion (1573).

Par la suite, la Pologne-Lituanie fut confrontée à une série de soulèvements cosaques, dont le principal fut celui mené par Bohdan Khmelnytsky à partir de 1648. C’est à cette époque que les « Confins » commencèrent à échapper à la Couronne et aux magnats, alors que Khmelnytsky posait les bases de l’indépendance de l’Hetmanat cosaque (territoires actuellement ukrainiens) par un jeu d’allégeances fluctuant impliquant les grandes puissances voisines. Au terme de ce mouvement, l’Hetmanat fut supprimé et définitivement intégré à l’Empire russe en 1764. La simultanéité de ces évolutions avec le Déluge suédois (Potop) eut notamment pour conséquence l’affaiblissement militaire et économique de la Pologne. Celui-ci s’avéra par la suite irrémédiable.

Pour une République affaiblie, aux prises avec des ennemis protestants ou orthodoxes, le catholicisme devint un étendard, alors que commença le double processus d’association entre ennemis et altérité religieuse d’une part et entre catholicisme et Pologne de l’autre.

L’Église et la Pologne contemporaines

À l’époque des partitions de 1772, 1793 et 1795, l’Église joua un rôle important, différent toutefois selon les régions. En effet, la situation des Polonais catholiques se révéla tout à fait variable selon qu’ils se trouvaient sous occupation autrichienne, prussienne ou russe. Dans le premier cas, l’Église catholique était déjà intégrée dans les structures de fonctionnement de l’État, et de ce fait acceptée. Ce ne fut pas le cas, en revanche, dans les régions sous domination prussienne (protestante) ou russe (orthodoxe). C’est donc selon des modalités différentes qu’elle contribua au maintien d’une certaine « identité polonaise ».

Elle ne fut évidemment pas le seul facteur à avoir participé au maintien et au foisonnement des identités polonaises au XIXème siècle. En particulier, le rôle des artistes et penseurs de la Grande Émigration qui suivit la répression sanglante de l’insurrection de 1830 fut central dans ce bouillonnement réflexif. Celui-ci nourrit divers courants de pensée et diverses polonités. De Chopin à Mickiewicz se dessine toute une constellation de personnages, donnant chacun une dimension différente à l’héritage de la Pologne disparue, tels Norwid, Slowacki ou Krasinski(2). Définissant leur propre conception de la Pologne et de la polonité, ils contribuèrent à générer une myriade d’identités complémentaires ou, parfois, contradictoires.

L’action de l’Église et celle de certains de ces artistes se rejoint parfois, notamment quand il s’agit de présenter la Pologne en martyr des appétits de ses puissants voisins et de construire une forme de messianisme autour de l’idée nationale polonaise ou dans l’attente d’un sauveur, moins d’un prophète que d’un héros, susceptible de jouer le rôle de l’homme providentiel. Cette attente irrigue les conceptions politiques polonaises du XIXème siècle et trouve une forme d’aboutissement concret lors de chaque insurrection dirigée contre l’occupant (ou l’un des occupants).

C’est aussi en partie en rapport avec cette conception que le catholicisme reste influent dans les luttes pour l’indépendance. S’il existe des oppositions stratégiques et tactiques considérables entre les diverses factions indépendantistes, structurées souvent par des divergences idéologiques plus ou moins importantes, toutes se retrouvent autour de l’idéal d’une Pologne indépendante, lui-même fortement structuré par une dimension messianique. En fin de compte, c’est peut-être là que se retrouvent Piłsudski et Dmowski(3), par ailleurs très différents dans leurs conceptions respectives de l’identité polonaise et leurs stratégies pour l’indépendance.

Durant l’entre-deux-guerres, un événement fondateur a lieu : le 10 février 1925, le Premier Concordat est conclu entre l’Église et la Pologne, cependant que des lois sont établies afin d’encadrer les rapports entre l’État et l’Église.

L’histoire de la Pologne a finalement conféré à l’Église une place particulière dans le pays et au sein des identités polonaises. Les spécificités de l’Église polonaise, ajoutées à son rôle dans la formation et l’évolution des mentalités, en font un facteur possible des évolutions politiques contemporaines. Il est toutefois évident que de telles évolutions s’inscrivent dans un contexte politique et mental complexe, dans lequel il ne saurait y avoir de facteur unique. Si l’Église y joue donc un rôle, elle n’est jamais qu’une composante parmi d’autres mouvements qui, au fond, la dépassent.

 

Notes :

(1) Orthodoxie majoritaire dans les terres orientales, liberté de culte garantie par la confédération de Varsovie en 1573, relative faiblesse du roi par rapport aux magnats.

(2) Cyprian Norwid (1821-1883), écrivain, poète, penseur, sculpteur. Juliusz Slowacki (1809-1849), grand poète romantique ; avec Mickiewicz (1798-1855) et Krasinski (1812-1859), ce sont les « trois bardes ».

(3) Roman Dmowski (1864-1939), politicien nationaliste polonais. Jozef Pilsudski (1867-1935), maréchal et dirigeant polonais à plusieurs reprises entre 1918 et 1935. Tous deux ont agi pour l’indépendance et l’unité de le Pologne.

 

Vignette :

Pieter Soutman, König Sigismund III. von Polen, 1624, Wikimedia Commons.

 

* Sébastien GINHOUX est agrégé d’histoire. Il est actuellement doctorant en Histoire médiévale à l’univesité de Lorraine.

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