Depuis la sortie du communisme dans les années 1990, les nouvelles monnaies ont eu une triple fonction dans les Balkans, et plus particulièrement dans l’espace yougoslave. Lorsqu’elles ont été adoptées, il s’agissait de les voir assurer en premier lieu une fonction économique. Mais les fonctions symboliques et politiques ne doivent pas être négligées.
Après la désintégration de la Yougoslavie, l’adoption de nouvelles monnaies a permis aux gouvernements qui se mettaient en place de mener une politique monétaire indépendante. Ainsi, en Croatie, le programme de stabilisation macroéconomique connu sous le nom de « plan Valentic »(1) a été lancé en 1993 avec une nouvelle monnaie, la kuna. Dès l’année suivante, la Croatie renouait avec une croissance modeste de 0,8 % et l’équilibre budgétaire était restauré. À la différence des autres États issus de l’ex-Yougoslavie, la Slovénie a opté pour une politique économique conforme aux recommandations du centre d’analyse prospective macroéconomique, l’IMAD(2), qui a conseillé dès 1991 une politique de stabilisation macroéconomique et un modèle de transition économique gradualiste. Une nouvelle monnaie, le tolar, a été introduite le 8 octobre 1991.
La mise en place de monnaies nouvelles dans ces États tout juste créés était alors perçue comme conférant une légitimité supplémentaire aux autorités issues des élections. Les premières élections libres de 1990 n’ont pas été organisées à l’échelle fédérale mais, à des dates différentes, dans chacune des républiques, renforçant ainsi la légitimité des élites républicaines et nationalistes ainsi que l’émergence d’un grand nombre de partis ethniques. Mais l’adoption de nouvelles monnaies avait aussi une dimension symbolique puisqu’elle devait permettre d’appuyer l’identité nationale de l’ethnie majoritaire dans un contexte de séparation et de démarcation avec les autres peuples de l’ex-Yougoslavie. Cette fonction s’est également inscrite dans une volonté de souligner une continuité historique. La kuna avait ainsi été utilisée au Moyen-âge et pendant la Seconde Guerre mondiale dans le cadre de l’État indépendant croate. Cette fonction symbolique rejoint le rôle politique puisqu’elle va alimenter les discours des partis politiques.
Par ailleurs, il est nécessaire de distinguer l’utilisation de l’euro comme monnaie nationale et l'adhésion formelle à la zone euro, cas où le pays devient membre de l'union monétaire européenne. Concernant les Balkans, il est donc nécessaire de faire une distinction entre les pays qui ont adopté l’euro sans pour autant faire partie de la zone euro et sans avoir suivi les étapes et les conditions nécessaires pour reprendre la monnaie commune comme monnaie nationale (le Monténégro et le Kosovo) et les pays qui font formellement partie de la zone euro et qui ont donc dû remplir les conditions requises (Slovénie, Croatie).
Monténégro et Kosovo : l’euroïsation sans les critères d’adhésion à la zone euro
Les conditions politiques et historiques qui ont mené à une utilisation de l’euro comme monnaie nationale sont spécifiques à ces deux États. L’hyperinflation caractéristique des années 1990 en Serbie et au Monténégro a conduit le gouvernement monténégrin, le 2 novembre 1999, à déclarer légaux dans le pays le dinar et le deutsche Mark (DM). Puis, début 2001, le deutsche Mark est devenu la monnaie officielle du pays, alors même que la Serbie et le Monténégro formaient un État commun. En 2002, la disparition du deutsche Mark liée au passage de l’Allemagne à l’euro a naturellement conduit le Monténégro à adopter lui aussi la nouvelle monnaie européenne.
Au Kosovo, durant de nombreuses années et jusqu’en 1999, beaucoup de transactions se sont faites en deutsche Marks, en dollars américains ou encore en francs suisses. Cela s’explique par la présence d’une importante diaspora albanaise du Kosovo en Allemagne, aux États-Unis et en Suisse. Après les bombardements de l’OTAN sur la Serbie et le Monténégro (qui ont pris fin en juin 1999), la MINUK (mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo) a décidé le 3 septembre 1999 que le deutsche Mark serait la devise principale, même si le dinar restait en circulation, principalement dans le nord du Kosovo. Comme au Monténégro, lorsque la monnaie allemande a laissé place à l’euro le 1er janvier 2002, le Kosovo a adopté l’euro. Récemment, au début de l’année 2024, les autorités albanaises de Pristina ont tenté d’interdire l’utilisation du dinar dans les parties serbes du nord du Kosovo et d’imposer l’euro, ce qui démontre une fois de place la dimension politique de la politique monétaire.
De facto donc, le Monténégro et le Kosovo ont « adopté » l’euro sans avoir à respecter les conditions pour être membres de la zone euro.
Slovénie et Croatie : l’élargissement de la zone euro
La Slovénie est le premier pays d’Europe de l’Est à avoir adopté l’euro, dès le 1er janvier 2007. Le tolar n’a donc eu qu’une éphémère vie de 15 ans. En effet, la Slovénie a réussi dès 2006 à remplir les conditions définies dans les critères de Maastricht pour devenir membre de l’Union monétaire(3). Depuis, le pays a connu une croissance régulière et poursuivi les réformes, avec une certaine lenteur. Ainsi, la privatisation du secteur bancaire n’a abouti qu’en juin 2019, soit 29 ans après le début de la transition.
La Croatie, elle, a adopté l’euro le 1er janvier 2023. Les bénéfices de cette transition sont multiples : d’abord, la Croatie pourra profiter de la puissance économique de l’UE et bénéficiera notamment d’une capacité élevée d’emprunt auprès de la Banque centrale européenne. Ensuite, la monnaie européenne devrait assurer une protection accrue du pays contre l’inflation et, ainsi, une meilleure stabilité, notamment en période de crise économique. Enfin, l’adoption de l’euro doit avoir des effets bénéfiques dans le secteur du tourisme, qui tient une place importante dans l’économie du pays. Cependant, des craintes de reprise de l’inflation sont apparues au sein de la population. Cela s’est vérifié en 2023, avec une inflation autour de 7 % au dernier trimestre, en baisse cependant par rapport au pic du début de l’année mais au-dessus des autres pays de la zone euro.
Bosnie-Herzégovine : du deutsche Mark au Mark convertible
En Bosnie-Herzégovine, en raison de l’hyperinflation qui touchait le dinar yougoslave, le deutsche Mark a été largement utilisé. Après les accords de Dayton signés en décembre 1995 et la mise en place de l’administration internationale de la Bosnie-Herzégovine d’après-guerre, et ce jusqu’au passage de l’Allemagne à l’euro, le pays a décidé de changer le nom de la monnaie et de mettre ainsi en place un Mark convertible (KM ou konvertibilna marka). Les premiers billets ont été imprimés en 1998. Après le passage de l’Allemagne à l’euro, la Bosnie-Herzégovine a conservé la Mark convertible comme monnaie.
Peut-on parler de currency board dans ce cas spécifique ? L’objectif d’une caisse d’émission est de trouver une solution pour compenser la perte de crédibilité de la monnaie ; techniquement, cette caisse est une autorité monétaire gérant un taux de change fixe avec une devise internationale (dans le cas des pays des Balkans, l’euro). Le « currency board »(4) en Bosnie-Herzégovine résulte donc de cette situation imposée par l’administration internationale du pays.
Serbie et Macédoine du Nord : deux cas à part ?
Après la chute de Slobodan Milosevic le 5 octobre 2000, la question de la politique monétaire de la Serbie est abordée par un groupe de 17 économistes opposants à l’ancien régime réunis dans le cadre du G17. La priorité est alors donnée, comme ailleurs, à la stabilisation macroéconomique et les réformes, notamment les privatisations, sont menées rapidement, alors même que la réforme des systèmes financiers n’était pas achevée. Depuis plus d’une décennie, la Serbie connaît une stabilité monétaire et une croissance soutenue. Sous l’effet de la guerre en Ukraine, la politique monétaire s’est durcie, afin de garantir la poursuite de la stabilité face aux risques inflationnistes. La politique monétaire menée avec le dinar serbe depuis plus de dix ans a permis de traverser la crise de 2008 et la période de la pandémie.
Après la proclamation de son indépendance le 20 novembre 1991, la Macédoine du Nord a instauré une monnaie nationale. Le dénar est ainsi introduit le 26 avril 1992. Assez rapidement, le gouvernement macédonien décide de mener une politique monétaire ayant pour objectif de lutter contre l’inflation et d’assurer la stabilité. Ainsi, le cours de la monnaie nationale est indexé sur celui du deutsche Mark. En mai 1993 est introduit le nouveau dénar. Puis, en 1998, le dénar est indexé sur l’euro.
À l’échelle de l’espace ex- (ou post-)yougoslave, l’adhésion de la Croatie à la zone euro en janvier 2023 (de même que celle à l’espace Schengen le même jour) représente l’aboutissement d’un processus d’intégration entamé il y a trois décennies et marquant désormais de nouvelles lignes de frontières.
Notes :
(1) Nikica Valentic (Premier ministre de Croatie de 1993 à 1995) a mis en place un programme de stabilisations macroéconomique en 1993.
(2) Institute for macroeconomic analysis and development.
(3) Nebojsa Vukadinovic, « Slovénie », in Tableau de bord des pays d’Europe centrale et orientale, Les études du CERI, 2007.
(4) Sabrina Silajdzic, « The currency board trap: the case of Bosnia and Herzegovina », International Journal of Applied Econometrics and Quantitative Studies, 2005, pp. 47-79.
* Nebojsa Vukadinovic est enseignant à Sciences Po Paris (campus de Dijon) et chercheur associé à l’IRM-CMRP.
Lien vers la version anglaise de l’article.
Pour citer cet article : Nebojsa VUKADINOVIC (2024), « L’élargissement de la zone euro dans les Balkans », Regard sur l'Est, 19 février.